EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mardi 2 juillet 2013, sous la présidence de M. Philippe Marini, président, la commission a entendu une communication de M. Francis Delattre, rapporteur spécial de la mission « Régimes sociaux et de retraites », sur le régime spécial de retraite et de sécurité sociale des marins ( ENIM ).

M . Philippe Marini, président . - Nous allons entendre une communication de Francis Delattre sur le régime spécial de retraite et de sécurité sociale des marins, qui fait référence à l'Etablissement national des invalides de la marine (ENIM).

M . Francis Delattre, rapporteur spécial . - Merci, Monsieur le Président. Comme vous le savez, je suis rapporteur spécial du compte d'affectation spéciale (CAS) « Pensions » et de la mission budgétaire « Régimes sociaux et de retraite ». Parmi les régimes spéciaux de retraite, ceux des transports terrestres, en particulier de la société nationale des chemins de fer (SNCF) et de la régie autonome des transports parisiens (RATP), sont souvent évoqués dans l'actualité. Le régime de retraite et sécurité sociale des marins est le régime spécial qui reçoit la troisième dotation de l'Etat la plus élevée.

Ce régime présente une double spécificité. D'une part, il ne s'agit pas d'un régime en extinction, contrairement au régime de retraite de la société d'exploitation industrielle des tabacs et des allumettes (SEITA). Le régime des marins est encore ouvert et dispose de ressources propres, provenant des cotisations salariales et des contributions employeurs. D'autre part, il reçoit une dotation de l'Etat, en raison de son déséquilibre démographique.

Une réforme importante a été conduite en 2010 : l'Etablissement national des invalides de la marine (ENIM), auparavant direction d'administration centrale, a été transformé en établissement public de plein exercice. Les fonctions de gestion des prestations et d'élaboration des textes législatifs et réglementaires relatifs au régime ont ainsi pu être séparées.

Avant de revenir sur ce point, je souhaiterais rappeler les principales caractéristiques du régime. Tout d'abord, le régime des marins est l'un des plus anciens régimes de protection sociale. Il trouve son origine dans l'institution par Colbert, en 1673, du fonds des invalides de la marine.

Aujourd'hui, le régime spécial des marins est un régime multirisques : il couvre toutes les assurances sociales, à l'exception des prestations familiales. L'assurance vieillesse est l'activité la plus importante en termes de montants de prestations servies : elle représente environ 1,2 milliard d'euros sur un budget total de 1,6 milliard, toutes assurances confondues. Elle est gérée par la caisse de retraite des marins (CRM), qui est intégrée à l'ENIM. Par ailleurs, l'ENIM a développé une action sanitaire et sociale spécifique et reçoit pour ces dépenses une subvention de 6 milliards d'euros de l'Etat.

Qui sont les affiliés à ce régime ? Il s'agit de l'ensemble des « gens de mer », c'est à dire les professionnels des secteurs maritimes : la pêche, les cultures marines, le commerce ainsi que la plaisance professionnelle. Sur les quelques 30 000 affiliés à l'ENIM, on compte environ 55 % de marins des secteurs de la pêche et des cultures marines et 45 % d'affiliés issus du commerce et de la plaisance professionnelle.

Les conditions de travail peuvent varier fortement d'un secteur à l'autre. La pénibilité est particulièrement importante dans les métiers de la pêche. Il s'agit, de plus, du secteur le plus accidentogène en France, devant le bâtiment et les travaux publics.

Enfin, le régime spécial est qualifié de « régime de passage ». Cela signifie que peu de personnes sont affiliées à l'ENIM durant toute leur carrière. Fin décembre 2012, la part de polypensionnés s'élevait ainsi à 80 % des pensionnés de droits directs.

J'en viens maintenant à un point important : la situation démographique du régime de retraite. Celui-ci compte un peu moins de 30 000 cotisants, pour environ 117 000 bénéficiaires. Le ratio cotisants / retraités est donc particulièrement faible, avec 0,25 cotisant pour un retraité. A titre de comparaison, ce ratio est de 1,39 pour le régime général, 0,68 pour la SNCF et 0,95 pour la RATP.

M . Philippe Marini, président . - Il s'agit donc du plus mauvais taux de couverture des régimes spéciaux ?

M . Francis Delattre, rapporteur spécial . - Oui, il s'agit du taux de couverture le plus faible parmi les régimes spéciaux ouverts, qu'il convient de distinguer des régimes des mines ou de la SEITA, qui sont en extinction.

Le ratio entre le nombre de cotisants et le nombre de retraités n'a cessé de se dégrader en raison de la forte baisse des effectifs de marins. Ce recul de l'emploi maritime en France s'explique en partie par l'apparition de pavillons de complaisance. Les armateurs utilisant ces pavillons préfèrent alors recourir à des assurances privées, d'autant plus que les formalités d'immatriculation et d'affiliation prennent souvent entre un et deux mois.

Le déficit démographique explique le versement par l'Etat d'une subvention au régime de retraite des marins, afin d'assurer son équilibre. Pour l'année 2013, l'Etat verse une subvention de 834 millions d'euros à l'ENIM, qui sert à financer les pensions de retraite des marins. En outre, une subvention de 6 millions d'euros est versée au titre de l'action sanitaire et sociale de l'établissement. La dotation de l'Etat à l'ENIM représente donc plus de la moitié des ressources de l'établissement, toutes prestations confondues. A cette subvention totale de 840 millions d'euros de l'Etat s'ajoutent 169 millions d'euros versés au titre du mécanisme de transfert de compensation démographique entre régimes. Afin de financer les prestations maladie, l'ENIM reçoit en outre une subvention de 284 millions d'euros de la caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés. Comme vous pouvez le constater, le régime se trouve sous perfusion massive de l'Etat et des autres régimes.

Au final, les contributions patronales et les cotisations salariales ne représentent que 10 % des ressources de l'ENIM, toutes prestations confondues. Il faut également souligner que l'Etat prend en charge, à hauteur de 69 millions d'euros, les exonérations de charges sociales dont bénéficient les secteurs maritimes, notamment celui de la pêche, qui constitue un secteur en difficulté.

Je souhaiterais maintenant aborder le bilan de la réforme de l'ENIM. Comme je l'ai indiqué précédemment, une réforme importante a eu lieu en 2010. L'ENIM, qui était jusqu'ici une direction d'administration centrale, a été transformé en établissement public administratif. Ceci est une bonne solution pour séparer les tâches de gestion et de réglementation du régime.

S'agissant des effectifs de l'établissement - question à laquelle je suis toujours attentif - leur évolution est maîtrisée. A l'occasion du déménagement du siège de l'établissement à La Rochelle, les 110 fonctionnaires travaillant dans les locaux parisiens de l'ENIM, ont été pour la plupart reclassés dans d'autres directions du ministère de l'écologie. Un recrutement important de personnels sur place a donc été nécessaire, dont certains sont issus de caisses primaires d'assurance maladie. Malgré tout, le nombre d'équivalents temps plein travaillés (ETPT) de l'ENIM est en baisse : entre 2010 et 2012, 34 ETPT ont été supprimés, sur un total de 425 agents en 2012. Cette baisse a notamment été rendue possible par la fermeture du centre de prestations de Bordeaux. Le recrutement de personnel extérieur, à l'occasion de la réforme de l'établissement, a été particulièrement bénéfique et a participé à la modernisation de ce système vieillissant.

L'une des conséquences de la transformation de l'ENIM en opérateur de l'Etat est la signature d'une convention d'objectifs et de gestion (COG) avec les trois directions de tutelle (affaires maritimes, budget et sécurité sociale). Couvrant la période 2013 à 2015, elle s'articule autour de trois axes : l'amélioration du service rendu à l'assuré, le développement de partenariats avec d'autres acteurs du secteur social et la mise en oeuvre des politiques générales de l'Etat, telles que la lutte contre la fraude ou la réduction des dépenses de fonctionnement.

Lors de mes travaux, j'ai toutefois relevé deux points problématiques dans la gestion du régime. Le premier concerne le partage des tâches entre l'ENIM et les services déconcentrés de l'Etat. En vertu d'une convention, les directions départementales des territoires et de la mer effectuent un certain nombre de missions importantes pour le compte de l'ENIM : instruction des demandes d'affiliation des marins, enregistrement des entreprises d'armement, constitution des dossiers de demande d'aide sociale ou encore préparation des dossiers de pension d'invalidité. De facto , les services des affaires maritimes demeurent le lieu principal d'information et de contact pour les marins et les armateurs en matière de protection sociale. Or, lors de mon déplacement à Saint-Malo, j'ai pu constater que les agents sur place ne peuvent pas toujours répondre aux demandes d'information qui leur sont faites. C'est un vrai problème pour l'ensemble du système. Il s'agit certainement de l'une des raisons pour lesquelles le régime ne parvient pas à attirer certains nouveaux professionnels. Il conviendrait d'avoir un référent sérieux dans les principaux ports.

Le second domaine où des difficultés persistent est la coopération avec les autres organismes de protection sociale. La mise en oeuvre de l'adossement informatique à la caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) a apporté quelques améliorations, mais la coopération avec les autres régimes spéciaux, notamment pour mutualiser certains outils, est encore insuffisante. Ceci étant, je note la volonté du nouveau directeur de l'ENIM d'avancer dans ce sens. Un véritable travail de fond est mené pour moderniser la gestion du régime mais, malheureusement, certaines structures sont un peu dépassées.

Le régime est resté à l'écart des principales réformes des retraites, dont la réforme des régimes spéciaux de 2008. A première vue, les règles du régime apparaissent favorables. L'âge légal de départ à la retraite pour les marins est fixé à cinquante-cinq ans, avec une possibilité de départ anticipé à cinquante ans. Il n'existe pas de mécanisme de décote en cas de durée de cotisation insuffisante et la pension est calculée sur les trois dernières années de service, contre les vingt-cinq années les plus avantageuses dans le régime général. Malgré ces conditions plus avantageuses que le droit commun, le régime de retraite des marins apparaît peu attractif. Ceci est principalement dû à sa très grande complexité et à la rigidité d'un certain nombre de règles.

Tout d'abord, il existe plus d'une trentaine de taux de contributions patronales et de cotisations salariales différents. Ces derniers varient notamment en fonction du secteur maritime, du poste occupé par le salarié ou de la taille du navire. Ensuite, le calcul des pensions, des contributions des armateurs et des cotisations salariales s'effectue sur la base d'une grille de salaires forfaitaires, organisée en vingt catégories. Enfin, différents dispositifs d'allègement et d'exonération de charges sociales se sont empilés au fil des années. La multiplication des « niches sociales » tend à fragiliser le régime, qui souffre déjà d'un déficit structurel important. Le système est donc peu lisible à la fois pour les employeurs, les usagers et les services chargés de la gestion du régime. Lors des auditions, j'ai constaté qu'il y a unanimité pour considérer le régime de retraite des marins comme le plus complexe des régimes spéciaux. Il convient donc de profiter de la prochaine réforme des retraites pour poursuivre la modernisation et la simplification de ce régime spécial.

Ainsi, je m'essaie là à quelques audaces en formulant dix recommandations. En premier lieu, il convient de remettre à plat le partage des tâches entre l'ENIM et les services déconcentrés de l'Etat.

M . Philippe Marini, président . - Il s'agit de donner plus ou moins de missions aux services déconcentrés ?

M . Francis Delattre, rapporteur spécial . - Il s'agit de transférer davantage de tâches à l'ENIM, afin qu'il ait la responsabilité pleine et entière du régime. Par ailleurs, il conviendrait d'avoir des renforts dans les services de l'Etat des principales villes maritimes, afin de disposer de référents compétents et en capacité de réagir face aux demandes des armateurs.

S'agissant des règles applicables au régime, comme je l'ai indiqué précédemment, une simplification est nécessaire. Celle-ci pourrait passer par la réduction du nombre de catégories des grilles de salaires forfaitaires et par la rationalisation des dispositifs d'exonération, qui se sont ajoutés au fil des crises.

Enfin, lors du contrôle mon attention a été attirée sur le cas des femmes marins enceintes. Le droit du travail maritime prévoit en effet que les femmes marins ne peuvent travailler dès que la grossesse est constatée. Leur contrat de travail est alors suspendu et elles se trouvent privées de revenus jusqu'au versement des indemnités journalières maternité - qui ne sont servies que six semaines avant l'accouchement. Le fonds d'action sanitaire et sociale de l'ENIM a mis en place une indemnité pour combler cette période sans rémunération. Toutefois, ce problème pourrait être réglé de façon plus satisfaisante en rendant applicable l'obligation de reclassement des femmes marins enceintes sur un emploi à terre.

Enfin, la grande variété des conditions de travail selon les secteurs et les professions, et leur évolution grâce aux progrès technologiques, m'amènent à penser que le départ à la retraite à 55 ans n'est pas toujours justifié. Une analyse de la pénibilité par secteur pourrait permettre de mettre en place une modulation de l'âge de départ à la retraite selon le critère de pénibilité.

En conclusion, ces travaux ont permis de constater que le bilan de la réforme de l'ENIM est globalement satisfaisant. Les principales difficultés sont liées aux règles du régime lui-même, qui sont complexes et rigides. Je propose que dans le cadre d'un prochain débat sur les régimes spéciaux, la question du régime des marins soit également traitée.

M . Philippe Marini, président . - Cher collègue, je vous remercie donc pour cette approche à la fois précise et équitable.

M . François Trucy . - C'est Kafka, ce régime ! Ma première question est la suivante : y a-t-il beaucoup de régimes spéciaux qui sont aussi déséquilibrés ? Ma seconde question concerne la position de la Commission européenne sur ces régimes spéciaux subventionnés par l'Etat. S'est-elle manifestée sur ce sujet, alors qu'elle est souvent très sourcilleuse sur les aides d'Etat ?

Je partage l'opinion du rapporteur spécial sur l'appréciation de la pénibilité. Entre la bête humaine sur les trains d'autrefois et le conducteur de train à grande vitesse (TGV) d'aujourd'hui, je pense qu'il y a une grosse différence. La situation est la même chez les marins, le rapporteur spécial a eu raison de la souligner. Les marins qui sont dans de gros bâtiments ultra-perfectionnés ont une vie tout à fait différente de celle qu'avaient auparavant les marins de la marine à voile. Si nous ne sommes pas rigoureux sur cette question, nous ne parviendrons plus à gérer ces régimes de retraite, qu'ils soient spéciaux ou non.

M . Jean Germain . - J'ai trouvé que ce sujet était traité par le rapporteur spécial de façon humaine et compréhensive. Je pense, tout de même, que le travail en mer est toujours difficile, que l'on soit sur un bateau de pêche ou sur un pétrolier.

Concernant la situation démographique du régime, on constate en effet une diminution de la flotte française d'année en année. Ceci est assez incompréhensible, compte tenu de la position géographique de la France. Cette situation démographique dégradée est notamment due, Francis Delattre l'a souligné, à la concurrence des pavillons de complaisance. Sur ces navires, de nombreux équipages sont presque entièrement composés de marins étrangers.

Pour revenir à la pénibilité, je pense qu'il convient de protéger le statut des marins pêcheurs. Ceci est important, à la fois pour conserver ce métier mais aussi pour protéger la ressource halieutique. Car les petits bateaux, notamment en Bretagne ou sur la côté du Pas-de-Calais, pêchent en moins grandes quantités et exercent dans des conditions particulièrement pénibles.

M . Francis Delattre, rapporteur spécial . - Je suis d'accord sur le fait qu'il convient de cibler les métiers les plus pénibles.

S'agissant de la composition des équipages, il y a en général un grand nombre de marins étrangers mais souvent l'encadrement demeure français. Nous avons toujours une bonne école d'officiers.

Lorsque j'ai commencé à travailler sur ce rapport, il se trouve que le plus grand paquebot d'Europe, accueillant près de 1 400 membres d'équipages, est parti de Saint Nazaire. J'ai tenté de me renseigner pour savoir combien d'entre eux étaient affiliés à l'ENIM. En réalité, il semble y en avoir moins de 200, ce qui correspond au personnel d'encadrement. Dans le secteur de la plaisance en général, on trouve très peu d'affiliés à l'ENIM.

M . Philippe Marini, président . - Peut-on comparer les garanties offertes par l'ENIM et les assurances privées ? Ceci serait intéressant.

M. Francis Delattre, rapporteur spécial . - C'est difficile. Et dans la plupart des cas, les marins étrangers n'ont pas le choix ; l'armateur décide. Il conviendrait d'être plus « agressif » commercialement, dans les ports de taille importante. Mais les services déconcentrés des affaires maritimes sont maintenant réduits à la portion congrue.

M . Philippe Marini, président . - La proposition du rapporteur serait donc que l'ENIM s'implique davantage, ce qui irait dans le sens d'une responsabilisation plus grande.

M . Francis Delattre, rapporteur spécial . - Tout à fait. L'ENIM devrait s'impliquer davantage, commercialement, afin de gagner de nouveaux affiliés.

A l'issue de ce débat, la commission a donné acte de sa communication à M. Francis Delattre, rapporteur spécial, et en a autorisé la publication sous la forme d'un rapport d'information .

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