C. TERRORISME, TRAFICS ET PIRATERIE, TROIS MENACES LIÉES À DIMENSION RÉGIONALE

1. L'explosion des trafics élève mécaniquement le niveau de violence dans toute la région
a) L'arrivée de la cocaïne dans les années 2000, un choc pour le Sahel

Les terribles effets de l'arrivée du transit de la cocaïne, dans les années 2000, au Sahel, ont déjà été largement décrits dans le précédent rapport « Mali : comment gagner la paix ? ».

En provenance d'Amérique du Sud et à destination principalement de l'Europe, une partie de la cocaïne transite par l'Afrique de l'Ouest depuis le début des années 2000, traçant une nouvelle « route de la drogue » des côtes Ouest africaines à l'Europe.

Carte n° 6 : Le flux de cocaïne de l'Amérique du Sud vers le marché européen via l'Afrique de l'Ouest

Source : UNODC, février 2013

Les zones de départ sont en évolution constante : Colombie à l'origine, puis Venezuela, Bolivie et Pérou. Le Brésil apparait de plus en plus comme une zone de transit et une plaque tournante. Les zones d'arrivée se diversifient elles aussi et se déplacent vers l'Est du Golfe de Guinée, au Ghana, au Togo, au Bénin et au Nigéria. De même les modes de transport et les quantités transportées sont en évolution rapide. Les anciennes grosses cargaisons transportées par voies maritimes commerciales laissent la place à de petites quantités à bord de vecteurs multiples, aussi bien maritimes qu'aériens. Ces évolutions permanentes montrent la capacité de réaction et les moyens financiers considérables à disposition des trafiquants. Les conséquences de ce trafic sont le développement de groupes plus ou moins mafieux qui gangrènent les États : gouvernements, appareils sécuritaires, administrations, populations, sont inévitablement touchés.

Les montants restent impressionnants : au niveau global, d'après l'ONUDC 100 ( * ) , jusqu'à 50 tonnes de cocaïne en provenance des pays andins ont pu transiter chaque année par l'Afrique de l'Ouest vers l'Europe (18 tonnes en 2012), avec à la clé des revenus se chiffrant en milliards de dollars (1,5 milliard de dollars en 2012) . L'essentiel de la cocaïne passe par la Guinée-Bissau et le Ghana.

Comme le déplore l'ONUDC, ces chiffres sont naturellement sans aucune mesure avec les moyens que les États de ces régions peuvent consacrer à leur sécurité.

Le rapport de l'ONUDC souligne toutefois que la cocaïne n'est pas la seule drogue à transiter par la région. Ses auteurs s'inquiètent de l'émergence de la production de méthamphétamine au Nigeria , où deux laboratoires ont été repérés en 2011 et 2012.

L'arrivée de la cocaïne a constitué un véritable choc pour les économies sahéliennes, tant les revenus procurés sont supérieurs à ceux tirés des trafics « traditionnels » dans la région -y compris celui du cannabis-.

Les effets sur la jeunesse désoeuvrée du Nord Mali des nouvelles « activités » liées au transit de la drogue sont dévastateurs. Certains témoignages donnent une idée des revenus générés par le transport de cocaïne : d'après certains, là où le trafic de cigarettes rapportait 100 000 Francs CFA par convoi à un jeune de Tombouctou 101 ( * ) , la cocaïne lui en rapportait 10 fois plus (un million). Pour convoyer un véhicule plein de cocaïne à travers le Sahara, chaque voiture recevait 18 millions de francs CFA, trois personnes touchant une « prime » (le chauffeur, le garde et le convoyeur), et le chef de l'expédition empochant le reste (et la voiture).

Suggestion : La France pourrait être à l'origine de l'organisation d'un événement de haut niveau international , sous la forme d'un forum africain (symétrique du dialogue de Shangi-La pour l'Asie), sur la lutte contre cette ''route de la drogue'' en Afrique de l'Ouest et au Sahel . L'idée est d'enclencher la mobilisation de la communauté internationale et de proposer des mesures concrètes pour endiguer ce phénomène endémique, associant notamment des États riverains des deux côtés de l'Atlantique .

b) Les trafics de cannabis, d'armes et de migrants conservent leur potentiel déstabilisateur

Le Sahel demeure un vaste espace de transit pour les trafics plus « classiques » que sont le cannabis, les armes ou les migrants.

Carte n° 7 : Les principales routes africaines du haschich marocain

Source : Julien Simon, « Le Sahel comme espace de transit des stupéfiants. Acteurs et conséquences politiques », Hérodote, 2011/3 n° 142, p. 125-142 .

La production mondiale annuelle de résine de cannabis varie, selon les différentes méthodes d'évaluation, entre 2 200 et 9 900 tonnes par an 102 ( * ) , dont près du quart est produit au Maroc qui resterait, malgré une production en forte diminution (lié notamment au combat mené par les autorités contre ce fléau, qui a conduit à une diminution des surfaces cultivées), le premier producteur mondial.

Aux routes d'acheminement traditionnelles vers l'Europe (Espagne ou Algérie), une route saharo-sahélienne est montée en puissance depuis le début des années 2000, décrite en ces termes par les études sur le sujet : « La marchandise part du nord du Maroc vers le nord de la Mauritanie (elle passe à l'est du Maroc). Au nord de la Mauritanie, dans la région du Tiris Zemmour, cette route bifurque assez rapidement vers le nord du Mali qu'elle traverse avant de continuer au Nord Niger. À peu près au niveau d'Agadez, une première route part vers le nord, vers la Libye puis les Balkans avant de se répandre dans toute l'Europe (il y a également une branche Libye-Égypte-Proche-Orient). La seconde route continue vers l'est traversant le Tchad, le Soudan et la mer Rouge pour aller vers le marché du Golfe et du Moyen-Orient. »

La circulation d'armes , élevée, est à la fois une conséquence et un facteur de développement des trafics.

La dissémination progressive de l'impressionnant arsenal libyen a fait du nord du Niger un épicentre du trafic d'armes (à destination d'Agadez, qualifiée par l'ONUDC de « plaque tournante régionale de la vente d'armes ») et du sud de l'Algérie (en transit vers le Niger et le nord du Mali). Le Président du Niger, Mahamadou ISSOUFOU, a déclaré que des armes libyennes « sont disséminées dans la région tout entière 103 ( * ) ».

Signalons toutefois que la première origine des armes en circulation au Sahel sont les anciens conflits survenus dans la région. Les « cessions » par des forces de sécurité figurent aussi en bonne place parmi les origines de ces trafics. À cet égard, rappelons que, contre toute attente, ce sont les anciennes armes de l'armée malienne que les soldats de la force Serval ont retrouvées en plus grand nombre dans les arsenaux des forces terroristes au Nord Mali, et non pas les armes libyennes.

Les types d'armes en circulation en Afrique de l'Ouest

Le marché est dominé par des armements issus du Pacte de Varsovie. Pour des raisons telles que la formation, les pièces détachées, les munitions et l'habitude, ces armes restent privilégiées, même vingt ans après la fin de la Guerre froide.

Il s'ensuit que la plupart des fusils d'assaut découverts sont des Kalachnikov. À l'heure actuelle cependant, les armes nouvelles sont majoritairement de fabrication chinoise (Norinco Type 56). De même, les mitrailleuses légères que l'on trouve aujourd'hui sont le plus souvent du type PK, telles que la Norinco Type 80. Compte tenu de ces préférences, les munitions repérées sont pour la plupart de calibre 7,62 x 39 mm (pour les fusils d'assaut de type Kalachnikov) ou 7,62 x 54R mm (pour les mitrailleuses polyvalentes de type PK), ainsi que des munitions pour mitrailleuses lourdes datant du Pacte de Varsovie. Pour l'essentiel, ces munitions viennent d'Iran, du Soudan ou de la Chine.

Source : rapport 2013 de l'UNODC

Carte n° 8 : Saisies d'armes illicites et direction du trafic en Afrique de l'Ouest (2008-2011)

Source : rapport 2013, UNODC

La route du trafic des migrants vers l'Europe s'est quant à elle déplacée vers le Sud et l'Est avec le durcissement des contrôles le long des différentes routes espagnoles (Canaries, Ceuta y Melilla). En une décennie, ces routes se sont déplacées de la côte Atlantique vers d'autres points de départ dans toute la Méditerranée , impliquant bien souvent, pour les sub-sahariens, une traversée saharienne.

« Les migrants clandestins (...) se regroupent généralement dans les villes de Gao (Mali) et d'Agadez (Niger), situées aux portes du désert, qui sont depuis des siècles les principaux points d'entrée au Sahara. Ils passent le plus souvent par Tamanrasset pour gagner le détroit de Gibraltar, et par Sebha et Dirkou pour atteindre la côte libyenne. La route entre Agadez et Dirkou est très périlleuse. Pour parvenir jusqu'en Grèce, les migrants transitent par le nord-est du Nigéria et le Tchad avant de s'embarquer en Égypte, passant ensuite par la Turquie par voie terrestre ou rejoignant directement la Grèce par voie maritime », détaille l'ONUDC.

Carte n° 9 : Principales routes subsahariennes de migration vers l'Europe

Source : rapport 2013, UNODC

2. La montée de la criminalité dans le golfe de Guinée entrave la « maritimisation » de l'Afrique de l'Ouest

La mondialisation s'est en fait traduite par une « maritimisation » de l'économie. Aujourd'hui, les flux maritimes sont vitaux pour l'approvisionnement de nos économies.

C'est pourquoi le développement, dans le Golfe de Guinée , de la piraterie -qu'on a su endiguer au large des côtes somaliennes, notamment avec l'opération européenne ATALANTA- est un problème particulièrement épineux 104 ( * ) .

En l'espace d'une décennie, le golfe de Guinée est devenu l'une des zones maritimes les plus dangereuses du monde. La région du delta du Niger, au Nigéria , était l'épicentre initial de cette criminalité, mais la faiblesse des politiques maritimes de sécurité ont permis aux réseaux criminels de diversifier leurs activités et de s'étendre peu à peu au-delà du périmètre des côtes nigérianes et en haute mer.

« La criminalité ne vise plus le seul secteur pétrolier, elle est devenue un phénomène diversifié incluant la piraterie maritime et des raids de plus en plus audacieux et perfectionnés menés depuis la mer. Par effet d'imitation ou mettant à profit certaines conjonctures sociopolitiques troublées, des groupes criminels se sont manifestés sur les côtes camerounaises, en Guinée équatoriale, au large de São Tomé-et-Principe, du Bénin et du Togo », constate une étude 105 ( * ) récente.

Si ce phénomène ne concerne qu'indirectement certains pays du Sahel (le Golfe de Guinée étant le débouché maritime pour leurs exportations), il est crucial pour les pays développés qui dépendent de cette région d'Afrique pour les minerais : principalement le fer, la bauxite, le manganèse et l'uranium.

Près d'une dizaine de ports minéraliers sont en projet ou en construction dans le golfe de Guinée, et devraient être mis en service d'ici à 2020. Le golfe de Guinée fournit 6 % de la production mondiale de pétrole. 12 à 16 % du pétrole importé en France en provient. L'essentiel de la production est offshore , et devrait doubler d'ici à 2020.

La sidérurgie européenne, à l'horizon 2020, devrait être dépendante du fer et du manganèse qui y transitent. L'uranium que la France utilise à des fins civiles et militaires y transite. Les États-Unis importent 20% de leur pétrole depuis l'Afrique, et absorbent notamment 40% de la production du Nigéria.

Les chiffres sont les mêmes pour les productions agricoles : ainsi la Côte d'Ivoire, premier producteur mondial de cacao, exporte sa production par la voie maritime.

L'augmentation du niveau de violence est sensible dans cette zone où les communautés françaises sont nombreuses (18 000 compatriotes sont immatriculés au Sénégal, 14 000 en Côte d'Ivoire, 11 000 au Gabon).

Au total 80 000 ressortissants français sont riverains du golfe de Guinée.

Avec un bâtiment déployé en permanence , l'opération CORYMBE de la Marine nationale contribue à contenir le développement de la criminalité.

Mais la hausse des menaces est spectaculaire :

- La faiblesse de certains États, comme la Guinée Bissau, a été relevée par de très nombreux intervenants entendus par vos rapporteurs ;

- La présence de ressources pétrolières réveille certains contentieux , notamment territoriaux ;

- La pêche illicite est pratiquée à grande échelle, parfois avec des licences falsifiées, ou des pêches hors zones et hors quotas, ce qui accroit la pression alimentaire sur les populations locales et « pousse » les pêcheurs locaux vers les activités illégales ;

- Les trafics multiples concernent tant les armes que les migrants ou les stupéfiants ;

- Enfin, la piraterie est endémique : on estime à 13 le nombre d'attaques chaque mois, essentiellement au large du Nigéria, mais pas seulement.

Trois types d'actions sont observés : siphonage de produits pétroliers raffinés, vol ou prise d'otages, surtout au large du Nigéria .

Les enlèvements ont concerné 195 personnes en 2012 (et 30 ont été tuées).

Vos rapporteurs considèrent que notre dispositif est, malgré la coopération avec les Britanniques sur ce sujet, trop « juste » face à l'immensité de la zone, à l'ampleur des sujets, et à la lenteur de la montée en puissance des moyens de surveillance maritime des États riverains, malgré une prise de conscience de certains d'entre eux. Il est ensuite partiellement « aveugle » : malgré le partage d'information satellitaire (notamment avec les États Unis) et la construction d'une chaîne sémaphorique, de nombreuses zones restent à l'ombre des systèmes de surveillance.

Il sera, enfin, il faut le redouter, probablement affecté par les réductions d'activité qui seront imposées aux bâtiments de la Marine nationale dans le cadre de la future loi de programmation militaire.

Faut-il, alors, étudier l'idée d'une opération européenne qui soit le pendant occidental de l'opération au large de la Somalie ? La coopération européenne (essentiellement franco-britannique aujourd'hui) se fait dans un cadre bilatéral et informel. La question de son européanisation mérite d'être posée, s'agissant d'une des principales routes d'approvisionnement stratégique de l'ensemble de l'économie européenne.

Recommandation : Symétrique d'Atalanta, il faut réfléchir à une opération européenne de lutte contre la piraterie dans le Golfe de Guinée.

Trafics, terrorisme, piraterie : ces menaces s'interpénètrent et se confortent mutuellement. Vos rapporteurs en sont convaincus : sans une action résolue pour lutter contre tous les trafics qui déstabilisent la région sahélienne, à terme, c'est toute l'Afrique de l'Ouest qui serait menacée.

Carte n° 10 : Trafics de drogue, d'armes et piraterie au Sahel et en Afrique de l'Ouest

Source : EMA


* 100 Source : ONUDC : Criminalité transnationale organisée en Afrique de l'Ouest, février 2013

* 101 Source : The Guardian, http://www.guardian.co.uk/world/2013/may/02/cocaine-flows-through-sahara-al-qaida

* 102 Source : ONUDC, cité par Julien Simon, « Le Sahel comme espace de transit des stupéfiants. Acteurs et conséquences politiques », Hérodote, 2011/3 n° 142, p. 125-142 .

* 103 Propos rapportés par le Wall Street Journal, 2011

* 104 Les chiffres cités dans ce paragraphe proviennent d'un entretien avec l'amiral Labonne, préfet maritime de la région Ouest, ainsi que du rapport de International Crisis Group, « Le Golfe de Guinée : la nouvelle zone à hauts risques », décembre 2012

* 105 International crisis group, Ibid

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