C. UNE RÉALITÉ AU CoeUR D'UN DÉBAT PHILOSOPHIQUE ET POLITIQUE

1. Une position officielle de la France qui ne devrait souffrir d'aucune ambiguïté
a) De l'abolition du réglementarisme à un objectif d'abolition de la prostitution

Historiquement, le terme abolitionnisme renvoie à la volonté d'abolir le régime réglementariste préexistant. Il s'agit de supprimer toute forme d'intervention de la puissance publique visant à encadrer l'exercice de la prostitution .

Les bases du système réglementariste ont été posées en France sous le Consulat avant d'être reprises dans plusieurs pays européens sous le nom de « French system » 19 ( * ) . Ainsi que le souligne Alain Corbin, cette politique trouvait sa source dans la théorie du mal nécessaire dont les fondements apparaissent dans la pensée de Saint Augustin : « les prostituées sont méprisables, pensait le Père de l'Eglise à la fin du IV e siècle ap. J-C, mais supprimez-les, et les passions bouleverseront le monde. Les auteurs des règlements s'inspirent de cette réflexion d'ordre moral. Ils y ajoutent la menace sanitaire » 20 ( * ) .

Tout en étant condamnées par la morale, les personnes prostituées voient donc leur activité encadrée afin que soit préservé l'ordre public et contenu tout risque sanitaire. Au fichage des personnes prostituées, rendu obligatoire en 1796, s'ajoutent ainsi des examens sanitaires réguliers. Pour être mieux contrôlée, la prostitution doit également être davantage connue. Le médecin hygiéniste Alexandre Parent-Duchâtelet entreprend ainsi de 1827 à 1836 une étude de la prostitution à Paris qui devient l'une des références du réglementarisme.

Ces mesures n'empêchent cependant pas le développement d'une prostitution visible qui s'exerce en dehors des maisons de tolérance ni celui des maladies vénériennes telles que la syphilis.

Dans la deuxième moitié du XIX e siècle, le mouvement abolitionniste se développe à l'initiative de militantes féministes telles que Joséphine Butler en Angleterre , qui parvient à faire annuler en 1886 les lois réglementaristes adoptées par son pays vingt ans plus tôt.

En France, le combat contre le réglementarisme et certains agissements de la police des moeurs est notamment mené par le journaliste Yves Guyot. Condamnant l'indulgence dont bénéficient les clients ainsi que la stigmatisation dont sont victimes les prostituées, il s'interroge dans l'un de ses ouvrages : « si la prostitution est nécessaire, pourquoi les bons citoyens, les grands, les riches, les préfets de police, les sénateurs ne contribuent-ils pas à ce sacrifice indispensable, en conduisant leurs filles, leurs soeurs dans des maisons de tolérance ? » 21 ( * ) .

Dès cette époque, des débats se font jour au sein du mouvement abolitionniste sur l'existence d'une prostitution qui pourrait être considérée comme exercée sans contrainte et justifiée par le principe de libre disposition du corps humain. Dans le même temps, la lutte contre les réseaux de proxénétisme, dont les adversaires du réglementarisme estiment qu'ils ont été favorisés par l'existence des maisons de tolérance, devient pour ces personnes une priorité.

Le 13 avril 1946, la France franchit une première étape vers le passage à un régime abolitionniste en adoptant la loi dite « Marthe Richard» 22 ( * ) , du nom d'une conseillère municipale de Paris, ancienne prostituée, ayant lutté pour obtenir la fermeture des maisons closes dans la capitale. Le texte étend cette fermeture à l'ensemble du territoire, à l'exception des colonies.

La position abolitionniste de la France est ensuite confirmée en 1960 lorsqu'elle ratifie la Convention de l'ONU du 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui.

Le Préambule de la convention établit clairement le lien entre prostitution et traite des êtres humains et la définit comme contraire à la dignité humaine : « la prostitution et le mal qui l'accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l'individu, de la famille et de la communauté ».

Les premiers articles condamnent le proxénétisme tandis que l'article 6 engage expressément les Etats parties à abolir toute mesure visant à réglementer la prostitution : « chacune des Parties à la présente Convention convient de prendre toutes les mesures nécessaires pour abroger ou abolir toute loi, tout règlement et toute pratique administrative selon lesquels les personnes qui se livrent ou sont soupçonnées de se livrer à la prostitution doivent se faire inscrire sur des registres spéciaux, posséder des papiers spéciaux, ou se conformer à des conditions exceptionnelles de surveillance ou de déclaration » .

Deux ordonnances tirent les conclusions de cette ratification 23 ( * ) . Elles ont pour objet d'affirmer la position abolitionniste de la France tout en prévoyant des mesures d'accompagnement social des personnes prostituées.

Le premier texte renforce les dispositions applicables à la lutte contre le proxénétisme, notamment en élargissant la définition de celui-ci au proxénétisme hôtelier.

Le second contient deux dispositions importantes. D'une part, il supprime le fichage sanitaire et social des personnes prostituées qui avait été maintenu en 1946. D'autre part, il crée dans chaque département un service de prévention et de réinsertion sociale (SPRS) chargé de « rechercher et d'accueillir les personnes en danger de prostitution et de leur fournir l'assistance dont elles peuvent avoir besoin » ainsi que « d'exercer toute action médico-sociale en faveur des personnes qui se livrent à la prostitution » .

Le cadre international et européen
de la lutte contre la traite des êtres humains


Les conventions internationales ratifiées par la France

1960 : ratification de la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui, du 2 décembre 1949.

1983 : Convention des Nations unies sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l'égard des femmes (Cedaw) du 18 décembre 1979. Elle rappelle l'engagement des Etats à « supprimer, sous toutes leurs formes, le trafic des femmes et l'exploitation de la prostitution des femmes ».

2002 : Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, dit « Protocole de Palerme », du 15 novembre 2000. Premier instrument universel portant sur tous ses aspects, il oblige les Etats Parties à prévoir dans leur droit pénal l'incrimination de la traite des personnes, dont il donne une définition large et non limitative. La définition de la traite est assortie d'une disposition qui affirme le caractère inopérant du consentement de la victime de la traite à l'exploitation elle-même.

2008 : Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, dite « Convention de Varsovie », du 16 mai 2005. Applicable à toutes les formes de traite, le texte met l'accent sur la protection des victimes et sur la sauvegarde de leurs droits. Il contient également des dispositions relatives à la prévention de la traite et à la répression des trafiquants. Son entrée en vigueur, le 1 er février 2008, a déclenché la mise en place du groupe d'experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (Greta), chargé d'assurer le suivi de l'application de la convention.


Le cadre européen

Décision cadre 2002-629-JAI du Conseil du 19 juillet 2002 relative à la lutte contre la traite des êtres humains.

Plan de l'Union européenne concernant les meilleures pratiques, normes et procédures pour prévenir et combattre la traite des êtres humains (2005-C 311-01).

Directive 2004-81-CE du Conseil du 29 avril 2004 relative au titre de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou qui ont fait l'objet d'une aide à l'immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes.

Directive 2011-36-UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes, et remplaçant la décision-cadre 2002-269-JAI du Conseil. Ce texte édicte des règles minimales, pour la définition des infractions pénales, du niveau des sanctions, renforce la prévention et la protection des victimes en demandant aux autorités nationales de ne pas poursuivre les victimes de la traite des êtres humains et de ne pas leur infliger de sanctions pour avoir pris part à des activités criminelles auxquelles elles ont été contraintes.

Source : Direction générale de la cohésion sociale

L'acception du terme abolitionnisme a évolué. Dans le langage courant, elle renvoie désormais à la volonté d'abolir, non pas toute forme de réglementation, mais bien la prostitution elle-même. C'est ce que traduit la proposition de résolution adoptée par l'Assemblée nationale en décembre 2011 puisque ce texte « réaffirme la position abolitionniste de la France, dont l'objectif est, à terme, une société sans prostitution » .

Proposition de résolution
réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution adoptée le 6 décembre 2011 par l'Assemblée nationale

« L'Assemblée nationale, [...] considérant que la non-patrimonialité du corps humain est l'un des principes cardinaux de notre droit et qu'il fait obstacle à ce que le corps humain soit considéré, en tant que tel, comme une source de profit ;

Considérant que les agressions sexuelles, physiques et psychologiques qui accompagnent le plus souvent la prostitution portent une atteinte particulièrement grave à l'intégrité du corps des personnes prostituées ;

Considérant que la prostitution est exercée essentiellement par des femmes et que les clients sont en quasi-totalité des hommes, contrevenant ainsi au principe d'égalité entre les sexes ;

1. Réaffirme la position abolitionniste de la France, dont l'objectif est, à terme, une société sans prostitution ;

2. Proclame que la notion de besoins sexuels irrépressibles renvoie à une conception archaïque de la sexualité qui ne saurait légitimer la prostitution, pas plus qu'elle ne justifie le viol ;

3. Estime que, compte tenu de la contrainte qui est le plus souvent à l'origine de l'entrée dans la prostitution, de la violence inhérente à cette activité et des dommages physiques et psychologiques qui en résultent, la prostitution ne saurait en aucun cas être assimilée à une activité professionnelle ;

4. Juge primordial que les politiques publiques offrent des alternatives crédibles à la prostitution et garantissent les droits fondamentaux des personnes prostituées ;

5. Souhaite que la lutte contre la traite des êtres humains et le proxénétisme constitue une véritable priorité, les personnes prostituées étant dans leur grande majorité victimes d'exploitation sexuelle ;

6. Estime que la prostitution ne pourra régresser que grâce à un changement progressif des mentalités et un patient travail de prévention, d'éducation et de responsabilisation des clients et de la société tout entière. »

b) Les conséquences pratiques du système abolitionniste

Si la Cour de cassation a estimé en 1996 que le fait « de se prêter, moyennant une rémunération, à des contacts physiques de quelque nature qu'ils soient, afin de satisfaire les besoins sexuels d'autrui » 24 ( * ) relevait de la prostitution, celle-ci ne fait l'objet d' aucune définition législative .

Elle est une activité licite et informelle . Seule son exploitation, via le proxénétisme 25 ( * ) , et seuls les troubles qu'elle peut causer à l'ordre public sous la forme du racolage 26 ( * ) sont punis par la loi. Les clients n'encourent aucune sanction pénale, à moins qu'ils n'aient eu des relations sexuelles avec des mineur(e)s ou avec des personnes particulièrement vulnérables 27 ( * ) .

Certains considèrent que la position abolitionniste serait la moins dommageable pour les personnes prostituées dans la mesure où elle devrait en théorie s'accompagner de mesures sanitaires et sociales adaptées. Il ne s'agit cependant pas là d'un point de consensus.

En pratique, et comme cela a été constaté dans de nombreux rapports avant celui-ci, l'accompagnement sanitaire et social des personnes prostituées n'a clairement pas été à la hauteur des enjeux. Selon vos rapporteurs, cette situation trouve une partie de son explication dans les débats idéologiques qui continuent d'agiter les différents acteurs et empêchent toute avancée concrète et significative sur le sujet. Dès lors, l'ambiguïté de la position française , à laquelle s'ajoute le manque de moyens consacrés à cette question , ont été favorables au développement des réseaux, à la violence et à une forme d'oubli de la condition sanitaire et sociale des personnes prostituées.


* 19 Il est ainsi introduit en 1866 dans les villes de garnison et les ports anglais avant d'être étendu en 1869 à l'ensemble du territoire par les Contagious disease acts.

* 20 Alain Corbin, « Le mal nécessaire ? », in. L'Histoire, n° 383, janvier 2013, p. 38-41.

* 21 Yves Guyot, « La prostitution », 1882.

* 22 Loi n° 46-685 du 13 avril 1946 tendant à la fermeture des maisons de tolérance et au renforcement de la lutte contre le proxénétisme.

* 23 Ordonnances n° 60-1245 et n° 60-1246 du 25 novembre 1960.

* 24 Chambre criminelle de la Cour de cassation, 27 mars 1996.

* 25 Articles 225-5 à 225-10 du code pénal.

* 26 Article 225-10-1 du code pénal.

* 27 Articles 225-12-1 0 225-12-4 du code pénal.

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