III. LA FRANCE EST-ELLE EN TRAIN DE RATER UN TOURNANT STRATÉGIQUE ?

Les entreprises françaises perdent des parts de marchés dans une Afrique qui s'impose comme une des zones de croissance les plus dynamiques, nos moyens diplomatiques s'amenuisent. La Francophonie, qui a toujours été et qui reste notre atout, est en régression. Notre coopération au développement, qui reste une des coopérations les plus impliquées en Afrique, manque de plus en plus de moyens pour peser notamment dans les pays pauvres francophones.

Les domaines où notre présence reste marquante, les aspects militaires et l'aide au développement, restent à la charge de l'État pendant que d'autres pays développent avant tout des relations commerciales. Comme le disait un ambassadeur chinois en Afrique qui ne manquait pas de malice, « c'est très bien, vous assurez la sécurité, nous faisons des affaires ». Alors faut-il s'en inquiéter ? Nous avons posé la question à de nombreux interlocuteurs et les réponses varient considérablement de l'un à l'autre.

A. LA FRANCE PEUT APPARAÎTRE MOINS MENACÉE QU'ON NE LE CROIT

D'un côté, celui des administrations, tous ministères confondus, la tentation est de nuancer la tendance en minimisant l'enjeu et le recul.

Tous les responsables politiques ne sont pas sur cette ligne loin s'en faut. Dans une interview à l'hebdomadaire Jeune Afrique, fin septembre 2012, le ministre français de l'Economie et des Finances, Pierre Moscovici, a rappelé que la France est encore le deuxième exportateur vers l'Afrique subsaharienne, derrière la Chine mais devant les États-Unis et l'Allemagne. « Ce n'est pas si mal. En même temps, il ne faut pas s'en contenter » fait observer le ministre de l'Economie et des Finances qui veut réorienter le partenariat entre la France et l'Afrique « en aidant les entreprises françaises à mieux appréhender le risque qu'elles tendent à surévaluer et à aller de l'avant ». « Nous n'avons pas à avoir peur des Chinois » a-t-il ajouté.

Mais beaucoup de responsables administratifs restent dubitatif quant à la nécessité de réinvestir l'Afrique.

On nous dit que l'époque où la France faisait de l'Afrique sa « chasse gardée » est révolue. Ce fut le cas en un temps où sa puissance dépendait de la domination qu'elle exerçait sur ses colonies d'Afrique. Mais, aujourd'hui, sa puissance dans un monde globalisé ne dépend plus de l'Afrique. Elle se joue en Europe, d'abord, puis sur l'ensemble des marchés internationaux de plus en plus intégrés. La France milite pour que la paix et la sécurité y soient désormais garanties dans un cadre européanisé, car être l'exclusif gendarme de l'Afrique n'est pour elle que de peu de bénéfice. Car, avant d'être un atout, son rôle en matière de sécurité est une lourde responsabilité, coûteuse, que l'on doit aujourd'hui mieux partager pour demain s'en défaire devant la constitution, à terme, d'une architecture de sécurité exclusivement africaine.

Que notre coopération se dilue dans l'aide européenne, ce n'est que le sens de l'histoire. Qu'elle soit déliée et ne profite que marginalement aux entreprises françaises, c'est naturel, car ce n'est pas son objectif premier. Il existe, de plus, des instruments dédiés au commerce extérieur. Plusieurs études montrent enfin que le déliement de l'aide profitant in fine aux entreprises françaises qui ont ainsi accès à l'ensemble des marchés financés par l'ensemble des bailleurs de fonds, alors qu'elles y perdraient à rester concentrées sur une aide qui ne représente que 8% de l'aide programmable mondiale.

Qu'en est-il des approvisionnements en matières premières et des parts de marché des entreprises françaises ? Le poids de la zone franc dans le commerce extérieur français est tombé à seulement 1%, c'est négligeable. Dans ces conditions, la perte de quelques marchés africains, si elle émeut les quelques groupes français qui détiennent encore des marchés importants en Afrique (Bolloré, Bouygues, Total, Accor ...), ne menacerait nullement les équilibres macroéconomiques de la France.

Minorer l'enjeu, mais aussi le recul de notre présence. La menace d'un déclassement serait exagérée.

Sans doute l'Afrique s'ouvre à de nouveaux partenaires. Ce faisant, elle entre à son tour de plain-pied dans une mondialisation caractérisée par la multiplication des échanges et la diversification des partenaires.

L'Afrique ne constitue plus pour la France une « chasse gardée » que la pénétration commerciale de nouveaux acteurs menace. Les pays africains se développent, multiplient les partenariats et font jouer la concurrence. Sans doute les nouveaux acteurs du continent africain enregistrent-ils une croissance très rapide de leurs parts de marché. Mais on oublie trop souvent qu'ils partaient de très bas. Le marché africain s'accroît et s'ouvre à l'international, il est naturel que notre part de marché connaisse une dilution sur un marché plus vaste avec des acteurs plus nombreux. « Est-ce si grave ? » s'est demandé devant le groupe de travail M. Yves Gounin, conseiller d'Etat, conseiller à l'ambassade de France au Kenya, puis à la Présidence du Sénégal et auteur d'un livre intitulé « La France en Afrique », « La France n'a plus besoin économiquement de l'Afrique » disait le Président Sarkozy. Il n'avait pas complètement tort » a-t-il ajouté.

De plus, la perte de parts de marché relative devrait être à terme compensée par l'augmentation de la taille du marché.

Sur le plan politique, il est vrai que l'Afrique subsaharienne n'est plus ce continent où, selon la formule souvent répétée : « la France pouvait faire l'Histoire - c'est-à-dire abattre ou rétablir un régime avec 200 hommes et quelques avions ». Mais peut-on vraiment souhaiter le contraire plus de 50 ans après les indépendances ?

Dire que la France est aujourd'hui supplantée par la Chine serait cependant commettre une erreur de jugement. C'est pourquoi l'on aurait tort de céder à la tentation de la formule facile de la « Chinafrique ». La relation franco-africaine et la relation sino-africaine ne sont en rien comparables. Si la France et l'Afrique ont, après la colonisation, maintenu une relation symbiotique étroite, rien de tel dans la relation sino-africaine.

Comme le souligne Yves Gounin : « Dans un cas, on est face à une relation consubstantielle, fruit de l'histoire et de la géographie, mais surtout d'une longue connivence linguistique, culturelle, politique, financière et d'une diaspora nombreuse de part et d'autre ; dans l'autre cas, ce qui frappe, c'est, au contraire, la diversité des acteurs et des stratégies » 60 ( * ) .

Il faut se méfier d'une lecture de la percée chinoise qui croit deviner, derrière la présence économique et humaine croissante des Chinois sur le continent, l'exécution soigneusement planifiée d'une politique expansionniste. Des travaux de terrain, menés par des géographes, des sociologues ou des anthropologues dévoilent la variété sinon l'impréparation des parcours des immigrants chinois. Pour nombre d'observateurs, la diaspora chinoise essaime un peu partout dans l'ensemble régional africain sans programmation arrêtée de ses parcours migratoires, sans stratégie élaborée.

La percée de ces nouveaux acteurs s'effectue de plus principalement dans des pays extérieurs au « pré carré ».

Les principaux partenaires de la Chine sont, on l'a dit, l'Afrique du Sud, l'Angola et le Soudan. L'Inde entretient les relations les plus actives avec les pays d'importantes communautés indiennes et ismaéliennes. Le Brésil s'appuie en priorité sur les pays lusophones.

Dans les pays francophones, la France n'est plus seule ; mais elle est encore prédominante. Ainsi, la Chine est devenue le deuxième investisseur en CEMAC et en UEMOA en 2010, le stock d'investissement direct de ce pays représentant respectivement 4% et 13% du total. Mais il convient toutefois de relativiser cette progression spectaculaire au regard des positions acquises par des pays de la zone euro, et en premier lieu la France dont le stock d'investissement représentait en 2010, respectivement 56% et 70% du total du stock d'IDE en CEMAC et en UEMOA 61 ( * ) .

Les Français y sont la communauté expatriée la plus nombreuse aussi bien au Sénégal, qu'en Côte d'Ivoire ou à Madagascar.

L'ambassadeur de France à Abidjan, Dakar ou Tananarive est la personnalité la plus importante du corps diplomatique, celle vers laquelle ses collègues se tournent pour obtenir de l'information, celle qui a le privilège d'être reçue fréquemment par le Chef de l'Etat - alors que la plupart des ambassadeurs ne le rencontrent en tête-à-tête que pour lui remettre leurs lettres de créances et à l'occasion de leur visite de départ.

De même, il est frappant de constater la place qu'occupe encore la France dans l'économie locale, où les entreprises françaises réalisent un quart du PIB et des entrées fiscales, dans la vie diplomatique et, plus que tout, dans les mentalités.

Comme nous l'a fait observer Lionel Zinsou : « Une grande partie des actifs africains appartiennent aux Européens et en Afrique francophone aux Français sans qu'ils le savent » Dans la zone franc, le stock d'investissements directs français est tel que les entreprises françaises sont dans certains pays les premiers employeurs du secteur formel.

Il est de même frappant de constater la persistance de la zone Franc qui a survécu à la période coloniale à la différence de toutes les autres zones monétaires. Bien que présentant des avantages en termes de convertibilité, de monnaie régionale et d'absorption des chocs extérieurs, la zone Franc est régulièrement critiquée en raison du risque de surévaluation et de l'absence de maniement du taux de change. Souvent perçue comme une atteinte à la souveraineté monétaire, elle n'a néanmoins pas été remise en cause par les gouvernements africains et continue de participer de l'influence de la France.

Enfin, la présence militaire de la France en Afrique demandée par les État africains lui assure un statut à part.

Aucune autre puissance européenne n'assure une telle présence sur ce continent. Aucune autre puissance n'est en mesure de déclencher en urgence une opération militaire d'envergure. Ces derniers mois en ont fait la démonstration. Voilà ce qu'on peut entendre à Paris : « L'épisode malien en témoigne, la France joue encore un rôle central en Afrique ». Circulez, il n'y a rien à voir !


* 55 Voir l'avis n° 150 (2011-2012) - tome 4 (Aide publique au développement) sur le projet de loi de finances de MM. Jean-Claude PEYRONNET et Christian CAMBON, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées http://www.senat.fr/rap/a12-150-4/a12-150-4.html

* 56 Rapport d'information de M. Jacques BERTHOU, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées n° 131 (2012-2013) - 14 novembre 2012 http://www.senat.fr/notice-rapport/2012/r12-131-notice.html

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