B. UN RÉSEAU COMPLEXE ET PAS TOUJOURS OPÉRATIONNEL

Cette pluralité d'acteurs qui interviennent dans le champ de l'emploi - auxquels il faudrait ajouter les nombreux intervenants du secteur de la formation et les divers observateurs internationaux ou européens - produisent une multitude de notes, d'études, de documents ou de statistiques, sans aucun doute utiles et très intéressants mais dont la complexité n'est pas à l'abri de rebuter le lecteur néophyte. Sachant qu'il est assez fréquent que l'une de ces structures produise ses propres études à partir de résultats obtenus par d'autres 23 ( * ) ou qu'elles travaillent ensemble pour les établir, on peut d'abord s'interroger sur la nécessité de disposer d'une documentation aussi volumineuse, ensuite trouver singulier de rencontrer des conclusions divergentes ou de constater des dysfonctionnements.

1. Des analyses qui peuvent être contradictoires

Sans doute en existe-t-il d'autres exemples mais, sur au moins deux sujets, la délégation a constaté des lectures différentes des mêmes projections : celui de la future place des professions intermédiaires et celui de l'éventuelle réindustrialisation de l'Europe.

a) Quel avenir pour les professions intermédiaires ?

La théorie duale

Si l'on se fonde sur les statistiques et les opinions largement répandues, on escompte que, dans l'avenir, les offres d'emploi se concentreront aux deux extrêmes de la chaîne des qualifications : d'un côté, une demande forte en emplois super qualifiés requérant des niveaux de compétence et de diplômes sans cesse en hausse ; de l'autre, un besoin, que renforcera notamment le vieillissement de la population, en main-d'oeuvre peu qualifiée, par exemple destinée aux services à la personne.

C'est en tout cas la thèse soutenue par le CGSP 24 ( * ) : « À l'échéance de dix ans, en France comme dans les autres économies avancées, la proportion des postes d'ouvriers et d'employés qualifiés sera probablement en baisse, tandis que la part des emplois les moins qualifiés devrait se maintenir, soutenue par la demande de services à la personne ou le secteur du tourisme. Cette évolution tendra vers une certaine polarisation des emplois en haut et en bas de l'échelle des qualifications et risque donc de conduire à une société "en sablier ". »

Au niveau des comparaisons internationales, une analyse similaire est faite par l'OCDE qui constate déjà, au cours des dernières années, de nets changements dans la structure des compétences requises car, la crise ayant provoqué la destruction d'emplois, en limiter les effets suppose de disposer d'une bonne formation et de la capacité à passer d'un métier à un autre.

On observe donc une double polarisation dans les demandes de compétences : d'une part, la persistance d'une attente élevée pour les métiers à forte qualification, d'autre part, une pression importante sur les emplois à faible qualification, par exemple ceux destinés à l'aide aux personnes âgées.

Selon l'OCDE, ce schéma d'évolution, observé également aux États-Unis, montre qu'en Europe, c'est sur le centre de cette courbe des compétences que la demande restera faible.

La structure des qualifications en trois blocs

Mais on peut également analyser les choses autrement et considérer, avec l'Afpa 25 ( * ) , que cette perspective tranchée tient insuffisamment compte de l'analyse des contenus de travail et des qualifications réelles.

La « nouvelle économie » aurait entraîné un phénomène de porosité entre les compétences et un effacement des frontières, autrefois plus marquées, entre les emplois. Le recours aux techniques de l'information et de la communication 26 ( * ) illustre cette transversalité : « Ouvriers et cadres sont amenés à utiliser les mêmes instruments pour des usages professionnels certes diversifiés mais qui installent des passerelles fonctionnelles nouvelles entre catégories professionnelles. »

La Dares, également, dans son enquête PMQ de mars 2012, escompte une demande forte sur les professions intermédiaires d'ici à 2020.

Au niveau européen cette fois, une analyse similaire est défendue par le Cedefop 27 ( * ) selon laquelle on observe « l'augmentation du degré de complexité des emplois à tous les niveaux de qualification et la tendance au remplacement par les technologies des activités routinières et répétitives, y compris à un haut niveau professionnel ».

Cette approche conduirait à un schéma de structure des qualifications organisée en trois blocs, à tendance perméable, entre :

- les ouvriers et les employés ;

- les professions en qualifications intermédiaires ;

- les cadres supérieurs et professions supérieures et intellectuelles.

De ces analyses, en sablier ou en hexagone, laquelle faut-il croire ?

Source : dossier Afpa n° 20, « Les professions intermédiaires, moteur de l'économie de demain »

février-mars 2014

b) La réindustrialisation , incantation ou potentialité ?

Après des années de délocalisation et de démembrement de l'appareil de production, des voix s'élèvent désormais pour augurer d'une réindustrialisation prochaine de l'Europe, voire même en France. Elles font valoir la prise en compte de nouveaux impératifs dans les décisions des entreprises, tenant notamment à la qualité des produits, à l'augmentation des coûts de transports, au renchérissement de la main-d'oeuvre étrangère et aux préoccupations de développement durable. Pour autant, si cette tendance se confirme, il ne s'agira pas de réimplanter sur notre territoire les unités industrielles telles qu'elles existaient autrefois mais de leur adjoindre une forte composante technologique et le recrutement de salariés hautement qualifiés.

Or, ce renouveau potentiel de l'emploi industriel qu'anticipent notamment la Commission européenne ou le monde de l'entreprise n'est perceptible ni dans les projections d'embauche, ni dans les anticipations du dispositif de formation :

- sur la période 2002-2013, Pôle emploi confirme la poursuite du phénomène de désindustrialisation, avec un très net recul des besoins en main-d'oeuvre dans le secteur industriel ;

- pour la DGEFP, la part de l'industrie va continuer de baisser en nombre d'emplois ;

- selon la Dares, d'ici à 2020, dans certains métiers d'ouvriers de l'industrie, l'emploi continuerait à se replier mais à un rythme moindre que par le passé ; bon nombre de ces métiers enregistreraient parallèlement d'importants départs en fin de carrière.

Dans le même temps, l'Afpa déplore l'abandon des formations industrielles, qui ont reculé de 56 % en deux ans, ce qui conduit son président à considérer : « autant dire que notre appareil de formation oeuvre à la désindustrialisation ». L'Union européenne annonce une pénurie d'ingénieurs dans toute l'Europe - ce que l'Apec dément en France - et un manque de personnels qualifiés dans le secteur numérique est déjà confirmé, notamment dans notre pays.

2. Le paradoxe des emplois non pourvus

Au titre des dysfonctionnements potentiels du marché du travail et des travaux d'anticipation qui s'y rapportent, le phénomène des emplois vacants constitue une véritable interrogation : il est difficilement explicable, en particulier pour le grand public, lorsque l'on constate simultanément un taux élevé de chômage. Le Conseil d'orientation pour l'emploi a justement consacré un rapport très approfondi à cette question sensible 28 ( * ) .

a) Un ajustement ponctuel compréhensible

À l'instant T, il n'est pas anormal de constater l'existence d'emplois non pourvus. Cette situation s'explique en France notamment par le recours important aux contrats à durée déterminée, et tout particulièrement de très courte durée (environ un mois). Sur vingt et un millions d'embauches chaque année, on compte quatorze millions de CDD d'une durée inférieure à un an .

b) La problématique des emplois durablement non pourvus

Le problème se pose dans des termes différents lorsque l'on veut appréhender le volume des postes non pourvus depuis longtemps 29 ( * ) .

Sur ce point, les chiffrages demeurent flous : la Dares les évalue à 180 000, Pôle emploi à 120 000 30 ( * ) , le Medef à 300 000, et il n'est pas impossible que la réalité soit encore supérieure.

Une approche utile est celle consistant à rapporter l'évolution du volume des emplois non pourvus à celle du taux de chômage. En effet, lorsque celui-ci augmente et que, parallèlement, le nombre d'emplois non pourvus stagne ou progresse également, il faut y voir le signe de difficultés structurelles.

La mesure des emplois durablement non pourvus

Le COE 31 ( * ) s'est livré à cet exercice délicat de chiffrage à partir des éléments d'information suivants :

- les enquêtes déclaratives des employeurs

Différentes voies ont été explorées et croisées : celle de l'enquête Offer de 2005, selon laquelle un emploi sur trois serait difficile à pourvoir ; celle de l'enquête BMO, besoins en main-d'oeuvre, de Pôle emploi, d'où il ressort que les chefs d'entreprise estiment qu'ils auront du mal à recruter dans 40 % des cas ; celle de l'appréciation du Medef, qui aboutit à des évaluations comparables ; celle du ressenti de la société Manpower, qui intervient dans quarante-deux pays et considère que le recrutement est difficile en France dans 30 % des cas. En gros, toutes ces enquêtes aboutissent à des résultats assez proches, mais, on l'aura compris, elles sont fondées sur des jugements subjectifs ;

- les éléments comptables objectifs

L'une des approches les plus fiables est celle de Pôle emploi qui consiste à analyser la nature des postes non pourvus depuis plus de trois mois, ainsi que les offres d'emploi abandonnées par le recruteur avant leur concrétisation.

Selon les statistiques disponibles, il apparaît que 50 % des offres diffusées par Pôle emploi sont pourvues en moins d'un mois ; 40 % entre un et trois mois ; 9 % en plus de trois mois (il s'agit, le plus souvent, de demandes très « pointues » pour des postes requérant des profils particulièrement spécifiques). Cette dernière rubrique concerne environ 215 000 offres d'emplois chaque année : on peut donc extrapoler de ces résultats partiels qu'en réalité, 500 000 offres entrent dans cette catégorie.

Il n'est d'ailleurs pas anodin de signaler que, depuis 2005, on ne dispose plus, en France, de statistiques sur la durée moyenne d'un recrutement , sachant par ailleurs que celle-ci peut varier considérablement d'un poste à l'autre.

Les causes des abandons de recrutement

Selon les enquêtes, il ressort que, dans 4 % des cas, le poste proposé a finalement été pourvu en interne ; que dans 8 % des cas, il a été supprimé ; et que, dans 4 %, il n'a pas pu être procédé à l'embauche faute de candidat. Cette dernière situation concernerait 116 000 offres en 2012, à Pôle emploi, donc, par extrapolation, jusqu'à environ 400 000 au total en France.

Les métiers confrontés à des difficultés de recrutement

Sur ce point encore, le COE a conduit un travail important de croisement des différentes sources d'information disponibles. Il a notamment utilisé les données de Pôle emploi (indicateurs de tension ; enquête BMO ; volumes d'offres retirées par secteurs) et celles des branches professionnelles.

Il faut bien sûr tenir compte, pour apprécier ces éléments, du facteur conjoncturel, des disparités géographiques qui affichent trop d'offres en certains points du territoire et pas assez ailleurs ou du manque d'informations sur les emplois disponibles sur d'autres secteurs non identifiés comme accessibles.

Les raisons pour lesquelles les recrutements peuvent être difficiles sont très variées :

- certains métiers sont peu attractifs, quel qu'en soit le motif (niveau de salaire, conditions de travail, appellation 32 ( * ) , etc.) ;

- il peut exister une inadéquation entre les compétences attendues par les employeurs et celles réellement présentées par les candidats potentiels ;

- on observe l'existence de freins structurels liés au manque de fluidité du marché du travail, à la mobilité insuffisante des travailleurs ou à l'opacité des informations ;

- la gouvernance du système de formation est améliorable, et celle du service public du recrutement aussi ;

- les chefs d'entreprise ne savent pas toujours bien recruter, élaborer leurs fiches de poste, les diffuser, faire leur choix.

Parmi tous ces obstacles à l'embauche, certains pourraient être facilement levés ; d'autres moins. Il semble que, contrairement aux idées reçues, ce ne soient pas les questions liées aux conditions de travail et de salaire qui soient les plus problématiques. Les difficultés tiendraient bien davantage au manque de formation et aux résistances à la mobilité.

Le COE plaide pour l'établissement de nomenclatures harmonisées ou, à tout le moins, « compatibilisables ». Il engage à ce que dès que l'on constate qu'une offre est difficile à pourvoir, un dispositif se déclenche rapidement par exemple celui de la formation ou de la mobilisation de compétences transversales d'un secteur à l'autre.


* 23 Et c'est aussi ce que fait la délégation...

* 24 Rapport « Quelle France dans dix ans ? », contribution au séminaire gouvernemental du 19 août 2013.

* 25 Voir notamment « Les professions intermédiaires, moteur de l'économie de demain » - Dossier Afpa n° 20, février-mars 2014.

* 26 Les TIC regroupent essentiellement les techniques de l'informatique, de l'audiovisuel, des multimédias, de l'Internet et des télécommunications qui permettent aux utilisateurs de communiquer, d'accéder aux sources d'information, de stocker, manipuler, produire et transmettre l'information sous toutes les formes écrites, sonores ou visuelles.

* 27 Centre européen pour le développement de la formation professionnelle - Note d'information « Les voies de la reprise : trois scénarios pour les compétences et le marché du travail à l'horizon 2025 » - juin 2013.

* 28 « Emplois durablement vacants et difficultés de recrutement », COE, 30 septembre 2013.

* 29 On notera, au passage, que l'approche européenne n'est pas la même que la nôtre, même s'il nous est demandé d'établir nos statistiques dans des conditions normées. Plus largement, les comparaisons internationales sont rendues complexes par l'existence de différences, entre les pays, sur la notion de vacances d'emploi mais il semblerait que la difficulté existe partout.

* 30 S'agissant des offres d'emploi retirées par l'employeur pour cause d'absence de candidats. Cela étant, les données de Pôle emploi sont forcément partielles puisqu'il ne comptabilise plus, désormais, que les offres déposées auprès de ses services, depuis la loi du 13 février 2008 réformant le service public de l'emploi.

Signalons que certains sites Internet, et notamment Leboncoin.fr, revendiquent une part non négligeable des offres d'emplois. Sur ce point, voir le rapport de la délégation à la prospective n° 393 de Joël Bourdin « Commerce électronique : tendances et opportunités » du 24 février 2014.

* 31 Audition de Marie-Claire Carrère-Gée, présidente du COE, 18 février 2014.

* 32 On cite souvent en exemple le métier de chaudronnier, dont l'exercice actuel n'a rien à voir avec le nom, mais qui peut susciter, auprès des jeunes, un a priori négatif... Pourtant, les professionnels en activité sont très attachés à cette appellation.

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