II. L'ENSEMBLE DE LA COMMUNAUTÉ ÉDUCATIVE DOIT ÊTRE MOBILISÉE AU SERVICE DE LA TRANSMISSION D'UNE ÉCOLE DE L'ÉGALITÉ

« Quand bien même les manuels ne changeraient pas, ce qui est le cas dans certains pays africains, au grand désespoir des enseignants de ces pays, il suffit que les équipes éducatives abordent l'étude de ces manuels avec un regard critique, en veillant à susciter aussi le regard critique de l'enfant, d'autant qu'un manuel ne sera sans doute jamais parfait, car son contenu doit s'adapter à une société en constante évolution ».

Cette réflexion, livrée dès le début des auditions par la sociologue Sylvie Cromer 40 ( * ) devant notre délégation nous a fait progressivement prendre conscience que le manuel scolaire ne pourrait être, pour reprendre l'expression de l'adjointe à la cheffe du Service des droits des femmes et de l'égalité entre les hommes et les femmes, qu'un « thermomètre » de l'égalité.

Support fondamental de transmission, il reste cependant un outil parmi d'autres au sein d'un corpus de ressources dont se servent les enseignants pour donner du contenu à leur pédagogie.

Nicole Mosconi 41 ( * ) va dans le même sens, en écrivant que les enseignant-e-s peuvent apprendre aux élèves ce que sont des stéréotypes de sexe et utiliser pour ce faire les manuels scolaires : car, selon elle, si la plupart des manuels (de mathématiques, de grammaire, d'histoire, de langue étrangère, de littérature etc.) sont sexistes, ils ne sont critiquables que si on les prend au pied de la lettre, mais à l'inverse ils peuvent donner l'occasion de faire réfléchir les élèves sur les modèles qu'ils proposent et donner l'occasion de faire ainsi un travail sur le sexisme.

À cet égard, comme nous l'ont suggéré certains de nos interlocuteurs, le décryptage en classe d'une image ou d'une présentation stéréotypée peut être plus efficace pour apprendre à déjouer les pièges des stéréotypes que l'apprentissage d'un texte ou d'un schéma « modèle ».

« En détectant et en pointant les exemples sexistes, il est possible de transformer tout manuel scolaire ou livre de littérature jeunesse en outil d'éducation contre les stéréotypes », estimait l'adjointe à la cheffe du Service des droits des femmes et de l'égalité entre les hommes et les femmes 42 ( * ) , en charge des ABCD de l'égalité au ministère des droits des femmes, en se référant à Geneviève Fraisse 43 ( * ) .

Dans cette perspective, au-delà de la réforme des manuels scolaires, l'enjeu est bien d'éduquer les enseignants à ce regard critique.

Pour notre délégation, c'est d'ailleurs l'une des missions de l'Éducation nationale que de susciter une vision critique du monde chez les citoyens en devenir .

A. FORMER LES ENSEIGNANTS À COMBATTRE LES STÉRÉTOTYPES SEXISTES EST UNE DÉMARCHE DÉLICATE ET DIFFICILE

Les représentations que nous avons des rapports humains découlent de représentations et de sentiments intimes, forgés dans nos expériences de vie, nécessairement singulières.

Travailler sur les représentations suppose donc de mobiliser des croyances intimes, puissamment ancrées et de remettre en cause des convictions parfois inconscientes, mais structurantes de nos personnalités.

Ceci explique qu'il peut susciter des malentendus, puisqu'il manipule des symboles.

Les polémiques autour des séquences pédagogiques proposées dans le cadre des ABCD de l'égalité l'ont démontré : l'instrumentalisation malheureuse des notions conceptuelles portées par l'objectif d'égalité est un risque, que votre rapporteur juge navrant.

Notre délégation regrette que ces polémiques aient abouti à remettre en question l'effort engagé.

Et ceci d'autant plus que, nous l'avons appris au cours de nos entretiens que, telle qu'elle existe à l'heure actuelle, la formation des enseignants à la transmission des valeurs d'égalité et de respect n'existe pas véritablement.

Comme l'a constaté Nicole Abar, chargée de mission « suivi de la mise en oeuvre des ABCD de l'égalité » 44 ( * ) au ministère des droits des femmes, « le déficit concerne à la fois la formation initiale et la formation continue » .

Or, ce que nous avons entendu des formateurs/trices sur le terrain ne nous permet pas d'être optimiste : la mise en place des écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ESPE) semble s'accompagner d'une régression de la formation sur ces thématiques.

La mobilisation de l'ensemble de la communauté éducative, sur le modèle des ABCD de l'égalité, n'en est donc que plus urgente.

1. Les stéréotypes de genre sont fortement ancrés en chacun de nous : transmettre les valeurs d'égalité suppose une prise de conscience qui ne génère ni stigmatisation ni culpabilisation et demande du temps

« Moi-même, en tant que professeur, il m'est arrivé d'illustrer une démonstration par un exemple de grammaire sans prendre en compte le fait que, par cet exemple, je tombais peut-être, aussi, dans le piège du stéréotype » . C'est la sociologue Sylvie Cromer, auteure en 2005 d'un ouvrage intitulé Analyser les représentations du masculin et du féminin dans les manuels scolaires , qui tenait ces propos devant notre délégation 45 ( * ) .

Nous baignons tous, malgré nous, dans un système de représentations. Il ne s'agit donc pas de culpabiliser ni de tenir un discours moralisateur, mais de fixer des objectifs.

Nous partons du constat, hélas unanime, qu' aujourd'hui les filles et les garçons ne sont pas traités de la même manière à l'école , mais que les enseignants, dont il ne s'agit pas de mettre en doute le professionnalisme sont souvent persuadés du contraire.

Nicole Mosconi, spécialiste du sujet, écrit dans un article publié en 1994 : « On peut penser que si les interventions sont plus nombreuses entre garçons et enseignants, c'est que les enseignants obéissent à des stéréotypes de sexe qui les poussent à privilégier les garçons, à leur attribuer plus de valeur et d'importance » .

Devant notre délégation, Virginie Houadec 46 ( * ) , conseillère pédagogique auprès de l'Inspection de l'Éducation nationale, a réitéré ce constat : on perd l'intelligence des filles, a-t-elle regretté, confortée en cela par les appréciations sur le terrain de Nicole Abar, chargée de mission « suivi de la mise en oeuvre des ABCD de l'égalité » au ministère des droits des femmes.

En premier lieu, il est donc essentiel de le faire prendre conscience aux enseignants, en leur permettant de réfléchir sur leurs pratiques.

Comme le soutient Claire Pontais 47 ( * ) , enseignante d'EPS et formatrice à l'égalité dans les ESPE, quand on installe une caméra dans une classe pour que l'enseignant puisse se voir en situation, les résultats sont étonnants. Les professeurs sont les premiers étonnés de se voir traiter différemment les filles et les garçons !

La chargée de mission « suivi de la mise en oeuvre des ABCD de l'égalité » au ministère des droits des femmes l'a confirmé : « en faisant l'expérience de confronter des professeurs à des images truffées de clichés » , on peut s'étonner de voir l'absence de réactions. Ainsi, s'est-elle servi du livre « Ma Maman » d'Anthony Braine. « En feuilletant, j'ai constaté que cette maman pouvait être danseuse mais aussi grand patron. Néanmoins, quand elle avait cette fonction, elle était représentée habillée en homme, avec un costume et une cravate » . Or, si elle a immédiatement repéré ce « cliché », par habitude, elle a constaté que la plupart des personnes avec lesquelles elle a évoqué le sujet ne le voyaient pas.

Il faut du temps pour intégrer de nouveaux réflexes.

Comme l'a très justement fait remarqué la chargée de mission « suivi de la mise en oeuvre des ABCD de l'égalité » au ministère des droits des femmes lors de la table ronde du 15 mai 2014, former le regard sur ces stéréotypes et faire évoluer les comportements ne peut se faire que progressivement.

L'ensemble des formatrices présentes lors de cette table ronde l'ont reconnu : on ne forme pas les enseignants sur des problématiques aussi fines en donnant une ou deux conférences. C'est, au contraire, un travail au long cours, patient, tout au long de la carrière.

Pour notre délégation, si l'école de la République veut effectivement travailler sur le vivre-ensemble et sur la construction de l'estime de soi, il n'est pas possible de former les personnels « à la-va-vite » et uniquement sur la base du volontariat.

Or, telle qu'elle est aujourd'hui proposée, la formation des professeurs à ces valeurs est réduite à la portion congrue, puisque les volumes d'heures consacrées à l'égalité varient substantiellement en fonction des ESPE et des ressources de formation disponibles localement, et que, globalement, le temps de formation consacré à cette thématique a régressé.


* 40 Auditionnée le 30 janvier 2014.

* 41 Nicole Mosconi, auteure de Genre et pratiques scolaires : comment éduquer à l'égalité ?

* 42 Auditionnée par la délégation le 20 février 2014 dans le cadre de la table ronde « Établir un diagnostic partagé et tracer les pistes de réflexion ».

* 43 Geneviève Fraisse, née à Paris en octobre 1948, est une philosophe française et historienne de la pensée féministe.

* 44 Auditionnée le 15 mai 2014 par la délégation dans le cadre de la table ronde « Former les enseignants à la problématique de l'égalité entre les femmes et les hommes ».

* 45 Lors de son audition le 30 janvier 2014.

* 46 Lors de son audition du 15 mai 2014 dans le cadre de la table ronde précitée.

* 47 Lors de son audition du 15 mai 2014 dans le cadre de la table ronde précitée.

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