DEUXIÈME PARTIE : UN OUTIL À MANIER AVEC PRÉCAUTION

I. LES CONTRAINTES PROPRES AUX EXTERNALISATIONS SUR THÉÂTRE D'OPÉRATION

A. UNE PLURALITÉ DE CONTRAINTES

1. La réactivité du prestataire

Suivant les fonctions sur lesquelles ils interviennent, les prestataires doivent pouvoir réagir dans des délais compatibles avec la bonne conduite des opérations. Cela est particulièrement vrai pour le transport stratégique et intra-théâtre. Le marché d'affrètement d'aéronefs avec équipages pour l'acheminement de fret par rotations entre Bamako et Gao, auquel a recours la force Serval, impose ainsi grande réactivité (très faible préavis pour l'activation de l'avion, remplacement de l'appareil en 24h00 en cas de panne) au prestataire, la société Daher, qui donne d'ailleurs toute satisfaction.

2. La fiabilité du prestataire

La question de la fiabilité des moyens mis en oeuvre dans le cadre d'une opération militaire est évidemment cruciale et se pose y compris lorsque ces moyens sont strictement patrimoniaux. Elle présente cependant des spécificités dès lors que recours est fait à des prestataires privés. Le risque ne porte alors plus simplement sur la fiabilité technique et le respect du cahier des charges, mais sur la solidité du cocontractant et la disponibilité de son personnel. Comment faire face à une faillite du prestataire ? Quelles seraient les conséquences d'une grève ou de l'exercice du droit de retrait, qui demeurerait licite de la part d'employés civils ?

En juin dernier, 3 000 salariés de la société Army Fleet Support , qui fournit à l' US Army et l' US Air Force des prestations de maintenance de moyens aériens sur la base de Fort Rucker en Alabama, se sont, certes brièvement, mis en grève dans le cadre d'un conflit avec leur employeur. Des piquets de grève ont été installés devant l'entrée de la base et les vols d'entrainement ont dû être annulés. Cet exemple récent donne une illustration éclairante des risques encourus, même si le contexte n'est pas celui d'une OPEX.

3. La sécurité des opérations, des hommes et des matériels

L'externalisation de fonctions de soutien en OPEX implique ainsi que le personnel extérieur, souvent local, ait accès aux emprises militaires et y circule. Des garanties doivent être prises pour assurer aussi bien la sécurité de ces prestataires que celle de l'opération, en termes de renseignement comme de protection des personnels et matériels militaires.

Dans un rapport du 28 septembre 2010, la commission des forces armées du Sénat américain a ainsi révélé que des sociétés privées auxquelles l'armée américaine avait notamment confié la sécurité de bases militaires employaient des personnels locaux ayant des liens avérés avec les Talibans.

De manière symétrique, il faut souligner que le fait même de travailler pour l'armée française est susceptible de mettre en danger le personnel local, en particulier au moment du désengagement de nos troupes si le théâtre n'est pas totalement stabilisé.

C'est ainsi que s'est posé la question du sort des personnels afghans, notamment des interprètes, qui, depuis le début de l'intervention, ont oeuvré aux côtés de l'armée française. Depuis 2001, les forces françaises ont fait appel à environ 800 personnels civils de recrutement local (PCRL). Dans le cadre du désengagement d'Afghanistan, un dispositif d'aide a été mis en place, consistant en des primes de licenciement, primes de relocalisation et, pour les personnels exposés à un danger immédiat, l'octroi d'un visa et d'une aide à la réinstallation en France.

L'accueil en France des personnels locaux afghans

« À chaque opération extérieure, la France emploie auprès de ses forces armées des personnels recrutés localement. En Afghanistan, ces hommes étaient essentiellement des traducteurs-interprètes. Ils étaient d'autant plus nécessaires que nos soldats avaient pour mission d'aller au contact des populations. Des civils afghans ont ainsi travaillé à nos côtés tout au long de la présence de la France en Afghanistan, et le gouvernement français a gardé leur situation à l'esprit dans le contexte du désengagement des troupes combattantes françaises qui s'est achevé fin décembre 2012. Tous les anciens employés dont la sécurité était mise en cause et qui l'ont demandé ont obtenu un visa de longue durée et bénéficié d'un dispositif d'accueil en France. Le critère de menace a été estimé de façon relativement large en raison des incertitudes sur l'évolution de leur situation personnelle au départ des troupes françaises. Les dossiers des personnels civils de recrutement local (PCRL) ont été examinés individuellement et selon leurs mérites propres. Aucun critère d'exclusion a priori n'a été fixé. Les PCRL dont le contrat était échu lorsque la procédure a été mise en place et qui ont déposé un dossier ont fait l'objet d'un examen dans les mêmes conditions. Le dispositif d'accueil mis en place en France a permis de recevoir ces employés et leurs familles dans des conditions permettant d'atténuer autant que possible l'effet de leur départ. Une cellule interministérielle, relayée en province par les préfets, a dirigé les opérations et assuré la coordination et l'appui de nombreux services de l'État (défense, affaires étrangères et développement international, affaires sociales, logement et égalité des territoires, santé, éducation nationale, intérieur). Ces services continuent d'assurer un suivi personnalisé des familles concernées. Ceux qui sont encore employés par la France en Afghanistan pourront de même bénéficier de cet accueil si leur vie et celle de leur famille était aussi menacée. »

Source : ministère des affaires étrangères, réponse du 29 avril 2014 à la question écrite n° 53666 de Mme Barbara Romagnan

4. Le niveau de risque

Alors que l'article L.4111-1 du code de la défense affirme que « l'état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême », les personnels civils participant aux fonctions externalisées, qui bénéficient s'ils relèvent du droit français d'un droit de retrait en cas de péril immédiat, ne sauraient être exposé au même niveau de risque.

Pour le ministère de la défense, « le niveau de risque sur le théâtre considéré reste un critère fondamental de la décision de l'ouvrir aux entreprises contractantes. 9 ( * ) »

Dans le cadre de l'opération Serval, des moyens privés sont ainsi employés sur la boucle arrière, correspondant à des trajets Abidjan-Bamako ou Dakar-Bamako et Bamako-Gao, tandis que sur la boucle avant, située pour l'essentiel au Nord de Gao, seuls des moyens militaires sont utilisés afin de ravitailler les postes avancés.

Les enseignements de l'expérimentation CAPES France

« Le soutien des bases en OPEX était jusque récemment assuré par les armées elles-mêmes, ce qui n'excluait pas d'employer des personnels locaux pour certaines tâches quand les conditions le permettaient, cette politique d'emploi local participant même d'une forme d'action civilo-militaire utile.

CAPES France a été la première expérimentation d'externalisation du soutien complet des bases au Kosovo et au Tchad. Après deux ans d'expérience, le ministère conclut que la capacité opérationnelle n'a pas été atteinte. L'hypothèse d'un élargissement de l'expérience à d'autres théâtres est donc désormais retenue, en recourant pour le moment à l'Économat des armées mais sans exclure d'ouvrir le marché un jour à d'autres opérateurs spécialisés. Les états-majors fixent comme limite le fait que l'entrée en premier sur les théâtres doit pouvoir être assumée complètement et de façon autonome par les armées.

Cette externalisation appelle plusieurs commentaires à ce stade au regard du critère de préservation de la capacité opérationnelle :

- les conclusions à tirer de l'expérimentation CAPES France doivent être relativisées car les cadres et personnels envoyés sur le terrain par l'Économat des armées (EdA) sont d'anciens militaires français qui ont conservé des liens importants et des comportements qui les rapprochent beaucoup de leurs anciens camarades. C'est sans doute ce qui explique qu'en 2008, lorsque l'opération Eufor au Tchad a été menacée militairement, aucun des personnels de l'EdA n'a fait valoir son droit de retrait ;

- à l'inverse, le fait que l'EdA ait sous-traité à une société privée la gestion de la base de Tora, dans la vallée de la Kapisa en Afghanistan, en raison en particulier des risques importants qui l'empêchaient de trouver les personnels nécessaires illustre les deux limites qui s'imposent sans doute au processus en cours. En faisant appel à cette société, l'EdA exerce d'une certaine façon un droit de retrait qui devrait conduire à une réflexion sur la reprise de la gestion de la base ;

- pour l'entreprise retenue, ce type de contrat ne pose pas de difficulté majeure : elle considère que sa gestion n'est pas plus complexe que celle de n'importe quelle base civile en zone hostile. Le ministère de la Défense ne peut pour autant se désintéresser des conséquences d'éventuels attentats ou attaques visant la base qui toucheraient les personnels recrutés par cette entreprise ;

- le projet d'externalisation de la fonction Restauration-Hôtellerie-Loisirs (RHL), actuellement en cours d'examen, prend bien en compte la nécessité pour les armées de maintenir une capacité interne pour «l'entrée en premier«. La distinction théâtre «difficile»/ théâtre «facile», la notion de «théâtre est stabilisé» devraient être maintenues comme critères d'appréciation de la possibilité d'externaliser la prestation. Ils sont essentiels pour définir les capacités militaires à conserver. »

Source : Rapport de la Cour des comptes sur le coût et les bénéfices attendus de l'externalisation au ministère de la défense, 2011

5. La réversibilité

En opération extérieure, la situation sécuritaire est toujours susceptible d'évoluer. Le niveau de risque, à un moment compatible avec des externalisations, peut s'aggraver et conduire au retrait des prestataires. Il importe d'assurer la continuité du soutien en palliant toute défaillance du contractant. Pour cela, le ministère de la défense doit être en mesure de reprendre en régie les fonctions indispensables à la poursuite de l'opération. Cela implique le maintien du savoir-faire et d'un minimum de moyens patrimoniaux.

6. La transférabilité

Afin d'éviter la dépendance des forces vis-à-vis d'un prestataire et de faciliter un changement de cocontractant en cas de nécessité, il importe de prévoir dès l'origine les conditions de transfert du marché à un autre prestataire ou d'une reprise en régie.


* 9 Doctrine interarmées DIA-4(B)_SOUT(2013) n° 040/DEF/CICDE/NP du 14 mars 2013.

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