C. ENJEUX JURIDIQUES ET LIGNES DE FRACTURE ENTRE PAYS ARCTIQUES

L'océan arctique est encore un lieu où les frontières - on devrait plutôt parler de limites - ne sont pas encore clairement définies. Or, de cette définition dépendent deux enjeux de taille pour les pays côtiers : la question de la libre circulation des navires et la question de l'exploitation des fonds marins.

1. La question de la libre circulation des navires

La volonté du Canada et de la Russie de développer les routes commerciales dans des eaux arctiques libérées des glaces, pour être rentable, doit s'appuyer sur une règle qui ferait des eaux dans lesquelles passeraient les navires, des eaux territoriales. Cette conception se heurte à celle défendue par les autres pays de l'Arctique, ainsi que la France et l'Union européenne, qui défendent au contraire la libre circulation sur les mers et qui verraient plutôt les eaux arctiques bénéficier du statut de détroit ou de passage.

Les eaux arctiques sont soumises au droit de la mer qui a été défini par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, dite Convention de Montego Bay signée le 10 décembre 1982. Celle-ci définit :

- les eaux territoriales (12 milles immédiatement au-delà de la ligne de base), qui sont directement assujetties à la souveraineté de l'État côtier - de la zone contiguë (jusqu'à 24 milles des lignes de base) ;

- la zone économique exclusive (de 12 milles à 200 milles des lignes de base), dans laquelle l'État côtier exerce des droits souverains en matière de recherche et d'exploration et d'exploitation des ressources naturelles biologiques ou non, présentes dans les fonds marins ou en sous-sol, mais dans laquelle il doit laisser la liberté de circulation ;

- le plateau continental (au sens juridique et non géologique) : zone dans laquelle un État peut exercer dans les fonds marins ou en sous-sol les mêmes droits que ceux exercés dans la ZEE ;

- les détroits internationaux, qui font communiquer deux mers par une portion de mer insérée entre deux bandes de terre et pour lesquels un droit de passage en transit, sans entrave et pacifique, est reconnu à tous les navires (ainsi qu'aux aéronefs et sous-marins) ;

- la haute mer qui recouvre toutes les autres zones et à laquelle les États ont un égal accès. La prospection et l'exploitation des ressources du fond marin et du sous-sol sont soumis à une Autorité internationale des fonds marins (AIFM) créée par la convention.

Glossaire relatif à la définition des délimitations maritimes

(Convention des Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982)

Lignes de base :

Les zones marines sont mesurées à partir des lignes de base. La ligne de base est normalement tracée à partir de la laisse de basse mer sur les côtes d'un État, le long de ses îles, de ses rochers et même des hauts-fonds découvrants, telle qu'elle est indiquée sur les cartes marines à grande échelle reconnues officiellement par l'État côtier. Là où la côte est très découpée, on peut tracer des lignes de base droites reliant des points adéquats situés sur la côte.

Eaux intérieures :

Les eaux intérieures comprennent toutes les zones marines situées du côté continental des lignes de base délimitant la mer territoriale ou les zones sur lesquelles l'État a un titre de souveraineté historique ou autre. De façon générale, les lacs, les ports et les rivières sont des eaux intérieures, tout comme certaines baies. Elles sont partie intégrante du territoire de l'État.

Mer territoriale :

La mer territoriale est une bande de mer qui peut s'étendre jusqu'à 12 milles marins au large des lignes de base.

L'État côtier exerce sa souveraineté sur cette zone, qui s'étend à l'espace aérien, au fond de cette mer et à son sous-sol ; à cet égard, la mer territoriale s'apparente au territoire terrestre d'un État. Les navires de tous les États bénéficient du « droit de passage inoffensif » dans la mer territoriale, mais ils doivent respecter certaines conditions liées aux normes internationales.

Zone contiguë :

La zone contiguë se trouve au-delà de la mer territoriale et s'étend jusqu'à 24 milles marins au large des lignes de base.

Cette bande de mer sert de zone tampon à l'intérieur de laquelle l'État côtier peut exercer un contrôle dans le but de prévenir les infractions à ses lois et règlements douaniers, fiscaux, sanitaires ou d'immigration sur son territoire ou dans sa mer territoriale. L'État côtier peut aussi punir ces infractions.

La zone contiguë constitue les 12 premiers milles marins de la zone économique exclusive.

ZEE :

La zone économique exclusive (ZEE) est une bande de mer au-delà de la mer territoriale et adjacente à cette dernière, pouvant s'étendre jusqu'à 200 milles marins au large des lignes de base.

Dans cette zone, l'État côtier a pleine souveraineté et juridiction aux fins d'exploration et de gestion ainsi qu'aux fins d'exploitation économique des ressources naturelles (biologiques ou non biologiques) des eaux surjacentes aux fonds marins, des fonds marins et de leur sous-sol.

Dans la ZEE, les États autres que l'État côtier jouissent de certaines libertés, en particulier celles de navigation et de survol.

Plateau continental :

Le plateau continental d'un État côtier comprend les fonds marins et leur sous-sol au-delà de sa mer territoriale, sur toute l'étendue du prolongement naturel du territoire terrestre de cet État jusqu'au rebord externe de la marge continentale, ou jusqu'à 200 milles marins au large des lignes de base, la distance la plus grande l'emportant.

Il existe deux critères alternatifs d'extension au-delà des 200 milles marins. L'État côtier peut, d'une part, demander cet élargissement si le rebord externe de la marge continentale se poursuit, la revendication ne pouvant aller jusqu'à 350 milles marins des lignes de base. D'autre part, l'État peut demander l'extension d'une zone large de 100 milles marins au-delà de la ligne (située dans la ZEE) à laquelle les eaux atteignent une profondeur de 2 500 milles. Les droits ainsi acquis ne concernent que les fonds marins et les sous-sols, mais pas les eaux surjacentes (article 76 de la Convention).

Haute mer :

La haute mer est la zone marine située au-delà de la ZEE. Aucun État ne peut y exercer sa souveraineté ou sa compétence. Selon la convention aucun État ne peut légitimement prétendre soumettre une partie quelconque de la haute mer à sa souveraineté.

Source : Rapport d'information du Sénat 2013-2014 n°430,
au nom de la Délégation sénatoriale à l'outre-mer, sur :
Zones économiques exclusives ultramarines : le moment de vérité.

L'enjeu ici est donc bien de déterminer la délimitation des zones maritimes et le régime juridique afférent. D'un côté, seules les eaux territoriales permettent à un État d'interdire le passage d'un navire étranger ; de l'autre côté, les détroits, bras de mer situés entre deux côtes permettront aux navires de tous les pays de passer. Pour la Russie, et dans une moindre mesure pour le Canada, disposer du droit d'autoriser qui passe ou non, et dans quelles conditions, sur une nouvelle route commerciale mondiale, assurerait une rente liée au passage.

Or, jusque-là, ces passages étant pris dans la banquise, la question ne s'était jamais posée ou presque. Un désaccord ancien oppose les États-Unis et le Canada. Les premiers n'ont jamais ratifié la Convention de Montego Bay et soutiennent la liberté de navigation. Le second, dans son approche patrimoniale, a délimité ses eaux territoriales en s'appuyant sur une ligne de base droite le long de leur archipel. Cela n'a pas empêché navires et sous-marins américains de passer depuis plus de cinquante ans...

Néanmoins, la déclaration d'Ilulisat signée par les cinq États côtiers de l'océan Arctique fait explicitement référence au droit de la mer et à la coopération entre États pour résoudre les problèmes. Ainsi, le droit de la mer s'applique de façon presque coutumière en Arctique. Toutefois, on peut penser que les désaccords entre la Russie et le Canada d'un côté et les autres États de l'autre ne sera pas résolu rapidement. Cette question constitue un des enjeux essentiels dans les années à venir et constituera encore une crispation entre les deux camps, en dépit du caractère au mieux lointain, au pire hypothétique, de ces routes commerciales.

2. L'exploitation des fonds marins et les revendications territoriales

Chacun a en mémoire l'image d'un drapeau russe en titane planté au fond de l'océan Arctique, par 4000 mètres de profondeur sous le Pôle Nord, le 2 août 2007. Peu se souviennent, en revanche, que cela s'est fait dans le cadre d'une expédition scientifique russe appelée Arktika 2007, dirigée par Arthur Tchilingarov et utilisant des submersibles Mir pour récolter des sédiments et de l'eau, afin de fournir de nouvelles preuves des richesses minérales de l'Arctique. L'objectif final de ces travaux est de montrer que le sol en-dessous du pôle est en réalité une extension du plateau continental russe.

En effet, en application du droit de la mer, le plateau continental d'un État côtier comprend les fonds marins et leur sous-sol au-delà de sa mer territoriale, sur toute l'étendue du prolongement naturel du territoire terrestre de cet État jusqu'au rebord externe de la marge continentale, ou jusqu'à 200 milles marins au large des lignes de base, la distance la plus grande l'emportant.

Il existe deux critères alternatifs d'extension au-delà des 200 milles marins. L'État côtier peut, d'une part, demander cet élargissement si le rebord externe de la marge continentale se poursuit, la revendication ne pouvant aller jusqu'à 350 milles marins des lignes de base. D'autre part, l'État peut demander l'extension d'une zone large de 100 milles marins au-delà de la ligne (située dans la ZEE) à laquelle les eaux atteignent une profondeur de 2 500 milles. C'est la solution la plus favorable qui est retenue. Les droits ainsi acquis ne concernent que les fonds marins et les sous-sols, mais pas les eaux surjacentes (article 76 de la Convention).

Les demandes sont soumises par les États à la Commission de délimitation des limites du plateau continental, organe souverain et indépendant composé d'experts. Cette commission n'a pas vocation à traiter les questions relatives à l'établissement des limites entre États dont les côtes sont adjacentes ou se font face. La compétence pour les questions relatives aux différends pouvant résulter de la fixation de la limite extérieure du plateau continental revient aux états et dans le cas où il existe un différend terrestre ou maritime, la Commission n'examine pas la demande présentée par un État partie à ce différend et ne se prononce pas sur cette demande.

Or, les revendications en Arctique se sont multipliées ces dernières années. La fonte de la banquise et la présence supposée d'importantes réserves d'hydrocarbures ont créé un enjeu jusque-là absent des considérations des États côtiers. La carte ci-après résume ces enjeux et revendications.

On peut en déduire que :

- l'extension des ZEE réduit la zone de haute mer de l'océan Arctique à une portion d'un peu moins de 3 millions de km 2 ;

- pourtant, cet espace est l'objet de revendications de la part de tous les États côtiers, si l'on tient compte des revendications officiellement déclarées et des revendications à l'étude ;

- des zones disputées entre deux États, toutes concernent le Canada, illustrant son approche de l'Arctique ;

- une résolution pacifiste des conflits est possible comme le montre la résolution du litige entre la Norvège et la Russie en 2011 ;

- le Pôle Nord est revendiqué par la Russie et potentiellement par le Canada et la Norvège.

Si la coopération a souvent présidé aux relations entre les pays en Arctique, les différentes revendications et leurs enjeux intrinsèques rappellent que l'Arctique représente un enjeu stratégique important pour les États côtiers. Il l'est également pour les autres pays et particulièrement pour ceux défendant la liberté de navigation, au premier rang desquels figure la France et l'Union européenne, mais aussi la Chine, qui en investissant en Islande, imagine déjà la troisième route commerciale, celle passant par le Pôle Nord. Dans cette perspective, il lui serait bien plus avantageux que le centre de l'océan Arctique reste une zone de haute mer.

LE STATUT PARTICULIER DU SVALBARD
ET LA CONTROVERSE ACTUELLE

L'archipel du Svalbard est demeuré l'une des rares « terra nullius » au monde avant d'être attribué à la Norvège, en compensation de son engagement durant la Première guerre mondiale, par le Traité reconnaissant la souveraineté de la Norvège sur l'archipel du Spitsberg, y compris l'île aux Ours, dit Traité de Paris , de 1920. Aujourd'hui, 43 États sont parties au Traité.

Ce Traité reconnaît la souveraineté de la Norvège sur le Svalbard, mais confère en contrepartie une égalité d'accès et de traitement aux ressources de l'archipel à toutes les parties contractantes : le traité, qui accorde aux ressortissants des États parties le droit de résider au Svalbard, prévoit en effet un droit pour ces derniers d'y mener des « opérations maritimes, industrielles, minières et commerciales », sous réserve des lois et règlements locaux (art. 3). Le traité précise également que tous les impôts, taxes et droits perçus doivent être exclusivement consacrés au Svalbard et ne doivent habituellement pas être supérieurs à ce qui est requis pour les besoins de la région (art. 8). Cela équivaut à un niveau de taxation bien inférieur au taux de 78 % que la Norvège impose sur les bénéfices des compagnies actives en mer.

Une controverse existe quant au champ d'application de ce Traité qui oppose la Norvège à la plupart des autres États parties. Avec l'entrée en phase active de l'exploitation du sous-sol en mer de Barents, les États parties manifestent un regain d'intérêt pour le régime du Traité de Paris.

Les premières interrogations relatives au champ d'application du Traité de Paris sont nées lorsque la Norvège a créé en 1976 une zone économique exclusive (ZEE) au large de son territoire continental et une zone de protection halieutique (ZPH) au large du Svalbard en 1977. Les incidents entre les navires de pêche européens et les autorités norvégiennes dans les eaux du Svalbard se sont multipliés.

Pour la Norvège, qui s'en tient à une interprétation stricto sensu , le champ d'application du Traité de Paris se limite aux îles de l'archipel et à leurs eaux territoriales, seul espace maritime expressément mentionné dans le texte du Traité. Le régime de libre accès et de libre exploitation au bénéfice des autres parties ne s'applique donc pas, selon elle, ni à la ZEE, ni à la ZPH, ni au plateau continental. Elle s'estime dès lors fondée à octroyer des concessions et à appliquer des quotas de pêche selon le régime de droit commun norvégien dans ces zones.

La France, l'Allemagne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et l'Islande adoptent quant à elle une interprétation lato sensu du champ d'application du Traité de Paris, incluant la ZEE, la ZPH et le plateau continental : les concepts de ZEE ou de ZPH n'existaient pas à l'époque de la signature du Traité de Paris, et par ailleurs, la thèse norvégienne reviendrait à reconnaître à la Norvège plus de droits dans la ZEE qu'elle n'en détient pour exploiter les ressources du territoire terrestre du Svalbard (contrairement au principe de droit maritime, « la terre domine la mer »).

L'Espagne et la Russie défendent une position plus restrictive que la position française. Pour ces deux pays, la Norvège n'est pas en mesure de créer une zone sous sa juridiction au large du Svalbard, car le Traité de Paris instaure un régime juridique objectif indépendant de celui du droit de la mer.

Source : Ambassade de France en Norvège

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