B. LE « SENTIMENT » D'ÊTRE DISCRIMINÉ

1. Un ressenti de discrimination croissant

Plusieurs personnes entendues par vos rapporteurs ont mis en avant l'absence de superposition entre la notion juridique de discrimination et le sentiment de discrimination. Une personne peut qualifier de discriminatoire un comportement qui ne l'est pas au regard du droit tandis qu'une victime de discrimination au sens juridique pourra ne pas l'identifier comme tel.

La discrimination relève souvent d'un processus diffus, d'une accumulation de faits qui, pris isolément, ne constituent pas une discrimination mais qui, pris dans leur ensemble, justifient un sentiment général de discrimination. Dans ces cas, il est difficile à la personne concernée d'appréhender exactement l'origine de la discrimination tant les actes discriminants se multiplient dans sa vie quotidienne.

M. François Dubet relevait ainsi que « les individus ont du mal à percevoir s'ils sont ou non discriminés », certains obstacles qu'ils rencontrent quotidiennement ne leur apparaissant plus forcément comme un acte discriminatoire. Selon lui, le risque de discrimination est alors comme un « risque climatique » : il n'empêche pas de vivre mais peut survenir à n'importe quel moment (recherche d'un emploi, location d'un logement, etc.)

Lors de son audition, Mme Rokhaya Diallo, fondatrice de l'association « Les indivisibles » , insistait ainsi sur l'installation d'un « racisme ordinaire », fait de propos qui ne tombent pas sous le coup d'une incrimination pénale mais créent un climat général raciste, en favorisant la diffusion de préjugés. Un tel climat peut élever le seuil de tolérance générale à des comportements discriminants et banaliser des comportements auparavant condamnés par la société 3 ( * ) .

Cette situation démontre la nécessité d'outils statistiques suffisants pour que la politique de lutte contre les discriminations ne soit pas fondée sur le seul sentiment des discriminations ressenties mais repose sur des données tangibles, objectives et, partant, irréfutables.

En effet, ce sentiment de discrimination ne semble pas être correctement saisi par le droit, pourtant abondant en ce domaine.

2. Un droit abondant mais méconnu
a) Des dispositions nombreuses au risque de l'incohérence

Perçue en France avant tout comme une atteinte au principe démocratique d'égalité proclamé à l'article 1 er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la lutte contre les discriminations est depuis l'origine principalement abordée sur le terrain de la répression pénale, même si elle a progressivement gagné le champ civil, sous l'influence notamment du droit international et européen.

La lutte contre les discriminations a d'abord été saisie par le droit pénal à travers la lutte contre le racisme : si le décret-loi du 21 avril 1939, dit « Marchandeau », incrimine l'injure et la diffamation raciale par une modification de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, l'incrimination de la discrimination raciale en tant que telle n'intervient qu'avec la loi n° 72-546 du 1 er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, qui sanctionne certains comportements motivés par l'appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. L'incrimination pénale de la discrimination s'étend ensuite progressivement aux discriminations à raison du sexe et de la situation de famille avec la loi n° 75-625 du 11 juillet 1975 4 ( * ) , puis à raison des moeurs en 1985 5 ( * ) , du handicap et de l'état de santé en 1989 et 1990 6 ( * ) .

Parallèlement, le droit du travail établit en 1956 l'infraction de discrimination syndicale - reprise dans le code pénal, de même que la discrimination à raison des opinions politiques, lors de sa réforme en 1992 -, puis pose l'obligation d'égalité salariale entre les hommes et les femmes par les lois n° 72-1143 du 22 décembre 1972 et n° 83-635 du 13 juillet 1983 7 ( * ) .

Les années 2000 marquent toutefois un tournant, sous l'impulsion du droit européen, avec les lois n° 2001-1066 du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations et n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations. À ces deux grandes lois s'ajoutent de nombreuses mesures ponctuelles égrenées au fil de différents textes 8 ( * ) .

Ces évolutions successives ont conduit à renforcer la répression des comportements discriminatoires selon un double mouvement. En premier lieu, le champ de la répression a été progressivement étendu avec la création de nouvelles incriminations du fait de la multiplication des motifs de discrimination mais également des agissements incriminés. En second lieu, l'approfondissement de cette répression est résulté de la suppression du « motif légitime » de discrimination 9 ( * ) , de l'aggravation des peines et de la facilitation de la preuve ( cf. infra ).

Les motifs de discrimination

La loi incrimine aujourd'hui dix-neuf motifs de discrimination énumérés dans trois articles différents 10 ( * ) :

- l'article 225-1 du code pénal réprime toute discrimination opérée à l'encontre des personnes « à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme , de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs moeurs, de leur orientation ou identité sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » ;

- l'article L. 1132-1 du code du travail bannit les discriminations effectuées à l'égard d'une personne « en raison de son origine, de son sexe, de ses moeurs, de son orientation ou identité sexuelle, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes , de ses convictions religieuses , de son apparence physique, de son nom de famille , de son lieu de résidence ou en raison de son état de santé ou de son handicap » ;

- l'article 1 er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 bannit les discriminations commises à l'encontre d'une personne « sur le fondement de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race, sa religion, ses convictions, son âge, son handicap, son orientation ou identité sexuelle, son sexe ou son lieu de résidence ».

Si les énumérations des articles 225-1 du code pénal et L. 1132-1 du code du travail se recoupent à quelques nuances près soulignées ci-dessus, malgré un ordonnancement différent, l'article 1 er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 n'énumère, quant à lui, que neuf motifs de discrimination.

Si l'on peut se féliciter de l'intérêt porté par le législateur à la lutte contre les discriminations, on peut toutefois regretter que ce droit de la discrimination se soit constitué de façon empirique, par strates successives, sans aucune vision d'ensemble. Il en résulte un morcellement de l'incrimination de discrimination ainsi que certains doublons, à l'instar de la discrimination syndicale, réprimée tant par le code pénal que par le code du travail. En effet, si les principales sources du droit de la discrimination demeurent les articles 225-1 à 225-4 du code pénal et L. 1132-1 à L. 1132-4 du code du travail, une multitude d'autres dispositions participent de la répression de la discrimination soit qu'elles fassent du mobile discriminatoire une circonstance aggravante de certaines infractions 11 ( * ) , soit qu'elles s'attachent à préciser certains des agissements incriminés au risque d'un conflit de qualifications 12 ( * ) . À ces dispositions s'ajoutent en outre celles assurant une répression comparable, à l'instar de l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui incrimine les provocations publiques à la discrimination.

b) Un nombre d'affaires paradoxalement faible

En dépit de ce droit si abondant, le taux de saisine du juge reste faible.

M. Mathieu Debatisse, vice-procureur en charge du secrétariat général du parquet au tribunal de grande instance de Bobigny, a ainsi indiqué lors de son audition que le contentieux de la discrimination demeure un contentieux résiduel, y compris en Seine-Saint-Denis où le pôle anti-discriminations de Bobigny n'avait enregistré que six à sept plaintes en deux ans. Créés dans chaque tribunal de grande instance par une circulaire du Garde des sceaux en date du 11 juillet 2007, ces pôles anti-discriminations, qui comprennent un magistrat référent et un délégué du procureur de la République issu de préférence du milieu associatif, sont pourtant chargés de favoriser l'accès à la justice des victimes de discriminations et d'améliorer la réponse pénale, par l'animation d'un réseau local de lutte contre les discriminations et le suivi du traitement des plaintes. Ce nombre réduit de plaintes semble aller dans le sens du constat de semi-échec des pôles anti-discriminations formulé par les représentants de la Ligue des droits de l'homme lors de leur audition ; la représentante de SOS Racisme entendue par vos rapporteurs n'était, quant à elle, en mesure de citer spontanément que les pôles anti-discriminations de Bordeaux et Lyon. Et ce, malgré un travail étroit mené par ces pôles en coopération avec le Défenseur des droits, à l'exemple de la journée d'audience dédiée à quatre affaires de discrimination, organisée par le pôle anti-discriminations de Bobigny 13 ( * ) .

Les représentants de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA) entendus par vos rapporteurs indiquaient, pour leur part, que, selon leurs statistiques propres, seules 4 % des personnes qui se sont rapprochées de l'association allaient jusqu'au dépôt de plainte. La Ligue des droits de l'homme estime à une vingtaine le nombre annuel d'affaires portées devant les tribunaux contre un millier au Royaume-Uni.

Ainsi, à quelques affaires emblématiques près - condamnation de Renault en 2007 pour discrimination à raison de l'origine ethnique dans le déroulement de carrière, affaire Baby Loup 14 ( * ) plus récemment... -, le faible taux de saisine du juge est saisissant de contraste avec la montée du sentiment de discrimination décrite par les différents sociologues et représentants d'associations entendus par vos rapporteurs. Comment l'expliquer ?

Certains s'interrogent sur le rôle des associations qui, faute de moyens suffisants, filtreraient les plaintes pour ne mener devant les tribunaux les seules affaires pour lesquelles la discrimination serait caractérisée de manière indéniable et le résultat quasi-certain. La longueur des procédures serait également un obstacle fort : à titre d'exemple, Mme Natacha Gorchon, responsable du pôle discrimination et membre du bureau national de SOS Racisme, citait l'affaire L'Oréal 15 ( * ) , commencée en 2000 et achevée... en 2011 ! Peu de requérants ont effectivement les ressources, financières et surtout morales, pour supporter des procédures aussi longues. Le problème de l'accès au droit serait, selon certaines personnes entendues, davantage culturel que financier puisque le dépôt de plainte puis l'action devant le juge pénal peuvent ne rien coûter au requérant s'il ne se porte pas partie civile ; cependant, il ne faut pas sous-estimer la méfiance vis-à-vis des autorités pénales. A contrario , si la méconnaissance de l'action au civil est souvent mise en avant pour expliquer qu'il n'y soit pas plus fréquemment fait recours, on ne peut ici écarter l'aspect financier puisque la présence d'un avocat est requise. Les facteurs psychologiques demeurent cependant probablement prépondérants. On a déjà évoqué la crainte des représailles de l'employeur s'agissant de discriminations au sein du monde du travail. Le travail des victimes sur elles-mêmes pour se percevoir comme telles, préalable aux démarches en vue de se voir reconnaître ce statut par la société, n'est pas à négliger, comme l'explique une étude de l'Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances 16 ( * ) .

Devant ce constat d'une politique de lutte contre les discriminations qui semble manquer son objectif en dépit des moyens juridiques mobilisés, il convient de mieux cerner les discriminations. Le préalable à une politique plus efficace de lutte contre les discriminations est ainsi de mieux les mesurer.


* 3 Ce constat a notamment incité l'association Les Indivisibles à décerner chaque année, depuis 2009, les Y'a bon awards pour « récompenser », de manière satirique, les propos de personnalités publiques jugés racistes.

* 4 Loi n° 75-625 du 11 juillet 1975 modifiant et complétant le code du travail en ce qui concerne les règles particulières au travail des femmes ainsi que l'art. L. 298 du code de la sécurité sociale et les art. 187-1 et 416 du code pénal.

* 5 Loi n° 85-772 du 25 juillet 1985 portant diverses dispositions d'ordre social.

* 6 Lois n° 89-18 du 13 janvier 1989 portant diverses mesures d'ordre social et n° 90-602 du 12 juillet 1990 relative à la protection des personnes contre les discriminations en raison de leur état de santé ou de leur handicap.

* 7 Lois n° 72-1143 du 22 décembre 1972 relative à l'égalité de rémunération entre les hommes et les femmes et n° 83-635 du 13 juillet 1983 portant modification du code du travail et du code pénal en ce qui concerne l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, dite « loi Roudy ».

* 8 On peut ainsi notamment citer : la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, la loi n° 2006-340 du 23 mars 2006 relative à l'égalité salariale entre les femmes et les hommes, la loi n° 2006-396 du 31 mars 2006 pour l'égalité des chances, la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d'allègement des procédures, la loi n° 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique ou la loi n° 2012-954 du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel.

* 9 L'article 416-1 du code pénal, abrogé par l'entrée en vigueur du nouveau code à partir du 1 er mars 1994, prévoyait en effet que les peines encourues pour discrimination étaient « applicables à quiconque aura, par son action ou son omission, et sauf motif légitime , contribué à rendre plus difficile l'exercice d'une quelconque activité économique dans des conditions normales ».

* 10 L'article 1 er de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs et portant modification de la loi n° 86-1290 du 23 décembre 1986 contenait également une énumération différente jusqu'à ce que la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové la remplace par un renvoi à l'article 225-1 du code pénal ( cf. infra ).

* 11 L'article 132-76 du code pénal dispose ainsi que « dans les cas prévus par la loi, les peines encourues pour un crime ou un délit sont aggravées lorsque l'infraction est commise à raison de l'appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, de la victime à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée », étant précisé que « la circonstance aggravante [...] est constituée lorsque l'infraction est précédée, accompagnée ou suivie de propos, écrits, images, objets ou actes de toute nature portant atteinte à l'honneur ou à la considération de la victime ou d'un groupe de personnes dont fait partie la victime à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». De semblables circonstances aggravantes sont également prévues aux articles 132-77, 225-18, 225-18-1, 311-4 et 312-2 du code pénal.

* 12 Par exemple, l'article 1 er de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 précitée incrimine spécifiquement le refus de location d'un logement pour un motif discriminatoire ; les articles L. 1142-1, L. 1225-1 et L. 2141-5 du code du travail s'attachent à des agissements précis tels la publication d'une offre d'emploi discriminatoire, le refus d'embauche ou de mutation,...

* 13 Le 17 avril 2013, une audience correctionnelle entièrement dédiée à la discrimination s'est tenue devant le tribunal de grande instance de Bobigny, au cours de laquelle ont été évoquées quatre affaires traitées par le Défenseur des droits portant sur un refus d'embauche en raison de l'origine, sur un refus d'embauche en raison de la grossesse, sur un refus d'embauche en raison de l'apparence physique et sur un refus de transport aérien en raison du handicap.

* 14 L'affaire Baby Loup, du nom d'une crèche associative, est relative au licenciement d'une employée au motif qu'elle portait un voile islamique, en contradiction avec le règlement intérieur de l'établissement. Cette affaire a donné lieu à un revirement de la Cour de cassation qui, après avoir, dans un premier temps, annulé la décision de la Cour d'appel confirmant le licenciement, a finalement elle-même confirmé celui-ci par un arrêt de juin 2014.

* 15 L'entreprise a été condamnée pour avoir conditionné l'embauche de démonstratrices de produits cosmétiques à la condition « BBR » (bleu, blanc, rouge).

* 16 Discriminations : parcours institutionnels des plaignants , Les études de l'ACSÉ n° 4, novembre 2012.

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