C. ÉVITER TOUTE MISE EN oeUVRE DISCRIMINANTE DU PRINCIPE DE LAÏCITÉ

1. Une nécessaire réaffirmation de la liberté religieuse

De nombreuses personnes entendues par vos rapporteurs sont revenues sur la « compatibilité de l'Islam avec la République », débat récurrent au cours des dernières années, et de nouveau ces derniers mois autour de l'affaire Baby Loup. La laïcité et son mésusage ont ainsi été au coeur de nombre d'auditions.

Certains ont en effet dénoncé avec vigueur le détournement de la laïcité comme outil « anti-Islam », citant l'exemple de la loi sur le voile intégral 47 ( * ) . M. Yazid Sabeg, ancien commissaire à la diversité et à l'égalité des chances, y voit le signe d'une trop grande incursion de l'État dans la vie privée, domaine du religieux, et le retour d'une discrimination institutionnelle contraire à la primauté des libertés individuelles, pourtant caractéristique de la démocratie. Il a regretté la régression qui en résulterait sur le plan des libertés et de l'égalité de traitement entre les citoyens, alors même que « l'État est laïc mais la société est religieuse ». Livrant une analyse assez proche de celle de M. Zazid Sabeg, M. Thierry Tuot, conseiller d'État, auteur d'un rapport sur la refondation de la politique d'intégration, a jugé la loi « anti-burqa » contre-productive car posant l'interdit avant la liberté au moment où il faudrait au contraire réaffirmer les libertés individuelles, notamment religieuses, pour mieux affronter les tendances communautaristes, définies comme la demande de reconnaissance de droits non pour les individus mais pour des communautés, contrairement au principe républicain. Et de lancer cette invitation à l'égard des pouvoirs publics : « arrêtons d'être obsédés par l'Islam ! ».

Les représentants de la Ligue des droits de l'homme ont, quant à eux, exprimé la crainte que l'affaire Baby Loup ne soit le prétexte à une nouvelle loi qui ravive les débats violents qui avaient eu lieu lors de l'examen de la loi précitée. De nombreux signaux attestent, il est vrai, d'une réelle tension, notamment au sein du monde du travail, avec les religions et tout particulièrement l'Islam. Ainsi, selon les membres du pôle anti-discriminations du tribunal de grande instance de Bobigny, le premier motif de discrimination à l'embauche dont il est saisi est la discrimination à raison de la religion, les musulmans étant les premiers touchés du fait probablement de la facilité d'identification de signes extérieurs par l'employeur.

Ce constat d'une montée de l'intolérance à l'égard non seulement de l'Islam mais de l'ensemble des religions est partagé par M. Joël Mergui, président du Consistoire central israélite de France. Celui-ci a, pour sa part, analysé la volonté de quitter la France d'un nombre toujours croissant de jeunes juifs comme résultant au premier chef non pas de la montée de l'antisémitisme, quelle que soit sa forme - antisionisme, antisémitisme de l'extrême-droite ou de l'islamisme radical -, mais d'une radicalisation de la laïcité qui en deviendrait discriminatoire, empêchant les juifs de vivre leur identité religieuse. À l'appui de cette analyse, il mettait en avant une moindre tolérance vis-à-vis des demandes de dérogation pour les fêtes juives durant les examens ou les concours, la remise en cause de l'abattage rituel et de la circoncision désormais qualifiée par certains de « mutilation » - autant de prétextes supplémentaires à un regain d'antisémitisme, dont les services publics eux-mêmes se rendraient coupables par une incompréhension de ce qu'est la laïcité dont ils se prévaudraient. Il remarquait d'ailleurs que les juifs seraient ceux qui auraient le plus à pâtir d'une laïcité par trop « laïcarde » car les contraintes religieuses sont plus fortes dans le judaïsme que dans l'Islam.

En réponse à cette montée de l'intolérance vis-à-vis des religions, certains craignent un repli communautariste, dont le succès des écoles confessionnelles juives et désormais musulmanes depuis l'ouverture du lycée Averroès en 2003 serait le symptôme 48 ( * ) . Alors même que, selon M. Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux, « une religion bien vécue, bien pensée peut produire du vivre-ensemble ».

Vos rapporteurs ont bien conscience que ces observations interviennent dans un contexte de montée des revendications identitaires, dans lequel s'inscrit ce que d'aucuns appellent le « retour au religieux ». Ils relèvent d'ailleurs le paradoxe qui consiste à se réclamer de l'universalisme républicain en exigeant la stricte application du principe d'égalité conçu en France comme son corollaire tout en revendiquant, dans le même temps, la reconnaissance de particularismes.

Ils constatent toutefois également une réelle méconnaissance du principe de laïcité. Il ne s'agit pas ici de revenir longuement sur ce principe, qui a donné lieu à de nombreux et riches rapports ainsi qu'à une jurisprudence abondante. Cependant, vos rapporteurs tiennent à rappeler que, loin de venir en contradiction avec la liberté de conscience proclamée à l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État vise au contraire à la garantir en assurant la neutralité de l'État - et non de la société en générale - vis-à-vis des religions. Ainsi l'article 1 er de cette loi proclame-t-il : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes, sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. »

2. Vers une garantie de l'exercice du culte même dans la mort

Un autre problème persistant a été évoqué lors de l'audition des représentants du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) : celui de la création de carrés confessionnels dans les cimetières. Pour eux, le manque de place dans les cimetières pour l'inhumation de pratiquants de certains cultes constitue en soi une discrimination religieuse.

Cette question a été longuement traitée par l'un de vos rapporteurs lors d'un précédent rapport consacré à un bilan de la législation funéraire 49 ( * ) . Il y était exposé que le principe de neutralité des cimetières ne s'oppose pas à la liberté de religion des titulaires de concessions funéraires et de leurs familles, donc de l'aménagement de carrés confessionnels, tant que ces derniers ne consistent qu'en un regroupement de fait sans séparation matérielle de quelque nature que ce soit. C'est pourquoi le ministère de l'intérieur encourage cette pratique par deux circulaires datant des 28 novembre 1975 et 14 février 1991. En dépit des demandes de consécration de cette pratique visant à lui conférer une base légale, les deux rapporteurs avaient estimé à l'époque l'intervention du législateur inopportune. Ils écrivaient ainsi : « À ce stade de leur réflexion, vos rapporteurs ne préconisent donc pas de modification de la législation, le respect des recommandations édictées dans les circulaires de 1975 et de 1991 leur semblant, d'une part, favoriser le règlement de cette question, d'autre part, limiter les risques contentieux. Ils pensent que seul un approfondissement du dialogue avec les maires doit permettre d'apporter une réponse à ces questions. »

La persistance de la question des carrés confessionnels conduit vos rapporteurs à s'interroger de nouveau sur l'opportunité d'une modification de la législation, l'incitation des maires par les préfets à aménager de tels carrés confessionnels semblant avoir atteint ses limites 50 ( * ) . Et ce, d'autant que certains des arguments avancés il y a près de dix ans trouvent encore aujourd'hui une certaine résonance. Ainsi tout particulièrement de ceux mettant en avant la stabilisation et l'intégration des populations musulmanes. Il est en effet frappant de constater que le rapport de M. Thierry Tuot consacré à l'inclusion des populations immigrées reprend précisément, parmi ses recommandations, la consécration légale de la pratique des carrés confessionnels 51 ( * ) .

Il apparaît par ailleurs que le risque d'une contradiction avec le principe de laïcité des cimetières puisse être écarté. En effet, si l'article 2 de la loi de 1905 interdit à l'État et aux collectivités territoriales de reconnaître, salarier ou subventionner aucun culte, ce principe est immédiatement tempéré : la République garantissant le libre exercice des cultes, elle doit mettre en mesure chacun de vivre sa religion. Ainsi, s'agissant des personnes privées de liberté, dont l'exercice du culte s'en trouve empêché, M. Jean-Marie Delarue, ancien Contrôleur général des lieux de privation de liberté, rappelait lors de son audition le devoir de l'État de mettre à disposition de ces personnes les moyens de pratiquer leur religion. Tel est précisément le sens du deuxième alinéa du même article 2 qui prévoit que pourront être inscrites au budget de l'État et des collectivités « les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons ».

De même qu'une personne détenue est entravée juridiquement dans son droit d'exercer son culte, de même un défunt et sa famille ne sont pas mis en capacité de procéder à une inhumation conformément à leur culte si le cimetière de la commune de résidence ou de décès du défunt ne dispose pas d'un carré confessionnel, dans la mesure où la législation funéraire n'autorise l'inhumation que dans ces deux endroits, à moins de disposer d'un caveau de famille 52 ( * ) . Dès lors, le choix se réduit à l'alternative de renoncer au carré confessionnel ou de décider l'expatriation du corps. Vos rapporteurs estiment qu'il appartient au législateur de garantir un véritable choix à ces défunts et à leurs familles afin de leur assurer le libre exercice de leur culte, y compris à leur mort.

Proposition n° 7 : conférer une base légale à la pratique des carrés confessionnels dans les cimetières


* 47 Loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public.

* 48 Sans se prononcer sur cette appréciation, vos rapporteurs tiennent à indiquer qu'ils ne sont nullement hostiles à l'enseignement confessionnel sous contrat quel qu'il soit.

* 49 Bilan et perspectives de la législation funéraire - Sérénité des vivants et respect des défunts , rapport d'information n° 372 (2005-2006) de MM. Jean-Pierre Sueur et Jean-René Lecerf, fait au nom de la commission des lois et de la mission d'information de la commission des lois, consultable à l'adresse : http://www.senat.fr/notice-rapport/2005/r05-372-notice.html.

* 50 Vos rapporteurs notent à cet égard qu'une nouvelle circulaire rappelant les règles énoncées dans les précédentes, a été diffusée en date du 19 février 2008.

* 51 Cf . la recommandation n° 8 du rapport de M. Thierry Tuot, La grande nation - pour une société inclusive, rapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d'intégration, 1 er février 2013.

* 52 L'article L. 2223-9 du code général des collectivités territoriales prévoit certes que « toute personne peut être enterrée sur une propriété particulière, pourvu que cette propriété soit hors de l'enceinte des villes et des bourgs et à la distance prescrite », cependant ce mode d'inhumation est peu usité en raison du caractère strict des conditions à remplir (autorisation préfectorale après avis d'un hydrogéologue agréé).

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