COMPTE RENDU DE L'AUDITION PUBLIQUE DU 16 AVRIL 2014 : ÉDUCATION AU NUMÉRIQUE

SOMMAIRE

INTRODUCTION

M. Bruno Sido , sénateur, président de l'OPECST

Mme Anne-Yvonne Le Dain , députée, vice-présidente de l'OPECST

Tables rondes animées par M. Daniel Kofman, professeur à Telecom ParisTech, directeur du LINCS, membre du Conseil scientifique de l'OPECST

Première table ronde : L'éducation au numérique en milieu scolaire

Mme Catherine Becchetti-Bizot , inspecteur général de l'éducation nationale, directrice du projet stratégie numérique, Ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche

M. Pierre Léna , professeur émérite, membre de l'Académie des sciences, président et cofondateur de la Fondation de coopération scientifique pour l'éducation à la science « La main à la pâte »

Mme Sophie Pène , professeur en sciences de l'information et de la communication, Université Paris Descartes, membre du Conseil national du numérique

M. Pierre Ricono , chef du département Campus technologique, direction des éditions et du transmédia, Universcience

DÉBAT

Deuxième table ronde : L'éducation au numérique et à sa sécurité dans l'enseignement supérieur et dans la vie professionnelle

M. Jean-Marie Chesneaux , vice-président de la Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs (CDEFI) et directeur de Polytech'Paris-UPMC

M. Gilles Dowek , directeur de recherche à l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA)

M. Philippe Marquet , vice-président de la Société informatique de France (SIF)

M. François Germinet , président de l'Université de Cergy-Pontoise, président du comité numérique à la Conférence des présidents d'université (CPU)

DÉBAT

Troisième table ronde : Regards croisés sur d'autres approches du numérique

M. Guillaume Poupard , directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI)

M. Éric Delbecque , chef du département de sécurité économique, Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ)

M. Gilles Dowek , responsable du secrétariat du groupe de travail sur le rapport de l'Académie des sciences « L'enseignement de l'informatique en France - Il est urgent de ne plus attendre »

DÉBAT

Introduction

M. Bruno Sido, sénateur, président de l'OPECST . - Avant de débuter cette audition, je voudrais plus particulièrement saluer toutes les personnalités qui ont accepté de participer à cette audition publique ainsi que les journalistes présents.

Dans le cadre d'une étude de faisabilité sur le risque numérique, permettez-moi de vous accueillir au Palais de Luxembourg, salle Médicis, pour un échange de vues en forme de table ronde. Mme Anne-Yvonne Le Dain, députée et vice-présidente de l'Office, est corapporteur de cette étude, ce dont je me félicite.

Ayant déjà réalisé à ce jour près d'une quarantaine d'auditions, il nous est apparu que la question de l'éducation au numérique était au coeur du risque numérique et de la sécurité des réseaux. C'est pourquoi nous avons sollicité chacun d'entre vous afin d'avoir un échange approfondi sur ce que pourrait être l'éducation au numérique, depuis la maternelle jusqu'à la maison de retraite. Le numérique a envahi nos vies à une vitesse sans cesse accélérée et il serait difficile, voire impossible, de nous en passer si jamais nous en avions le désir. Cependant, souvent, notre apprentissage des outils numériques s'est effectué « sur le tas » - si vous me passez l'expression - alors que, compte tenu de la technicité des nouveaux outils à notre disposition, il serait préférable d'en apprivoiser les possibilités à partir de l'acquisition d'une vraie culture numérique, complétée par l'apprentissage des outils numériques à maintenir au service de l'homme.

Mais je vais me garder d'anticiper davantage sur le contenu de nos débats.

Les échanges de cette matinée se dérouleront en trois parties, entrecoupées de trois débats. Pour les animer, j'ai fait appel à un membre du Conseil scientifique de l'Office, M. Daniel Kofman, qui est d'abord un spécialiste du numérique. En effet, parmi ses nombreux titres et qualités, il est professeur à Telecom ParisTech , directeur du LINCS , centre de recherche regroupant des universitaires et des industriels sur les technologies de l'information et de la communication. Il a mené des travaux de recherche dans le domaine des réseaux et des services numériques du futur, publié des ouvrages et de nombreux articles scientifiques. Enfin, il a cofondé deux sociétés dans le domaine des technologies, des télécommunications et de l'information. Je le remercie d'avoir accepté ce rôle difficile.

Sans plus attendre, je passe la parole à Mme Anne-Yvonne Le Dain, corapporteur de notre étude sur le risque numérique, qui souhaite également vous adresser quelques mots de bienvenue.

Mme Anne-Yvonne Le Dain, députée, vice-présidente de l'OPECST. - Mesdames et Messieurs, merci de votre présence et de nous donner de votre temps, richesse essentielle pour chacun d'entre nous. Cette table ronde sur l'éducation numérique part du principe que le monde s'accélère. Aujourd'hui, le temps devient une constante instantanée. Nous ne supportons plus rien qui ne soit fait à la seconde, depuis que les smartphones nous mettent en connexion avec le monde entier. Les enfants possèdent des smartphones , ils communiquent de manière extrêmement rapide, ont inventé leur propre langage, une sorte d'alphabet phonétique très vivant, et sans interférences avec le monde des adultes, qui représente davantage celui de l'action que de la raison. Le temps de l'adulte est à la fois très rapide et très lent, à l'image de ce monde qui change.

Le numérique a bouleversé le monde, ce qu'ont pressenti les Américains depuis une vingtaine d'années alors que les débats actuels, au niveau européen, sont lents et difficiles. Une décision vient toutefois d'être prise dans ce contexte concernant la protection des données personnelles, mais cela représente le fruit d'une maturation de deux années. Deux commissaires européens sont impliqués et l'affaire Snowden a, tout à coup, accéléré le dispositif, occasionnant une inquiétude brutale quant à la protection des données personnelles. En effet, il est apparu que nous avons tous, collectivement et médiatiquement, réalisé que nos données étaient collectées, séquencées, découpées, exploitées et redistribuées dans des canaux filaires et virtuels. Ce monde de données fabrique une nouvelle économie, qui constitue en elle-même un risque.

Bien évidemment, nous sentons que le monde entier a changé et que la question de l'éducation numérique est fondamentale. Il faut s'en saisir immédiatement, d'autant que les enfants ont des appareils numériques dès la poussette grâce à Fisher Price : je le dis sous forme de boutade, mais c'est un fait.

La question qui se pose au législateur est d'interdire ou de permettre. Par ailleurs, le numérique, souvent vécu comme un risque, peut également constituer une opportunité.

Que devons-nous, que pouvons-nous faire dans un monde qui change et au premier chef par rapport à nos enfants qui utilisent le numérique intuitivement et sans connaissance ni mesure ? Dans ce monde, en matière d'éducation au numérique, la responsabilité du législateur est d'autoriser dans certains cas, d'interdire dans d'autres. En cas d'autorisation, il est nécessaire de déterminer comment instrumenter, à partir de quel âge, dans quels moments et pour quel usage.

Tables rondes animées par M. Daniel Kofman,
professeur à Telecom ParisTech, directeur du LINCS, membre du conseil scientifique de l'OPECST

Première table ronde :

L'éducation au numérique en milieu scolaire

M. Daniel Kofman. - Monsieur le président, madame la vice-présidente, mesdames et messieurs, bonjour.

Il fut un temps où l'écriture était une technologie innovante. Aujourd'hui, elle est immergée dans nos vies et nous savons à quel point elle a révolutionné notre civilisation.

De même, le numérique est immergé dans la vie des citoyens et des entreprises. Il s'agit d'une technologie souvent imperceptible, mais qui, d'ores et déjà, a induit des bouleversements, tandis que d'autres sont à venir.

On parle de quatrième révolution industrielle, alors que des évolutions profondes sont en marche.

Le numérique apporte de nouveaux concepts, mais également de nouvelles formes de pensée. De même que l'écriture a changé le mode de raisonnement, le numérique induit de nouvelles formes de création. La France et l'Europe doivent conserver un rôle de premier plan en la matière et je suis convaincu de la nécessité d'un besoin de formation accru : formation aux usages, aux risques, et surtout formation des acteurs qui créeront le monde de demain grâce à ces nouvelles technologies.

La première table ronde sur l'éducation numérique en milieu scolaire nous permettra d'aller bien au-delà de la notion de programmation, terme extrêmement réducteur en ce qui concerne l'éducation au numérique.

M. Bruno Sido. - La première table ronde réunira Mme Catherine Becchetti-Bizot, inspectrice générale de l'éducation nationale, directrice du projet stratégie numérique au ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche ; M. Pierre Léna, professeur émérite, membre de l'Académie des sciences, président et cofondateur de la Fondation de coopération scientifique pour l'éducation à la science « La main à la pâte » ; Mme Sophie Pène, professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris Descartes, membre du Conseil national du numérique ; M. Pierre Ricono, chef du département Campus technologique, direction des éditions et du transmédia d'Universcience.

Mme Catherine Becchetti-Bizot, inspecteur général de l'éducation nationale, directrice du projet stratégie numérique, ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche . - Je vous remercie, monsieur le sénateur et madame la députée, de m'avoir invitée à participer à cette table ronde, qui se situe au coeur de mes préoccupations. J'ai bien compris que vous souhaitiez avoir mon point de vue sur la nécessité d'introduire à l'école ce que vous dénommez la « culture du numérique » et non, je le note, « l'éducation au numérique », ou « l'enseignement du numérique ». Il s'agit d'un choix tout à fait intéressant, sur lequel je reviendrai au cours de ma présentation.

Cette nécessité de former de jeunes utilisateurs responsables et conscients dans l'usage des réseaux connectés, sera exposée au travers de mon point de vue - avec toutes les réserves que cela suppose - et non celui, officiel, du ministère de l'éducation nationale. Je le précise, même si bien sûr, dans mes fonctions actuelles, la question des réseaux et de la protection des données est centrale et si je suis amenée à contribuer à la réflexion générale et à la mise en place de stratégies dans le cadre de la loi de refondation de l'école de juillet 2013.

Cette loi de 2013 met en avant les responsabilités de l'école face au développement rapide des usages du numérique en classe et fait obligation de repenser en conséquence les programmes d'enseignement, les méthodes pédagogiques, les modalités d'apprentissage des élèves, les modes d'évaluation et la formation des enseignants qui en découle. Il s'agit d'une mission très importante de refonte et de redéfinition confiée au Conseil supérieur des programmes (CSP), dont il ne m'appartient pas de dire ce qui émergera des travaux, auxquels participent des parlementaires. Ce conseil doit travailler en toute indépendance, tout en s'appuyant sur des consultations et des expertises.

Toutefois, il est important de souligner que le ministre a clairement mandaté, dans sa lettre de mission, M. Alain Boissinot, président du Conseil supérieur des programmes, pour intégrer les transformations nécessaires induites par l'introduction des outils numériques à l'école, réfléchir aux nouvelles compétences et connaissances à faire acquérir aux élèves pour qu'ils ne soient pas de simples consommateurs, mais, d'une part, des personnes conscientes des contraintes éthiques, juridiques et sociales dans lesquelles s'inscrit l'utilisation du numérique et d'Internet, et, d'autre part, des individus autonomes dans l'utilisation de ces outils, c'est-à-dire maîtres des nouveaux langages, producteurs eux-mêmes et créateurs et designers de leur savoir.

Dans ce nouveau contexte, le CSP transmettra des propositions de programmes. Je souhaite toutefois rappeler que, d'ores et déjà, le ministère de l'éducation nationale a beaucoup avancé, ces derniers temps, dans la prise en compte du numérique comme objet d'enseignement et pas simplement comme un outil au service de pédagogies plus traditionnelles et sans doute moins adaptées aux attentes et à l'environnement culturel des jeunes d'aujourd'hui, tels que vous les avez décrits.

M. Vincent Peillon a fait inscrire, dans la loi du 8 juillet 2013 de refondation de l'école, la création d'un service public du numérique éducatif , de même que l' obligation d'une éducation aux médias et à l'information (article 4) au niveau du collège, éducation qui vise à préparer les élèves à vivre et à travailler en citoyens responsables dans la société de l'information et de la communication. Cette inscription dans la loi constituait une première, symboliquement très forte. L'éducation aux médias et à l'information comporte des éléments de compréhension, à la fois techniques, économiques et sociologiques des médias numériques, et aussi l'approche des processus qui sous-tendent tous ces objets et Internet.

Au ministère, de plus en plus d'acteurs et d'experts s'accordent pour promouvoir une approche pluridisciplinaire de l'éducation au numérique . Ils convergent de même sur la recherche de modalités d'enseignement fondées sur la pédagogie de projet , sur des démarches créatives et collaboratives mettant en activité les élèves avec ces outils.

Pour ma part, mon point de vue est avant tout celui d'une inspectrice générale de lettres, qui s'est toujours intéressée au décryptage des textes, à l'analyse rhétorique, c'est-à-dire à la recherche des intentions et stratégies et de l'écriture masquée qui se cachent sous les formes visibles de textualité. Je me suis également beaucoup intéressée à la relation entre technologie et écriture , c'est-à-dire à la manière dont tout nouveau support technique écrit, depuis la tablette d'argile jusqu'à la tablette tactile, en passant par le rouleau, le codex, le livre imprimé, l'écran d'ordinateur, conditionne nos manières d'écrire, de penser, de comprendre le monde et de vivre en société. C'est pourquoi j'apprécie particulièrement que vous ayez posé la question en termes de culture du numérique et non simplement en termes d'éducation à l'information ou d'enseignement du numérique. En effet, je pense que ce serait mal poser le problème que de le réduire ainsi, et ce changement de terminologie était important.

L'informatique était, à l'origine, une branche des mathématiques qui s'est ensuite autonomisée, constituée en sciences, pour devenir une industrie et qui aujourd'hui, beaucoup plus qu'une technologie, est devenue l'écosystème culturel dans lequel nous vivons. Cette culture impacte très largement tous les secteurs de notre vie quotidienne, notre rapport au savoir, nos relations sociales, nos modes d'échanges et de travail, nos organisations et notre système de représentation.

Par conséquent, la substitution du terme « numérique » au terme « informatique » reflète bien le passage d'une technologie à une culture . C'est ce qui s'est passé au moment de l'invention de l'imprimerie.

Aujourd'hui, le numérique constitue « la nouvelle forme industrielle de l'écriture », ainsi que l'exprime M. Bernard Stiegler et il est nécessaire de l'introduire à l'école parmi les apprentissages fondamentaux. Il s'agit d'une compétence transversale et du socle commun de compétences et de connaissances. Je sais que M. Alain Boissinot partage cette vision, qui doit traverser toutes les disciplines et relever de la responsabilité de l'ensemble des enseignants, pas simplement les spécialistes. Les enseignants devront être formés dans la conception et la mise en oeuvre de cette responsabilité nouvelle, chacun dans sa discipline, pour introduire cette compréhension du média numérique et de ses usages, dans ses dimensions diverses : sociales, économiques, éthiques, juridiques, et bien sûr techniques... Cette conscience devrait s'accompagner, à mon sens, d'une connaissance des langages permettant d'utiliser les nouveaux instruments de notre culture.

Comme vous le constatez, je prends le parti d'une approche globale et intégrée de la culture numérique, qui me semble bien correspondre aux objectifs de l'école publique et républicaine et qui n'est pas contradictoire avec le fait d'approfondir par ailleurs, dans certaines filières et à certains moments de la scolarité, l'enseignement de l'informatique. C'est d'ailleurs déjà le cas dans l'enseignement général au lycée, puisque nous avons créé, depuis deux ans en Terminale S, un enseignement Informatique et sciences du numérique (ISN ). Cet enseignement propose aux élèves, entre autres, une introduction à la science informatique, information numérique, algorithmes, langage et architecture. Il doit être étendu aux autres séries générales (littéraire et économique et sociale), avec les adaptations nécessaires au public des élèves, et les professeurs sont formés dans ce sens.

En deuxième lieu, le brevet informatique et Internet (B2i ) est en cours de rénovation, tout d'abord au lycée, puisque ce B2i intègre désormais la culture numérique. Par exemple, le domaine I (« travailler dans un environnement numérique évolutif ») est résolument tourné vers la maîtrise des pratiques informatiques, avec les notions de paramétrage. Il permet par exemple d'identifier « les enjeux associés aux modes de codage et de programmation (diversité de programmations, open-source , etc.) ». En ce qui concerne le B2i Écoles et Collèges , il doit être rénové à son tour pour aller dans le sens du développement de la créativité numérique des élèves. De même, on peut supposer que le Conseil supérieur des programmes fera évoluer l'enseignement de la technologie dans le sens d'une intégration des évolutions de l'informatique et des besoins de la société.

Au-delà de ces enseignements spécifiques, l'ambition de l'école est bien d'assurer son rôle de formation générale de l'être humain et du citoyen, et, en particulier, le développement de son esprit critique. La réponse de l'école au risque d'un usage dévoyé du numérique est une réponse résolument éducative, et non uniquement sécuritaire , pour répondre à votre question en introduction, madame la députée. Une telle réponse passe sans doute par l'acquisition de connaissances et de compétences nouvelles, nécessaires à l'indépendance et l'autonomie des usagers.

Le tout va dans le sens d'un rapprochement des disciplines entre elles et vers plus de transversalité dans l'approche pédagogique, plutôt que dans la création d'une nouvelle discipline scolaire. Je rappelle, en effet, que les enfants ont vingt-quatre heures de cours par semaine et il me semble que la création d'une discipline supplémentaire alourdirait l'enseignement.

L'acquisition d'une culture du numérique à l'école ne se fera pas sans une transformation profonde de l'organisation des temps et des espaces scolaires ainsi que des modalités d'enseignement. Elle ne pourra pas non plus intervenir sans l'engagement des élèves dans des projets interdisciplinaires et leur participation à la construction de leur propre savoir. C'est ainsi que j'envisage l'évolution des programmes de l'école. Cette acquisition d'une culture numérique ne pourra pas non plus être envisagée sans un déplacement du rôle du professeur qui doit apprendre aux élèves à structurer le flux d'informations qui circulent et leur faire prendre conscience que la connaissance n'est pas une marchandise ordinaire, vouée à la logique industrielle et commerciale, comme le dit M. Bernard Stiegler. La connaissance doit se construire et se structurer dans une appropriation et un usage bien compris des supports de transmission et de production du savoir.

En conclusion, je retiendrai concrètement trois axes pour l'acquisition de la culture numérique et la protection des élèves de toutes les manipulations :

- apprendre à gérer, traiter, organiser et évaluer les informations qui arrivent en flux permanent ;

- apprendre à produire eux-mêmes de l'information et à la diffuser, en respectant un certain nombre de règles : il s'agit de créer, échanger, participer, designer, collaborer à la construction des savoirs en utilisant les outils technologiques et en gérant leurs profils et données personnelles ;

- comprendre les médias numériques dans leur fonctionnement global pour acquérir la distance critique suffisante : comprendre l'économie des médias, leur organisation, leur architecture, leur stratégie, de même que les processus par lesquels se structurent l'information, les langages et les codes qui sous-tendent, les algorithmes qui la traitent. Il s'agit finalement d'apprendre aux élèves à manipuler eux-mêmes ces langages pour en faire les instruments de leur expression et de leur pensée.

Je me situe finalement dans une approche humaniste et non seulement techniciste des médias numériques . Elle me semble possible et plus ambitieuse qu'une simple éducation à l'informatique. Elle nécessite que nous envisagions au premier chef la formation de l'individu, que nous repensions la pédagogie dans le sens du développement de l'enfant et du citoyen.

M. Pierre Léna, professeur émérite, membre de l'Académie des sciences, président et cofondateur de la Fondation de coopération scientifique pour l'éducation à la science « La main à la pâte ». - Monsieur le président, madame la vice-présidente, merci infiniment de m'avoir invité ce matin. Je ne suis pas un spécialiste de l'éducation numérique, mais vous m'avez sollicité au titre de l'action conduite par l'Académie des sciences depuis près de vingt ans, « La main à la pâte », qui nous a amenés à rencontrer un certain nombre de problèmes similaires à ceux connus aujourd'hui par l'enseignement du numérique : sans doute peut-on en extrapoler quelques résultats. Vous avez intitulé votre table ronde « Le risque numérique ». Il existe effectivement plusieurs catégoriques de risques :

- le risque encouru par les enfants et les adolescents devant les réseaux et les écrans : je ne l'évoquerai pas, puisque l'Académie des sciences a formulé un avis assez considérable il y a un an, « L'enfant et les écrans », qui a d'ailleurs connu un écho retentissant dans le public et la presse et qui montre à quel point, dans notre pays, les parents, les éducateurs sociaux, les médecins, les psychologues, sont sensibles à cet aspect du risque ;

- le risque que notre école manque la révolution de l'histoire, que représente le numérique, avec toutes les conséquences que cela implique pour l'avenir professionnel des jeunes et la culture ;

- le risque pour l'économie du pays.

Pendant les dix-huit années passées, « La main à la pâte », en lien très étroit avec les ministères mais en se situant à l'extérieur du système éducatif, a entendu transformer l'enseignement des sciences expérimentales au collège et au primaire pour tous les élèves, avec l'objectif de citoyenneté. La pédagogie a été progressive et active dès l'école primaire, avec la nécessité d'accompagner les professeurs, d'autant que beaucoup d'entre eux, à l'école primaire, n'avaient des sciences qu'une vision limitée. Au collège, le cloisonnement disciplinaire déjà souligné par l'Office dans son récent rapport sur la culture scientifique n'était pas non plus idéal. L'objectif de mutualiser et de partager les succès a été suivi par toutes sortes de méthodes. Le parti a également été pris de ne pas se limiter au niveau national et de profiter des liens très étroits des académies des sciences entre elles, pour travailler au plan européen et même international.

Il a été caractéristique d'amener des professeurs à envisager autrement les sciences de la nature et de l'observation. Finalement, le problème est assez semblable pour le numérique car il est nécessaire de convaincre les professeurs, dont les parcours professionnels sont très différents, de regarder autrement ce monde qui surgit.

J'articulerai ma réflexion autour de cinq points : la science informatique ; les technologies de l'information (TIs) ; les champs de créativité pour les élèves ; les manuels numériques et le développement professionnel des enseignants.

À propos de la science informatique , le rapport de l'Académie des sciences sur « Faut-il enseigner l'informatique » et dont M. Gilles Dowek a été la cheville ouvrière avec d'autres, est le produit d'un très important travail de l'Académie, dont M. Gilles Dowek vous reparlera tout à l'heure.

Au fond, le rapport est construit sur les quatre idées centrales qui structurent cette science informatique aujourd'hui : algorithmes, machines, langage et information. Chacune de ces composantes existe depuis des centaines d'années voire davantage, mais c'est leur convergence autour de technologies, langages et algorithmies nouvelles, qui fait la puissance de la science informatique aujourd'hui.

Il est possible - et il s'agit de la thèse du rapport que je reprends ici, tout en fait en consonance avec les propos de Mme Becchetti-Bizot - de commencer une entrée dans cette science dès l'école primaire . On y retrouve un certain nombre de compétences et de culture : créer un matériel, modéliser, entrer dans le langage formel, traiter des données, abstraire, rechercher des invariants dans un problème, interagir avec un objet matériel et finalement conduire un projet.

En ce qui concerne les technologies de l'information (TIs ), je serai très bref sur cet aspect, sur lequel le ministère de l'éducation nationale a accompli une action importante depuis dix ans, notamment avec le brevet informatique. Ce n'est pas à mes yeux l'aspect le plus important car les jeunes sont en général beaucoup plus rapides et efficaces que nous sur l'utilisation basique de l'outil. De plus, en se limitant à l'utilisation, il est, en outre, certain que nous amputons le contenu même de ce que doit être l'éducation au numérique.

Pour revenir au point précédent, je rapporterai une question sur laquelle nous avons été consultés par le Conseil supérieur des programmes et M. Alain Boissinot : faut-il mettre cet enseignement de la culture numérique dans le socle commun de compétences et de culture. Si oui - ce que nous pensons indispensable - qui peut l'enseigner ? Est-il nécessaire de former des professeurs spécialisés pour une nouvelle discipline informatique, ou bien existe-t-il une alternative ?

Cette dernière reviendrait à considérer que tous les professeurs, quelle que soit leur discipline, deviennent soudain qualifiés sur l'impact de la culture numérique dans la conception même, intellectuelle et abstraite, de leur discipline. Cela peut s'appliquer au français, avec l'utilisateur du correcteur d'orthographe, ou à l'histoire et l'utilisation des bases de données, ou encore la géographie et l'utilisation des systèmes cartographiques de Google , ou même la physique, avec la simulation numérique, etc.

Les débats à l'Académie des sciences ont été nombreux et les arguments ont été présentés en faveur de l'un ou l'autre de ces aspects. Personnellement, je pencherais pour la solution de faire percoler l'enseignement du numérique et de l'informatique dans l'ensemble des disciplines, mais son corollaire particulièrement aigu est celui de la formation continue des professeurs. En effet, il ne faut pas sous-estimer le coût que représente une telle formation à grande échelle. Aussi est-il sans doute raisonnable d' inclure l'informatique dans le socle commun, comme un objectif contraignant à terme , mais que des étapes soient prévues, à la condition qu'un très important programme de formation continue des professeurs soit lancé. La formation doit être continue car il me paraîtrait déraisonnable de ne former que les jeunes professeurs issus de l'école, en laissant les 800 000 professeurs en fonction hors du champ de la transformation de leur pédagogie.

Au sujet du point essentiel de la créativité des élèves et de la transformation de leur mode d'accès au savoir , il est à noter que l'enseignement des langues est bouleversé par la traduction automatique de grande qualité qui émerge depuis quelques années et qui rendra bientôt dérisoire l'exercice de la version ou du thème. Cette nouvelle articulation des outils et des savoirs est une opportunité formidable de créativité, qui ne saurait toutefois se développer sans être guidée par le professeur.

Quant aux manuels numériques , les éditeurs sont les premiers intéressés, étant précisé qu'il existe plusieurs sortes de manuels. Pour moi, un manuel vertueux est celui qui guide l'élève, ou le professeur, de manière précise, dans le cheminement sur Internet. Nous savons tous que pour préparer un sujet, nous pouvons aller puiser dans l'immense réservoir que représente Internet, mais que la manière de le faire et la sélection que nous en retenons, sont en fait extrêmement complexes. En réalité, pour nous guider dans cette complexité, nous avons besoin de tous nos savoirs antérieurs. Le manuel numérique doit aider l'élève comme le professeur dans cette exploration, par une construction en couches, et je crois que nous n'avons aujourd'hui que très peu d'exemples de bons manuels .

Enfin, la question du développement professionnel des enseignants est située au coeur du sujet et « La main à la pâte » a mesuré la complexité d'accompagner ce développement. Dans la plate-forme Magistère du ministère de l'éducation nationale, nous mettons en place un premier Massive Open Online Course (MOOC) , « Vivre la science en classe », qui sera destiné à des milliers d'enseignants de l'école primaire et relatif à l'enseignement scientifique. Ce MOOC sera disponible dans les neuf Maisons pour la Science au service des professeurs, que j'ai déjà eu l'occasion de présenter à votre Office il y a quelques mois et qui constituent le lieu où faire entrer le maximum de professeurs. Après huit ans d'existence à la fin de l'année 2008, ces Maisons auront touché plus de 60 000 enseignants et nous avons bien l'intention de faire entrer l'informatique dans l'offre .

Ce dernier point est absolument central et constitue probablement le seul moyen d'accompagner à des coûts raisonnables le corps professoral des collèges qui est très diffus sur le territoire alors que celui des lycées est relativement concentré dans les villes moyennes et les grandes villes. De ce fait, un grand nombre de ces professeurs de collèges sont très isolés, même s'ils sont bien suivis par leurs inspecteurs pédagogiques régionaux. Pour autant, les contenus demandent sans doute d'autres modalités d'accompagnement, pour lesquelles le monde du numérique offre une chance exceptionnelle.

Mme Sophie Pène, professeur en sciences de l'information et de la communication, Université Paris Descartes, membre du Conseil national du numérique . - J'évoquerai en premier lieu les risques les plus couramment décrits pour les enfants : le risque d'être exposé à des images dégradantes, de manipulation psychique, de spoliation d'identité, les risques concernant les données personnelles ainsi que ceux d'escroquerie qui s'ensuivent, le risque d'addiction... En réalité, les risques concernant les plus petits (de six à douze ans), au moment où ils grandissent combinent l'insécurité informatique, les mauvaises rencontres et les fragilités psychiques. Le pari, qu'il est possible de faire, est que personne ne peut prémunir les enfants contre ces risques, sinon eux-mêmes . L'une des premières raisons à l'éducation à la littératie numérique, combinant une littératie informationnelle et une littératie technique, est effectivement d'atteindre l'objectif placé dans le socle : la responsabilité face aux objets informatiques. Cette éducation, non pas défensive, mais visant à faire en sorte que les enfants comprennent que sous le texte, est le code, semble une nécessité.

Néanmoins, je me situerai dans une perspective quelque peu emphatique, pour dire qu'il est malgré tout difficile de prétendre préparer les enfants à leur environnement de travail, puisque celui-ci nous est encore inconnu à l'horizon de dix ans. Nous ne savons donc pas à quoi nous les préparons, mais nous savons qu'il faudra une imagination hors du commun aux générations à venir pour dépasser les risques qu'ils vont affronter : risques énergétiques, économiques, écologiques, démographiques, alimentaires... Il s'agit alors de se demander comment une culture digitale, informationnelle et informatique précoce , rendra ces enfants aptes à affronter ces difficultés.

De plus, la puissante économie de services que nous avons bâtie après notre société industrielle, va elle-même subir des chocs très rapides et violents, avec la montée en puissance de l'intelligence artificielle et de la robotique. Nous savons que de nombreux emplois, aujourd'hui présentés comme désirables à nos enfants, vont disparaître. Parmi ceux-ci, les métiers d'intermédiaires sont concernés et on parle non seulement du commerce mais également des avocats, ou des professeurs. Nous savons en tous cas que ces métiers vont se reconfigurer très profondément et qu'il en restera ce que nous pourrons collectivement définir comme leur part créative irréductible. Par exemple, en médecine, si les médecins n'analysent pas ce qui est précieux dans leur rapport singulier au malade, leur métier disparaîtra au service d'une mise en concurrence avec des bases Internet. Il en sera de même pour les professeurs.

Tel est donc le contexte futur, tracé à traits grossiers, mais faisant entrevoir que peut-être seulement 30 % des enfants d'aujourd'hui auront des emplois proches des représentations actuelles du travail. Il leur faudra donc beaucoup de créativité pour vivre dans une économie très différente, où la part du non-marchand sera importante, avec un entreprenariat social hors des circuits directs de la monnaie. La création de la valeur en dehors de circuits monétaires constituera un enjeu pour eux.

Je me centrerai à présent sur la manifestation qui a eu lieu, il y a une quinzaine de jours, réunissant le CNAM, l'INRIA et Cap Digital , dénommée « Décoder le code », et qui a réuni un impressionnant écosystème associatif, avec une participation importante de professeurs.

Ce tissu associatif est aux portes de l'école et prend en charge des enfants à partir de cinq ou six ans en développant une culture de la programmation . Il leur explique qu'il s'agit de machines et qu'ils doivent apprendre à les faire agir. Le code est découvert et traité comme un objet de lecture. Il s'agit également de comprendre et connaître les limites de la pensée algorithmique et de prouver que l' informatique sert à fabriquer ensemble, que le droit à l'erreur existe, que plus on fait d'erreurs et plus on apprend. Ce faisant, on entre dans une culture de la coopération, de la formation de pair à pair, de la contribution et de la transformation constante des objets, mais également de l'interrogation critique et du respect des matériaux. Le tout est fondé sur des techniques très simples, qui permettent de fabriquer en un après-midi des objets connectés dans une ambiance de jeu, où les parents sont présents et apprennent avec les enfants.

Ces pratiques sont issues des cultures de hackers informatiques et artistes. Les enfants se forment à une informatique « frugale » qui les rend heureux et leur ouvre les portes d'un monde de « bâtisseurs de possibles ».

Pour être plus précise, j'effectuerai la synthèse du point de vue d'une vingtaine d'intervenants. Cette formation précoce agit sur les modes d'attention, sur la capacité d'autonomie et pourrait donc compenser certaines difficultés rencontrées par l'école, liées à une certaine démotivation. De six à huit ans, les instructeurs stimulent en priorité la logique et cherchent la manifestation immédiate d'une efficience logique sur des objets visibles . Sont ainsi construites des expériences de référence et une base conceptuelle.

De huit à dix ans, les enfants travaillent très volontiers sur des projets répétitifs, mais il convient de leur donner des schémas simples car ils ne travaillent pas chez eux.

De onze à quatorze ans, l'engagement est très passionné et peut continuer à la maison sans instructions. Toutefois, la puissance de la vie sociale et des amitiés nécessite de trouver des projets qui combinent les deux.

À partir de la classe de troisième, les enfants sont tout à fait capables de construire des systèmes intelligents et complexes , par exemple en domotique.

Le bilan des valeurs attachées à cet enseignement précoce aboutit à divers constats d'apprentissages chez les enfants : le sens de ce que sont les langages ; la beauté des matériaux et des machines ; le plaisir de faire et de créer ensemble ; l'attraction que représente le fait d'obtenir le résultat d'un travail collectif, qui peut se reconfigurer et s'améliorer sans cesse ; la pédagogie de projet et, enfin, l'immersion des enfants dans des stratégies cognitives de leur époque.

Pour notre culture, on peut dire que les valeurs de créativité, de solidarité et de réflexivité, trouvent là un terreau favorable qui sera ensuite repris par l'école. De même, les ingénieurs et chercheurs qui étaient présents, ont affirmé que cette formation précoce des enfants, donnerait des ingénieurs très différents, c'est-à-dire sensibilisés au code mais également aux arts et à l'humanisme. Dans un monde où la robotique et l'intelligence artificielle prennent une place de plus en plus importante, il est bien évident qu'il s'agit d'un très considérable enjeu sur la façon dont les dispositifs seront conçus, utilisés. En d'autres termes, la part politique d'analyse, dépendra beaucoup des profils et des sensibilités des ingénieurs qui seront formés demain, dont les chercheurs eux-mêmes disent qu'ils sont aujourd'hui trop « monoculture ».

En tout état de cause, l'alliance vertueuse entre les associatifs et les professeurs se créé encore aux portes de l'école et nous en connaissons la raison.

Je terminerai en disant que M. Bastien Guerry a réalisé une carte de France collaborative de toutes les personnes engagées dans ces actions et qui se proposent comme des ressources. Cette informatique transformera non seulement les métiers mais aussi les disciplines et les façons de travailler de la recherche, et nous voyons dès lors l'importance de commencer très tôt.

M. Pierre Ricono, chef du département Campus technologique, à la direction des éditions et du transmédia, au sein d'Universcience . - Bonjour à toutes et à tous. Je représente Universcience , entité née de la fusion du Palais de la Découverte et de la Cité des Sciences. C'est Mme Claudie Haigneré, sa présidente qui avait été invitée à évoquer aujourd'hui le sujet de l'éducation au numérique en dehors de l'école, dans les musées. Aujourd'hui, le numérique dans un musée, est omniprésent et se développe le plus à travers les jeux vidéo et la fabrication numérique. Les imprimantes 3D permettent de concevoir et de fabriquer directement un objet, de sorte que nous nous trouvons face à une nouvelle révolution liée au numérique à travers la relocalisation de la production.

En tant qu'institution muséale qui contribue à la diffusion de la culture sciences et techniques, j'évoquerai l'évolution de l'espace multimédia de la Cité des sciences, consacré depuis 2001 aux apprentissages du numérique. Les cinq mille espaces publics numériques ouverts, entre 2000 et 2010, en France avaient justement pour vocation de combler les divers « fossés numériques ». La Délégation aux usages d'Internet (DUI) coordonnait les actions de plusieurs labels (Cyberbase, ECM, EPN, Netpublic...). Avec l'aide de la Caisse des dépôts et des consignations, nous avons ouvert une Cyberbase au sein de la Cité et contribué à former plus de mille animateurs multimédia. Ces derniers ne sont pas des formateurs ni des enseignants, mais des passeurs destinés à faciliter les apprentissages de base et les nouveaux outils tels que l'ordinateur et maintenant ceux liés à la fabrication numérique.

En 2005, grâce à des financements européens, nous avons transformé l'espace public numérique, labellisé Cyberbase tout en continuant de combler les fossés numériques, dans la mesure où certaines personnes effectuaient encore cinquante ou soixante kilomètres pour venir chez nous apprendre ce qu'est un ordinateur ainsi que les logiciels de base. Notre vocation consiste également de ne pas mettre l'accent sur un logiciel particulier, mais de populariser à la fois l'informatique propriétaire et l'informatique libre.

Depuis 2005, la Cyberbase est devenue un carrefour numérique, c'est- à-dire un lieu dans lequel les artistes et les créateurs ont la possibilité d'exposer leurs oeuvres. De même, nous sommes passés d'activités permettant la réduction des fossés numériques, à celles favorisant la création de sites web, de blogs ainsi que d'un certain nombre de projets collaboratifs et participatifs.

Depuis 2013, avec l'irruption de la fabrication numérique , principalement grâce au MIT qui a réfléchi au concept de Fab Lab, nous mettons à disposition de nos visiteurs des machines telles qu'imprimantes 3D, découpeuses lasers, qui leurs permettent désormais de répondre à leurs besoins quotidiens de réparation ou de prototypage d'objet. Par exemple, si la poignée de mon réfrigérateur est défectueuse, plutôt que de racheter un autre appareil complet, je dessine moi-même la poignée exactement adaptée et je la fabrique grâce à l'imprimante 3D dans un Fab Lab .

En matière de jeux vidéo, nous avons organisé l'an dernier la première convention MineCraft - sorte de jeu de Lego - dans laquelle les joueurs peuvent participer, seuls ou en réseau à la création d'une ville à partir de rien. La démarche est itérative et intéressante. De plus en plus, il est constaté que ces outils entraînent un copartage, qui va dans les deux sens. Les jeunes utilisateurs ont des habiletés que les plus anciens n'ont pas, ce qui créé de la cogénération de contenu à partir de besoins propres, et les rôles se mélangent finalement davantage.

Trois expériences conduites cette année illustrent ces nouvelles tendances :

- le projet One Laptop Per Child : des ordinateurs très bon marché sont démontés pour que les utilisateurs en comprennent les principaux constituants. Le but est de former des utilisateurs responsables et parties prenantes dans les choix de nos sociétés. Les personnes de cette association en partenariat avec nous montrent comment, avec des ordinateurs très basiques et une informatique libre, se créent de nouvelles formes d'échanges entre enfants et parents.

- Beta testeurs de jeux vidéo à seize ans : il s'agit, pour les enfants, de donner leur avis à toutes les étapes du process de création d'un jeu vidéo, dès la phase de conception. Des doctorants du CNAM travaillent actuellement à un nouveau type de jeu vidéo, et, pour notre part, nous impliquons nos visiteurs comme Beta testeurs et ceux-ci sont réinvités un mois plus tard pour voir si leur avis a été pris en compte. Cette démarche d'innovation, ouverte et remontante constitue une occasion d'aider la recherche et de rendre les futurs acteurs davantage contributeurs et de prendre en compte leurs propositions et leur actions.

- Loungeshare : des matériaux recyclés sont mis à disposition d'adolescents et de jeunes adultes, réunis pendant quarante-huit heures par équipes de trois avec la présence d'un designer , pour réaliser du « sur cyclage », c'est-à-dire un objet-mobilier ayant des qualités et un contenu beaucoup plus riche que le matériau de départ. Il s'agit par conséquent de nouvelles formes de pratiques, dénommées des hackathons, c'est-à-dire des marathons se déroulant tout au long d'une fin de semaine dans le but de bricoler, détourner des usages et fabriquer ensemble un objet.

Dans le même esprit, a été organisé, la semaine dernière, le Space apps Challenge, à l'origine créé par la NASA. Cette manifestation consiste à réunir des jeunes pour développer un objet, une application, un service, etc., qui sera primé par la NASA , en raison de son apport estimé à la conquête spatiale. Ces jeunes sont donc mis en position d'être chercheurs et contributeurs. Une vingtaine de propositions ont été réalisées et le premier prix a été attribué à une serre flexible pour la planète Mars.

Pour conclure, il convient de souligner que l'importance de l'éducation numérique dépasse le strict cadre de la technique, pour intégrer les nouvelles formes d'apprentissage, de contributions participatives issues de l'univers des jeux vidéo et des pratiques d'intelligence collective qui les entourent. Ceux-ci servent en effet réellement de moteurs dans les acquisitions de base, dans toutes les disciplines.

Éduquer, c'est quitter la position frontale de l'enseignant comme source unique de savoir ou de savoir-faire, avec l'idée de cogénération de contenus, tout en laissant sous-jacente la notion d'erreur constructive. Il est souhaitable que, à l'avenir, chaque visiteur d'une institution muséale puisse un jour apporter sa touche personnelle et laisser une trace de son passage lors de sa venue.

M. Daniel Kofman . - Pour ouvrir le débat, j'ai retenu quatre points.

En premier lieu, le monde numérique requiert une approche holistique, dans une logique pluridisciplinaire recouvrant les sciences, les technologies, mais également les aspects juridiques, sociétaux, éthiques et économiques. Il faut comprendre le fonctionnement des acteurs, pour mieux envisager les risques. Dans ce contexte, la première question est de savoir s'il existe en France un risque d'illettrisme numérique. Quelles sont les urgences, au regard de l'ensemble de ce qui a été exposé ? Nous avons également évoqué l'éducation, versus l'approche sécuritaire, et je suis personnellement tout à fait favorable à la première optique.

En deuxième lieu, j'ai retenu le point lié à la connaissance et au développement de l'esprit critique . Trop d'informations risque d'amoindrir la connaissance et d'affaiblir la capacité créative, et le risque est bien réel, d'une part, pour parvenir à distinguer la qualité et, d'autre part, à repérer les mécanismes qui permettent de transformer cette information en connaissance. Parfois, cette transformation s'effectue de manière informatisée - on parle alors d'algorithmes et de big data - mais nous en ignorons les objectifs réels.

Le troisième point tient aux méthodes. Il est nécessaire d'adopter des méthodes intégrées et nouvelles, en mode projet , telles que les Fab Labs ou les Living Labs , c'est-à-dire des lieux où les usagers partagent avec les créateurs des nouvelles technologies et conçoivent ensemble des usages futurs.

Se pose donc la question des programmes , ce qui requiert une conception transversale pour acquérir une vision d'ensemble.

Le dernier point à retenir est celui de la formation continue des enseignants et des mesures à prendre en la matière pour disposer des forces vives nécessaires.

Je pose donc à nouveau ma première question : existe-t-il un risque réel d'illettrisme numérique en France ? Dans l'affirmative, quelles seraient les actions à mettre en place ?

M. Gérard Roucairol, président de l'Académie des technologies . - Je n'interviendrai pas exactement en réponse à la question qui vient d'être posée, mais souhaite revenir sur quelques aspects des interventions.

Tout d'abord, j'ai été surpris par les propos de Mme Catherine Becchetti-Bizot qui a qualifié l'informatique de branche des mathématiques, ce qui est historiquement faux.

De plus, vous avez affirmé que, depuis que l'informatique était passée d'une technologie à une culture, il était utile de l'enseigner. Par conséquent, il semblerait plus judicieux de démissionner de mon siège de président de l'Académie des technologies, pour me faire embaucher à l'Académie des arts et lettres. Je suis désolé de vous le dire directement, madame, mais en votre qualité d'inspecteur général de l'éducation nationale vous pourriez être responsable de la perte actuelle de milliers d'emplois : ce n'est en effet pas la culture qui crée l'emploi, même si elle est indispensable, mais la technologie. Je le dis fortement, en tant que représentant du secteur industriel, absent de vos débats.

En troisième lieu, je souhaite insister sur le caractère très exagéré des effets de peur . Les peurs du XVIII e siècle n'étaient pas très éloignées de celles qui sont décrites actuellement et il convient, au contraire, d'éduquer pour apprendre à les maîtriser. En tant qu'industriel et universitaire, j'ai accompli quarante années de carrière dans le numérique, ce qui me donne quelque légitimité pour m'exprimer. Historiquement, le numérique est l'alliance entre l'informatique et les télécoms . Finalement, il est important de définir les finalités de ces technologies et de les envisager de façon à élaborer un enseignement qui apportera du sens, de la maîtrise et de la compétence professionnelle ultérieure.

Dans une première phase de ces techniques, le travail humain a été automatisé, ce qui a changé la nature de ce travail. Nous savons, depuis l'invention du métier à tisser, que les révolutions industrielles tuent d'abord l'emploi, avant d'en recréer des années plus tard, et que, globalement, sur une centaine d'années, des emplois sont créés.

Le rôle essentiel du numérique actuellement est un rôle d'intégration des systèmes, surtout compte tenu du vieillissement de la population. Ce point est fondamental et conditionne toute l'évolution de la société future. La question est d'ailleurs similaire en matière de transports et d'énergie.

Par ailleurs, si certains ont évoqué les matières à enseigner, il semble que la notion de modélisation de l'environnement par les données numériques était absente des présentations alors qu'elle est fondamentale. La modélisation est également celle du système et il est très important d'introduire cette notion. De même, la culture du hardware est tout à fait essentielle et les acquis antérieurs vont donc s'avérer obsolètes dans les années à venir. Par conséquent, la culture à acquérir est celle de l'innovation, en ne figeant pas l'enseignement mais en donnant les capacités aux formateurs et aux élèves de comprendre les évolutions. Il est donc nécessaire d'élaborer des manuels adéquats, car, dans dix ans, l'informatique sera totalement différente de celle qui existe actuellement car la loi de Moore ne se vérifiera plus et les modèles de calcul seront totalement autres.

M. Daniel Kofman . - Nous sommes dans une table ronde sur l'enseignement en milieu scolaire, et non pas en milieu industriel, bien que je partage totalement certains de vos propos. Nous y reviendrons certainement.

Mme Catherine Becchetti-Bizot . - En réalité, je partage beaucoup de choses qui viennent d'être dites, mais suis quelque peu surprise par l'agressivité avec laquelle vous les avez exposées, d'autant que je ne les pense pas contradictoires avec mes propos. À l'école, il y a des réalités. On peut être expert d'une science, ce qui n'est pas mon cas en matière informatique, sans pour autant être spécialiste de l'éducation ou des besoins du système. Je n'ai pas la prétention de dire comment enseigner en informatique mais je pense être relativement bien placée pour savoir où en sont les apprentissages fondamentaux, ainsi que l'urgence en matière d'acquisition de connaissances. Il faut compter sur deux choses : la capacité du système scolaire à avoir une vision globale et la liberté pédagogique des enseignants. Ceux-ci peuvent développer des méthodes et des pratiques, en continuité avec le périscolaire. Il n'y a aucune opposition entre l'école-sanctuaire et l'extérieur. Les pédagogies peuvent par conséquent parfaitement être actives et prolongées sous forme d'ateliers et d'expériences. Dans le numérique, je suis particulièrement intéressée par la possibilité de création et d'inventivité. L'informatique c'est une science, le numérique c'est une culture au-delà de l'enseignement d'une science , c'est-à-dire une façon de travailler et de produire du savoir, une évolution dans les habitudes, etc.

Mme Anne-Yvonne Le Dain . - J'ai été surprise de la tonalité générale de la conversation, qui a produit des propos théoriques, et des propos universalistes. Or, la vraie question est de savoir que faire du présent. L'éducation nationale fonctionne souvent par expérimentations qui n'aboutissent pas car le système ne les prend pas en charge. Mon souci est de déterminer que faire devant l'élève. « La main à la pâte » est restée très périphérique, mais ne s'est pas généralisée, ce qui est regrettable. Cette idée que l'appareil éducatif a du mal à s'approprier les dispositifs et les généraliser, est préoccupante.

En réalité, il semble que le réel problème soit une logique de classes, consistant à passer d'abord par le baccalauréat général pour faire évoluer les enseignements. Dans le Languedoc-Roussillon, nous distribuons des ordinateurs à toutes les classes de seconde, pour un coût de quinze millions d'euros par an. Il s'avère que les plus grands succès sont rencontrés avec les enseignants de lycées techniques professionnels, en particulier dans les zones difficiles. Ceux-ci ont en effet parfaitement intégré les approches pédagogiques nouvelles, ainsi que l'intérêt qu'elles représentent. La pression provient plutôt des parties les plus aisées de la population, qui affirment posséder déjà un ordinateur à la maison mais ne s'en servent pas comme outil pédagogique.

De ce fait, d'où provient le problème ? Émane-t-il de l'institution, qui suppose qu'il convient d'abord de passer par les classes les plus aisées pour que les enseignements fonctionnent ? L'évolution ne se fera pas uniquement sur la base du volontariat de ceux qui sont chargés d'appliquer ces réformes. Pour moi, c'est un réel souci car il existe encore des professeurs qui considèrent qu'il ne sert à rien d'acheter des ordinateurs aux enfants, parce qu'ils en ont déjà chez eux.

Mme Catherine Becchetti-Bizot . - Vous avez entièrement raison et nous avons conscience de ces difficultés. Le fait d'inscrire dans la loi ces dispositifs en fait une obligation. La culture évolue lentement et il ne suffit pas de décréter pour légitimer. En tout état de cause, un grand nombre d'enseignements s'effectuent avec l'informatique et le numérique, même en lettres. L'approche de l'erreur et de la dédramatisation est également importante. Toutes ces choses existent déjà, mais ne peuvent réussir en peu de temps.

M. Gilles Dowek . - Je souhaite rebondir sur un propos de M. Gérard Roucairol, que je partage tout à fait, concernant l'opposition relativement récente entre la culture et la technologie, valorisant les aspects culturels et dévalorisant les aspects techniques. Vous avez employé, tout à l'heure, le mot « technicisme » et l'ajout du suffixe « isme » est en soi péjoratif. Cette opposition se comprend assez facilement puisque la culture est la maîtrise de la langue et que la technologie est la maîtrise des machines. Je répète que cette distinction est récente puisque, en latin, le mot ars désigne aussi bien les beaux-arts que les arts et métiers. C'est seulement à partir du XIX e siècle que les deux ont été séparés, en considérant que les beaux-arts étaient réservés aux bons élèves et que les arts et métiers étaient l'apanage des mauvais.

Comme l'a rappelé M. Pierre Léna, la naissance de l'informatique procède de la rencontre de la notion de machine et de celle de langage. Auparavant, les machines à vapeur pouvaient fonctionner sans maîtriser un langage, tandis que les langues étaient pratiquées sans utiliser les machines. Soudainement, les machines et les langages se sont rejoints, pour donner naissance à l'informatique. Le point d'entrée dans la pensée spécifique informatique est précisément d'abandonner cette opposition entre culture et machine, puisqu'il s'agit justement du même objet. Par parenthèse, à cet égard, la lecture de Michel Serres serait sans doute plus utile que celle de Bernard Stiegler. En définitive, si l'on continue à penser le monde dans lequel on vit en opposant culture et technique, on risque purement et simplement de reproduire le paradigme de l'ancien monde.

Mme Catherine Becchetti-Bizot . - Non seulement je ne dévalorise pas la technologie, mais je rappelle depuis des années la nécessité du contraire. Le mot « techniciste » n'a rien à voir avec la technologie, mais évoque une entrée par l'outil. En tant qu'humaniste, je rappelle toujours qu'une technologie crée une culture. Je me suis sans doute mal exprimée, mais il s'agit d'un vrai sujet.

M. Gilles Dowek . - Une technologie ne crée pas une culture, mais une technologie est une culture.

M. Daniel Kofman . - Ce débat est certes très important, mais il risque de retarder le déroulement de nos tables rondes. J'ai posé tout à l'heure la question du plan d'action car il existe certaines urgences et il n'y a pas été répondu. J'espère que nous aurons le temps lors de la prochaine table ronde.

M. Pierre Léna . - Vous avez évoqué « La main à la pâte », menée pendant dix-huit ans, et qui était pourtant dans la loi et dans les programmes. Or, en dix-huit ans, nous n'avons pu sensibiliser qu'un tiers des élèves. Il est donc assez scandaleux que deux tiers des élèves sortant du primaire n'aient pratiquement jamais rencontré la science. Cependant, enseigner la science est relativement facile par rapport à l'informatique et nous avons, en outre, une longue tradition de grands noms et d'expériences.

Le problème concernant l'informatique est entièrement nouveau, et, à supposer qu'il soit tranché dans le sens de l'interdisciplinarité sans créer de corps spécialisé de professeurs, quelle est l'ampleur de l'action à mener pour obtenir une transformation globale du système par la formation continue ?

M. Pierre Ricono et Mme Sophie Pène ont évoqué la richesse créative des associations et des projets de toutes sortes, mais qui ne sont aucunement à l'échelle du problème posé, qui vise à transformer 320 000 enseignants de primaire et de 300 000 enseignants de collèges et de lycées en enseignants interdisciplinaires , alors que parallèlement nous connaissons les réticences des professeurs sur ce point. J'adresse donc ma question à la fois à Mme Catherine Becchetti-Bizot et à la représentation nationale.

Avez-vous réfléchi à cette question en termes de coût et de volumes ? À l'INRIA, nous n'aurons pas de mal à trouver les experts qui construiront les processus de formation continue ainsi que les outils, mais le coût sera important.

Deuxième table ronde :
L'éducation au numérique et à sa sécurité dans l'enseignement supérieur et dans la vie professionnelle

M. Jean-Marie Chesneaux, vice-président de la Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs (CDEFI) et directeur de Polytech'Paris - UPMC . - Je me recentrerai sur les problèmes du risque lié au numérique, qui se situe à trois niveaux :

- risque pour chaque citoyen : il convient de sensibiliser les enfants dès l'école primaire aux ravages potentiels des réseaux sociaux , en l'introduisant même éventuellement dans le B2i ;

- risque pour la France du fait de piratages dans les entreprises et du comportement des cadres : les écoles d'ingénieurs sont concernées et il est important que tous les étudiants ingénieurs soient formés au risque numérique , dans tous les grades master en sciences et technologies. Cela est d'ailleurs possible grâce au Certificat informatique et Internet, niveau 2, des métiers de l'ingénieur (C2i2mi) qui prévoit une rubrique entièrement consacrée à la maîtrise de l'informatique et des systèmes d'information. Ce certificat n'est aujourd'hui pas obligatoire, mais si cette compétence était diffusée chez tous les grades Master en sciences et technologies, la lutte contre le piratage industriel serait sans doute plus efficace.

- le troisième niveau de risque incite à former des experts en sécurité informatique , ce qui relève de l'État.

M. Gilles Dowek, Directeur de recherche à l'INRIA . - C'est la deuxième fois que vous m'invitez pour évoquer les risques informatiques. Cette question est évidemment importante, mais je propose que vous m'invitiez prochainement pour parler également des joies que procure l'informatique et de ses apports dans notre vie quotidienne ainsi que dans notre pensée intellectuelle.

La sécurité informatique constitue un exemple intéressant car elle suppose d'acquérir un grand nombre de connaissances fondamentales en informatique. Par exemple, il faut absolument comprendre la notion de flux d'information et maîtriser les outils logiques de modélisation. De même, une bonne connaissance de l'architecture des machines est nécessaire pour comprendre les attaques potentielles, ainsi que la notion de réseaux, leur structuration et celle de complexité algorithmique.

Dès lors, on s'aperçoit que la protection des systèmes d'information et des infrastructures françaises contre les attaques malveillantes nécessite une connaissance approfondie des sciences fondamentales de l'informatique par les cadres de l'industrie, or on peut s'interroger pour savoir lesquels d'entre eux seraient effectivement préparés .

L'analyse des masters en informatique à l'université permet de constater que les étudiants ont reçu une préparation efficace dès le niveau licence. En revanche, plus inquiétant est le cas des écoles d'ingénieurs généralistes , qui n'ont aucune connaissance de base telles que décrites, et sont totalement imperméables aux questions de sécurité car ils ne comprennent ni l'architecture ni les outils de modélisation. L'illustration du retard pris se traduit par le fait que l'informatique n'est enseignée en classe préparatoire scientifique que depuis deux ans seulement, à raison de deux heures par semaine, mais sans avoir les professeurs nécessaires . C'est pourquoi il a été décidé de former des professeurs de mathématiques de classes prépa, mais cette formation ne se déroule que sur trois jours.

Dans beaucoup d' écoles d'ingénieurs classiques , l'enseignement de l'informatique s'effectue en quarante heures. Il ne s'agit donc pas d'illettrisme mais d'analphabétisme. Il existe cependant un certain nombre de raisons d'espérer car des réponses parallèles ont souvent été données au cours des siècles aux déficiences de notre système d'enseignement supérieur et secondaire. Aujourd'hui, le même processus est en oeuvre en parallèle des écoles ingénieurs, au travers de réponses non institutionnelles.

Le deuxième espoir réside dans l'immigration , par exemple en allant chercher en Finlande, au Royaume-Uni, en Bavière, ou en Corée du Sud, des ingénieurs pour les faire travailler en France et les former puisque les élèves de ces pays apprennent l'informatique dès leur plus jeune âge . Ainsi, à l'INRIA, le nombre de doctorants non français a dépassé le nombre de doctorants français. Nous savons donc donner, par l'immigration, une réponse aux défaillances de notre système éducatif.

En second lieu, la question de la formation tout au long de la vie professionnelle , tant en informatique qu'en sécurité informatique , se pose également. Il ne serait donc pas inutile que tous les ingénieurs suivent une vraie formation en la matière tant qu'ils sont en activité. Nous devrions tenter un nouveau changement de paradigme, qui est le passage du « cinq + deux » au « quatre + un + deux ».

Le « cinq + deux » a consisté, après que les ouvriers eurent travaillé durant les sept jours de la semaine au XIX e siècle, à réduire la semaine à cinq jours de travail et deux jours de repos. Une formation professionnelle de qualité tout au long de la vie demanderait de consacrer un jour de la semaine à la formation, pour quatre jours de travail. À plus court terme, nous devrions commencer à penser une véritable respiration du temps, par exemple à raison d'une demi-journée tous les quinze jours, pour se former de manière régulière.

Cette évolution suppose une réorganisation des entreprises et également des universités. L'enseignement en ligne (MOOC) propose déjà une possibilité de se former de manière régulière à son propre rythme. Cependant, les MOOCs prévus en formation initiale sont très différents de ceux prévus tout au long de la vie, ces derniers ne supposant pas de présentiel pour se former. De plus, les études empiriques sur l'enseignement en ligne montrent que ce sont les étudiants les plus autonomes dans leur formation initiale, qui sont les plus à même de bénéficier de l'enseignement en ligne. La concentration nécessaire à l'apprentissage doit donc être acquise dans la formation initiale, que rien ne remplace en informatique.

En définitive, l'informatique et la culture numérique doivent s'apprendre depuis la première classe de maternelle, en adaptant la pédagogie aux enfants . Ce sont, en effet les, enseignements précoces qui déterminent l'avenir.

M. Philippe Marquet, vice-président de la Société informatique de France (SIF) . - Monsieur le président, madame la vice-présidente, mesdames et messieurs, je traiterai de l'enseignement supérieur en informatique et en sécurité. Aujourd'hui, les filières informatiques de l'enseignement supérieur fonctionnent parfaitement. De nombreux étudiants suivent la formation comportant un aspect fondamental, technologique et évolution des technologies, qui offre de nombreux débouchés dans l'industrie informatique. Il existe donc une formation généraliste en informatique dans l'enseignement supérieur, à l'université ou dans les grandes écoles d'ingénieurs.

En matière de sécurité et de réseaux, certaines spécialités proposées en dernière année de master existent, au côté de certaines licences professionnelles.

En fait, il existe aujourd'hui un petit nombre de personnes formées à l'informatique et seulement quelques spécialistes formés à la sécurité car cette compétence suppose des connaissances poussées en informatique. En réalité, la grande majorité du public des universités n'est formée ni à l'informatique ni à la sécurité informatique .

Dans l'attente de changements majeurs, il serait d'ores et déjà possible d' ajouter des modules sur la sécurité, à l'intention des informaticiens . De même, il serait envisageable de mettre en oeuvre une sensibilisation à la sécurité pour tous , en insistant sur les usages. Par exemple, le fait de s'assurer de la présence d'un « cadenas vert » sur l' URL de la page avant de transmettre une information confidentielle, suppose malgré tout de comprendre au minimum le fonctionnement d'une page sécurisée.

La situation actuelle est telle que les étudiants sont analphabètes en informatique à l'entrée à l'université. Si l'on effectue le parallèle avec la science et la biologie, chacun au collège a reçu une formation en biologie et, en termes de fonctionnement de l'appareil digestif, a bénéficié des campagnes de prévention sur l'obésité, de sorte que les élèves s'approprient les recommandations de sécurité alimentaire tenant au fait de manger moins, mieux, de pratiquer une activité physique, etc. Il en est de même pour l'éducation à la pollution et la compréhension de l'effet des particules fines sur l'appareil respiratoire. La culture générale dans ces domaines permet finalement de ne pas envisager les recommandations comme des messages obscurs, mais, au contraire, de se les approprier car elles sont comprises.

En matière informatique, si l'apprentissage précoce était décidé comme pour les autres disciplines, les informaticiens pourraient réellement être formés à la sécurité. Ils bénéficieraient ainsi de la connaissance des aspects théoriques mais également d'une compréhension fine des réseaux et des systèmes, d'une maîtrise technique, et utiliseraient finalement ces compétences dans leur vie professionnelle au quotidien.

De même, dans l'enseignement supérieur , en fonction des débouchés et de la discipline, il est envisageable d'instaurer une formation à la sécurité informatique à partir de chacun des enseignements disciplinaires de base . Par exemple, pour les métiers du droit et de la justice, il serait utile de prévoir des formations sur la sécurité numérique et les nouveaux usages. Les étudiants en philosophie pourraient être formés aux aspects sécuritaires liés à l'éthique numérique. Les étudiants en médecine, en commerce, en aéronautique, pourraient également recevoir un enseignement spécifique à leur discipline et orienté vers la sécurité informatique.

L'enseignement supérieur est également le lieu où sont formés les professeurs et les enseignants, ce qui implique deux conséquences. En premier lieu, l'aspect pédagogique suppose d'acquérir une culture générale numérique et informatique, pour que les enseignants deviennent des acteurs en la matière.

En second lieu, les futurs enseignants seront les premiers transmetteurs de la culture numérique et devront, à ce titre, en avoir compris les sous-jacents, tout en ayant acquis du recul sur les recommandations de sécurité transmises à leurs élèves.

Enfin, en matière de formation professionnelle , chaque profession devra être formée aux enjeux numériques et de sécurité spécialement liés à son environnement . Par exemple, un gendarme pourra désormais avoir à traiter des situations liées aux bit coins, supposant des notions de cryptographie. Après-demain, les technologies seront, de la même manière, basées sur des fondamentaux de l'informatique.

Pour chacun des citoyens , le bon sens allié à une connaissance de base de l'informatique, pourrait éviter d'être la cible de tromperies. Pour tous, des campagnes de prévention grand public , à partir d'une nouvelle culture numérique et de nouveaux usages, devraient donc être mises en oeuvre et leur appropriation serait facilitée si les connaissances de base étaient acquises.

En conclusion, une réelle éducation à la sécurité numérique, demain, passe par une éducation au numérique et à l'informatique dans le secondaire aujourd'hui .

M. François Germinet, président de l'Université de Cergy-Pontoise, président du comité numérique à la Conférence des présidents d'université (CPU) . - Mesdames et Messieurs, en ma qualité de président de l'Université de Cergy-Pontoise et également de président du comité numérique de la Conférence des présidents d'université, j'articulerai mon intervention autour de quatre points.

Tout d'abord, la citoyenneté numérique. Il s'agit, pour l'université, d'accueillir des étudiants qui auront été sensibilisés à la citoyenneté numérique au collège et au lycée, qui constituent des lieux d'acquisition des connaissances de base. J'ai, à cet égard, les mêmes préoccupations que celles déjà exprimées par mes collègues. L'émergence du numérique à travers les ordinateurs, les smartphones et les réseaux sociaux, constitue un pan entier de notre vie quotidienne ainsi que de celles des élèves, et on peut raisonnablement se demander s'il est judicieux de les laisser dans l'ignorance du monde numérique sur lequel s'appuie le quotidien.

Sur l'identité numérique et la citoyenneté numérique , les prises de conscience semblent plus rapides car les jeunes sont confrontés aux traces qu'ils laissent sur Internet et les réseaux sociaux. Il existe, en effet, une conscience que l'identité numérique se construit et il convient d'y sensibiliser la population dès le plus jeune âge.

L'université peut accompagner ce mouvement, d'autant qu'elle accueille certains étudiants sortant d'un cadre scolaire assez rigide pour commencer à s'ouvrir au monde et à évoluer. L'université et les établissements d'enseignement supérieur ont la responsabilité d'accompagner cet éveil à la citoyenneté, en particulier la citoyenneté numérique. Les étudiants commencent à construire leur future identité professionnelle dès l'université. Dès lors, ils doivent être conscients qu'ils auront leurs premiers contacts sérieux avec l'entreprise, stages et apprentissage, dès l'université.

Les certifications de niveau 1 et 2 font également partie des dispositifs offerts aux étudiants pour obtenir des compétences en termes de numérique.

Deuxième point, la formation. Le phénomène des MOOCs n'est pas encore totalement maîtrisé, même s'il existe une intuition sur l'importance qu'ils revêtent. Pour autant, il n'est aujourd'hui pas possible d'imaginer la place qu'ils prendront dans quelques années dans la stratégie de formation des établissements. Le phénomène ne saurait toutefois être passé sous silence, c'est pourquoi les universités et le ministère travaillent au projet France Université Numérique pour porter la question des MOOCs sur le devant de la scène.

Il convient toutefois de ne pas attendre des MOOCs une révolution de l'enseignement , en escomptant qu'ils forment entièrement les ingénieurs et les cadres de demain, ou encore qu'ils éduquent une population entière dans certains pays ne disposant pas de ressources enseignantes suffisantes. En effet, les MOOCs ne sont aujourd'hui pas qualifiants, même s'ils ont vocation à devenir certifiants. Cependant, avant de mettre en place des cours suivis par des centaines de milliers d'étudiants et formant des opérationnels à un métier précis, un long délai sera encore nécessaire.

En revanche, certaines formations alternatives s'inspirent des MOOCs et de leur modèle de pédagogie inversée et de production collective de travaux, mais s'effectueront à des échelles plus faibles - une vingtaine ou trentaine d'étudiants -, avec un encadrement plus serré. On parle ainsi de Small Private Online Courses , ou cours en ligne, dans lesquels figurent, d'une part, des principes massifs et ouverts à tous, et, d'autre part, des cours en ligne avec un tutorat plus serré, dans lesquels l'accent sera mis sur le caractère professionnel.

Dans les écoles et les universités, l'enseignement à distance est déjà présent, mais reste encore du présentiel enrichi. Dans certains cas, des Small Private Online Course (SPOCs) existent en matière de formation initiale et de formation continue et ont tendance à se développer. Il semble que, dans les années à venir, avec le développement des MOOCs , nous serons les témoins et les acteurs d'une hybridation de nos formations, avec la coexistence de cours traditionnels dans les salles de classe, sur un modèle descendant et d'unités de cours autonomes traitées à distance. Le tout laisse présager un certain degré de mutualisation des ressources pédagogiques entre établissements et la plus-value de l'enseignant consistera, non à répéter ce que les étudiants peuvent trouver sur le MOOC ou Wikipédia , mais à posséder la capacité pédagogique d'accompagner le cheminement intellectuel de l'étudiant vers les bons modes de pensée. Un tournant dans le métier des enseignants laisse présager qu'ils délaisseront l'aspect détenteur de savoir, vers l'accompagnement des apprentissages.

Le tout fait partie de la stratégie des établissements et il y aura là un contrat à passer entre les établissements et l'État.

Troisième point, les besoins des entreprises . Il est à noter que l'accompagnement de la formation professionnelle s'effectue de plus en plus en collaboration entre les branches professionnelles, qui font part de leurs besoins, et l'université.

Enfin, pour l'image des universités et le positionnement international , les MOOCs peuvent constituer un moyen de se positionner dans la compétition internationale en matière d'enseignement. À cet égard, les pratiques de certaines universités américaines consistent à utiliser les MOOCs comme un moyen de repérer, sur l'ensemble de la planète, les meilleurs étudiants , en faisant le constat très froid que ceux d'Harvard et du MIT ne sont finalement pas les meilleurs. Dès lors, les MOOCs deviennent un moyen de repérage des étudiants, qui se voient ensuite offrir des bourses pour venir étudier dans ces universités.

M. Daniel Kofman . - L'un des moyens d'apprentissage est la formation par l'exemple. Je souhaiterais donc avoir votre opinion sur l'idée suivante : il nous manque des acteurs de confiance , nécessaires d'un point de vue technique pour structurer l'architecture numérique, mais également pour donner l'exemple d'utilisation du numérique.

Le deuxième point sur lequel j'aimerais revenir a été évoqué par M. Gérard Roucairol et pose l'informatique comme un élément intégrateur , par exemple en matière de santé, pour mettre en place les applications transversales de demain. Néanmoins, pour y parvenir, il est nécessaire que les divers acteurs (médecins, acteurs de la sécurité, des transports...) travaillent ensemble : comment pourrait-on s'organiser pour réussir cette intégration au niveau de l'enseignement supérieur ?

M. Jean-Marie Chesneaux . - Cette intégration existe déjà. Dans le domaine de la santé, un grand nombre de formations traitent du numérique appliqué à la santé. En revanche, il n'est pas certain que ces formations soient suffisantes. En tout état de cause, il existe une réelle conscience que les emplois de demain se situeront dans le numérique.

Je souhaite également revenir sur un aspect non évoqué. IBM a fêté les quarante ans du Main Frame , efficace en matière de sécurité alors que le cloud est une passoire . Or, il ne faut jamais oublier que les hardwares et les technologies sont également importants en matière de sécurité.

M. François Germinet . - Au sujet des acteurs de confiance , et en particulier dans le nuage numérique, un appel d'offres au niveau du Commissariat général à l'investissement (CGI) a fait émerger deux acteurs. Se pose donc à l'État la question de construire des centres de données totalement publics et maîtrisés, destinés à garantir la sécurité de la donnée publique. Sans doute conviendra-t-il de construire des centres de données par régions, en maillant le territoire national car la construction de salles de serveurs dans tous les établissements est très coûteuse et pose des problèmes de main-d'oeuvre qualifiée et de sécurisation des données.

M. Daniel Kofman . - La notion de nuage numérique personnel pourrait apporter quelques solutions.

M. Philippe Marquet . - Il est nécessaire que chacun comprenne ce que sont le code, le serveur, les réseaux, pour comprendre les enjeux. En effet, l'utilisateur doit bien connaître la destination des données qu'il introduit dans un logiciel, savoir si elles vont rester en France et s'interroger sur le droit applicable.

M. Daniel Kofman . - Ce sujet est revenu plusieurs fois : pour développer la culture de sécurité numérique, il faut en comprendre les mécanismes et commencer l'éducation dès le plus jeune âge. Lorsqu'on regarde l'international, les pays les plus avancés ont développé des synergies fortes entre l'enseignement primaire, secondaire et supérieur .

M. Pierre Léna . - Si on observe aujourd'hui la totale inconscience avec laquelle chacun d'entre nous pose des données confidentielles sur des réseaux dont nous ne savons rien , dont l'exploitation est faite aux États-Unis d'Amérique et probablement en Chine demain, peut-on penser que cette éducation de base suffira à compenser les risques de cette dissémination de données, alors que par ailleurs elle nous est éminemment profitable ?

M. Daniel Kofman . - Depuis deux jours, nous savons que Google lit nos messageries électroniques.

M. Philippe Marquet . - Aujourd'hui, chacun voit les caractères très séduisants du service, mais ne voit pas que ses données ont une valeur, qu'elles sont transportées hors de France et sont exploitées.

M. Jean-Marie Chesneaux . - Le parallèle qui a été effectué avec la prévention contre l'obésité est très pertinent. Si des actions de prévention et d'éducation au numérique étaient menées dès l'école primaire, de même qu'au collège, âges auxquels les enfants sont particulièrement réceptifs, les succès seraient certains. En revanche, au lycée, le sujet est plus délicat. J'ai en effet fait partie de la commission qui a réussi à intégrer, de haute lutte, deux heures de l'enseignement de l'informatique en classe préparatoire, et je me demande si cela ne serait pas aussi difficile au lycée.

M. Gilles Dowek . - Les informations traitées par Twitter ou Facebook sont peu de choses, comparées à celles dont connaissent aujourd'hui les MOOCs . En effet, les MOOCs observent des étudiants et recueillent quantité de données les concernant : leurs modes d'organisation pour travailler, leur sérieux, leur créativité, leur confiance en eux, leur rapidité, etc. La façon de répondre aux questionnaires à choix multiples (QCM), ou le délai pris pour rendre un devoir, sont également très évocateurs de la personnalité de l'étudiant et de son futur mode de travail dans l'entreprise. Or toutes ces informations, dans le business model initial du MOOC , sont vendues aux chasseurs de tête et sont, en réalité, beaucoup plus importantes pour trouver un emploi que les photos publiées sur Facebook .

Aujourd'hui, certaines personnes s'inscrivent sur les MOOCs sous leur vrai nom et donnent une quantité d'informations sans avoir conscience de leur utilisation potentielle . Lorsque l'INRIA travaillait avec le ministère de l'éducation nationale sur la mise en place de MOOCs , le postulat de départ a été de poser que les données appartiendraient aux étudiants, seraient non monnayables et se situeraient sur un nuage numérique en France afin de répartir l'information et d'éviter certaines failles de sécurité.

Cependant, il est vrai que le comportement peut être changé par l'éducation. Pour autant, il ne redeviendra pas celui du monde d'avant. Par exemple, la notion d'intimité au XIX e siècle est totalement différente de celle du XX e siècle et il en sera de même de la notion de vie privée.

Mme Sophie Pène . - Aujourd'hui, nous disposons de peu d'alternatives. Les outils donnés par les directions des systèmes d'information (DSI) aux universitaires ne sont pas de qualité car ils ne correspondent pas aux fonctionnalités d'usage et constituent, au mieux, des distributeurs de polycopiés numériques. Il existe donc sans doute un problème de politique industrielle française, qui devra absolument effectuer un sursaut pour remédier aux faibles plages de marchés numériques offertes aux enseignants. En effet, le système est totalement centralisé et le prescripteur n'est aujourd'hui pas le payeur, l'argent se trouvant chez les collectivités locales. En outre, il existe un blocage complet pour acquérir une réelle culture de l'édition numérique .

M. Daniel Kofman . - Je me souviens d'une réunion organisée l'an dernier par l'OPECST, au cours de laquelle un participant avait développé l'idée que le service totalement gratuit n'existait pas : lorsque le service est offert, c'est l'utilisateur qui est le produit. Se pose ainsi la question de la valeur des données personnelles et, au-delà, de l'ensemble des créations personnelles.

Mme Sophie Pène . - Je pense que la valeur n'est plus dans le document mais dans le service. Le fait que la ressource soit gratuite n'est pas nécessairement gênant.

M. Daniel Kofman . - La création peut être matérielle ou immatérielle et l'éducation devra également transmettre cette notion de valeur des créations personnelles. Une fois que les citoyens auront été éduqués, il sera nécessaire de les aider à gérer leurs propriétés et il conviendra, pour ce faire, de structurer davantage toutes les plates-formes disponibles.

Troisième table ronde :
Regards croisés sur d'autres approches du numérique

M. Guillaume Poupard, directeur général, Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI). - Je me concentrerai uniquement sur le domaine de la sécurité car je n'ai aucune prétention en termes de pédagogie et d'enseignement. La sécurité concerne la protection des citoyens et de leurs données mais également celle de notre patrimoine économique, scientifique et technique et donc celle de nos emplois. En effet, aujourd'hui, on observe au quotidien que la perte de savoir-faire et de connaissances au sein de nos entreprises est très inquiétante et est directement liée à une déficience de sécurité numérique .

La compétitivité des entreprises est donc en jeu, de même que le potentiel de défense de la Nation, les attaques informatiques les plus graves touchant les opérateurs d'importance vitale que sont les transports, l'énergie, les communications, etc. Si l'on imagine les conséquences des catastrophes en cascade que représente la faille numérique, il devient même difficile de prévoir comment la contenir. C'est pourquoi dans un grand nombre de domaines, il est vital de prendre en compte le risque numérique .

Une fois ce discours anxiogène tenu, il convient toutefois de se souvenir à quel point le numérique constitue également une opportunité pour garder notre compétitivité et notre avance dans l'univers très mondialisé. Très clairement, la France a un rôle majeur à jouer et les partenaires étrangers viennent nous chercher car nous présentons une alternative crédible en matière de produits et de services . Le tout suppose la formation de personnes capables de tenir ces postes.

La formation à la sécurité est donc indispensable. Les attaques qui réussissent passent souvent par des maillons humains , des comportements inadaptés et par des entorses à « l'hygiène informatique ». La prise en compte du facteur humain dans la conception et l'exploitation des systèmes d'information est donc absolument essentielle, tout comme est évidente la nécessité de mettre en place des systèmes adaptés tant aux besoins métiers qu'à leur exposition aux risques.

Concernant l'enseignement de la sécurité informatique, il existe des notions simples mais souvent inconnues et des concepts très complexes. Par exemple, peu de personnes comprennent ce qu'est un certificat numérique et la vulgarisation de la notion suppose à la fois un travail de technicien et de pédagogue.

Un autre exemple de la difficulté d'enseigner la sécurité informatique est celui de la faille de Heartbleed . Le sujet intéresse manifestement, a figuré plusieurs fois à la une du Monde.fr et peut s'expliquer assez simplement à une personne qui dispose de notions d'informatique. La faille de Heartbleed permet à ceux qui l'exploitent de récupérer illégitimement des données sur un serveur qui permet l'accès à des mots de passe et des modes de connexions sensibles .

En conclusion, l'enseignement de la sécurité est essentiel et doit être dispensé par des professionnels à différents niveaux. Aujourd'hui, les spécialistes ne sont pas assez nombreux . Au moment où l'activité humaine est numérisée et alors qu'il existe quarante-sept masters en sécurité. Les formations ne s'adressent toutefois pas toujours aux bonnes personnes et certaines d'entre elles sont majoritairement suivies par des élèves étrangers.

En outre, l'intégration de modules de sensibilisation aux enjeux liés à la cybersécurité dans les formations supérieures constitue une priorité absolue . Le travail déjà entrepris devra être poursuivi et constitue une priorité nationale , ainsi qu'il l'a été rappelé dans le Livre Blanc de la Défense et de la sécurité nationale.

Les principes d'hygiène informatique devraient également être enseignés très tôt, dès le secondaire.

Le dernier point concerne la formation continue à la sécurité informatique . Un grand nombre de spécialistes dans le domaine des télécoms pourraient en effet évoluer vers des problématiques de sécurité informatique et bénéficier de formations professionnelles en ce sens.

M. Éric Delbecque, chef du département de sécurité économique, Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) . - Je serai sans doute l'un des moins spécialisés sur le thème dans cette assemblée. Pour vous expliquer rapidement le domaine d'intervention de notre organisme, qui dépend du Premier ministre, je m'occupe au sein de l'INHESJ de la thématique de la cybersécurité. Nous avons, à ma connaissance, la seule formation en la matière délivrée par un organisme d'État, en partenariat assez fort avec l'ANSSI et avec le CIGREF représentant le monde des entreprises. Nous formons avant tout des acteurs du secteur privé et des hauts fonctionnaires. En outre, du stade expérimental, la formation est passée à un stade plus professionnel.

Globalement, le risque numérique nous concerne pour trois types de raisons.

La première n'est pas essentielle mais mobilise souvent les médias et met en rapport le risque numérique avec la lutte contre le terrorisme , à travers des dispositifs de surveillance généralisée. Très concrètement, cette question est traitée par des hommes et des logiques de terrain et non par du « fétichisme technologique ». En d'autres termes, même si l'outil technologique est évidemment très important dans la lutte anti-terroriste, il n'est pas le déterminant du problème et n'en constitue qu'un moyen.

Les deux autres problématiques paraissant davantage au coeur du débat, concernent la protection de la vie privée et l'évolution de l'intimité et également le potentiel de nos entreprises ; je ne reviendrai pas sur la menace effectivement déterminante pour les entreprises qui subissent la fuite d'informations.

Néanmoins, le risque numérique n'implique pas uniquement les dysfonctionnements mais également les phénomènes de guerres d'information et d'atteinte à l'image . Nous savons aujourd'hui que le meilleur moyen de déstabiliser une entreprise est d'attaquer son dirigeant et de casser son image. De ce fait, le risque technologique implique donc également une question de contenu. Certains responsables dans le public et le privé sont malheureusement assez néophytes sur le sujet.

La question sur l'évolution de l'intimité met également en valeur le fait indiscutable, notamment pour les plus jeunes, que le débat sur l'intimité vient aussi d'un défaut d'anticipation et de projection : en effet, il existe un problème de rapport au temps, les plus jeunes ne se rendant pas compte des conséquences de la mise en ligne d'une information . De plus, la capacité de scénarisation est tout à fait considérable pour le débat sur l'intimité. Il s'agit donc d'un motif d'éducation philosophique, historique et sociologique, sur les catégories de la pensée. Ne devrait-on pas apprendre aux plus jeunes à faire de la prospective à usage individuel et à s'interroger réellement sur ce qu'il adviendra des données mises en ligne ? La contribution à la « société de surveillance » est également le fait de l'individu lui-même. Pour notre part, nous essayons de porter l'attention sur le moyen, dans le comportement, les projections et les connaissances du monde, de minimiser le risque technologique en dehors de la problématique technologique. En réalité, le risque technologique réside avant tout dans les usages, ce qui explique le titre de notre formation à la « sécurité des usages numériques ».

En matière de secret des affaires , les entreprises ne sont pas toujours conscientes de l'existence d'un coeur stratégique à protéger et certaines grandes entreprises sont bien en peine de savoir ce qui mérite une protection accrue. Certaines d'entre elles effectuent des études sur la « perméabilité organisationnelle » et se rendent compte avec effroi, à cette occasion, de toutes les informations qui circulent sur leur compte en dehors d'elles. Les informations sont ainsi perméables car les grandes entreprises et les administrations fonctionnent en silo, chaque direction ignorant ce que fait l'autre, de sorte que toute personne qui prend le temps de collationner les informations peut faire des découvertes incroyables . Cette question n'est donc pas maîtrisée par les entreprises et intervient avant même la sécurité en tant que telle. Elle est avant tout liée aux pratiques humaines. C'est pourquoi nos formations prennent avant tout en compte les questions juridiques, historiques, géopolitiques, pour acquérir une capacité à lire les stratégies avant même de prendre des mesures très opérationnelles en matière de sécurité informatique. Les unes ne sont évidemment pas exclusives des autres mais il ne faut pas confondre les deux aspects. Hormis quelques philosophes et sociologues, nous n'avons pas tiré le dixième des conclusions qui s'imposent sur le monde numérique en tant que révolution anthropologique . À titre personnel, je pense qu'il s'agit de la plus grande révolution dans notre conception du temps depuis l'invention de l'imprimerie, y compris dans l'acquisition culturelle.

Aujourd'hui, nous pensons, d'une part, que la mémoire n'a plus d'utilité puisque les données sont stockées et croyons, d'autre part, que la multiplication des données va nous servir de réflexion. Or si aucun travail humain d'interprétation de la connaissance n'est réalisé, celle-ci est quasiment inutile. L'éducation numérique consiste, en premier lieu, à faire réfléchir tous les publics sur l'ensemble des conséquences humaines de la révolution numérique. Il est impossible d'être opérationnel immédiatement et d'attendre des « boîtes à outils » sans avoir préalablement réfléchi au contenu.

M. Gilles Dowek, responsable du secrétariat du groupe de travail sur le rapport de l'Académie des sciences « L'enseignement de l'informatique en France - Il est urgent de ne plus attendre » . - Vous m'avez demandé, dans cette intervention, de vous parler du rapport rédigé par l'Académie des Sciences. L'Académie a une réflexion assez ancienne sur la nécessité et l'importance d'enseigner l'informatique à tous les niveaux. Depuis 2006 et l'organisation d'un premier colloque sur le sujet par M. Maurice Nivat, la réflexion est continue sur la question.

Le comité de réflexion sur l'enseignement des sciences, présidé à l'époque par M. Pierre Léna, avait demandé aux informaticiens d'écrire un rapport sur l'importance de l'enseignement de l'informatique et d'inclure une esquisse de curriculum de l'enseignement de l'informatique, de la maternelle jusqu'au doctorat.

Les trois informaticiens qui se sont saisis du sujet étaient MM. Maurice Nivat, Gérard Berry et Serge Abiteboul, entourés d'une équipe d'une dizaine de personnes, dont je faisais partie, pour rédiger le rapport d'une manière collective. Le texte est donc signé collectivement et je suis, pour ma part, coauteur de son brouillon.

Les motivations pour enseigner l'informatique sont de trois ordres :

En premier lieu, la question est économique pour préparer les jeunes à leur métier de demain, ce qui constitue l'une des deux grandes missions de l'École avec la préparation des jeunes à leur rôle de citoyen . Pour ma part, j'appartiens à la petite minorité qui estime que l'école est également destinée à préparer la jeunesse à la citoyenneté , alors que la plupart des enseignants conçoivent soit l'unique rôle économique, soit l'unique rôle citoyen. Heureusement, notre groupe de réflexion était équilibré sur le sujet et le rapport commence par l'aspect économique.

En effet, il faut préciser que 30 % de la recherche et du développement dans le monde s'effectue dans le domaine de l'informatique au sens large, alors que, en France, ce taux n'est encore que de 17 % à 18 %. L'idée de former les informaticiens est certes importante mais il est encore plus essentiel de considérer que tous les métiers supposent des connaissances en informatique .

Par exemple, le métier d'archéologue a été transformé deux fois par l'informatique, la première fois en stockant leurs informations dans l'ordinateur au lieu du cahier et la seconde en utilisant des algorithmes pour assembler, par exemple, des fragments de poterie. Notamment, un travail inédit a été réalisé sur la Gueniza d'Alexandrie, sorte de lieu de stockage dans lequel pendant deux mille ans les gens ont stocké des documents en quatre ou cinq langues. Il était donc nécessaire de reconstituer ces documents, ce qui a pu être partiellement réalisé grâce à un algorithme. La manière aujourd'hui de concevoir le métier et le rôle de l'archéologue a ainsi été radicalement révolutionnée par l'informatique.

Dans le même ordre d'idée, les ouvriers tourneurs ou les comptables ont vu leur métier transformé, de même que le métier d'enseignant ou de chauffeur de taxi.

L'aspect concernant le citoyen n'est sans doute pas suffisamment traité car il implique des problèmes à forte composante technique. Par exemple, la loi Hadopi aurait été moins ridicule si la compréhension des questions techniques sous-jacentes avait été meilleure de la part de ses auteurs . La loi Hadopi s'est en effet concentrée sur l'échange de fichiers par peer to peer , alors même que cette technique était en train de disparaître.

Par ailleurs, les questions de neutralité du Net sont aussi importantes que celles relatives à la guerre et à la justice et les citoyens doivent absolument les maîtriser lorsqu'ils élisent leurs représentants, pour connaître la position de chaque homme politique sur le sujet.

Il est même possible d'aller plus loin, ainsi que je l'ai fait lors d'une présentation à l'Union des démocrates et indépendants (UDI), au cours de laquelle j'ai mis en avant l'idée que les institutions étaient des algorithmes de compression. Cette présentation des institutions a intéressé l'assistance car elle était inédite.

En tout état de cause, la pensée informatique est spécifique et peut être ainsi résumée : à la question « comment parvenir à ce résultat ? », la réponse est « par la création d'un algorithme ». Les algorithmes permettent de répondre à un grand nombre de questions mais ils ne résument pas à eux seuls la pensée informatique. Celle-ci implique également la notion de langage, indispensable pour comprendre le monde actuel. De la même manière, la notion de flux d'informations et de localisation géographique dans l'espace est fondamentale. À ce propos, je suis en désaccord avec l'idée que l'informatique sera fondamentalement différente dans cinquante ans : certes, les outils auront évolué, mais les notions fondamentales de l'informatique et la pensée algorithmique resteront . Nous apprenons donc aux enfants des notions qui leur seront encore utiles dans des dizaines d'années.

La seconde partie du rapport est l'esquisse d'un curriculum . Il n'était pas question de tomber dans le piège d'une trop grande précision mais, au contraire, d'esquisser à gros traits les contenus des programmes. À titre d'exemple, le programme de français, de la maternelle au lycée, est évoqué. Les professeurs de français enseignent la lecture et l'orthographe en primaire, la littérature au lycée, tandis que le collège reçoit un mixte des deux. Nous souhaitions donc parvenir à ce même type de description très macro, en comptant sur le fait que les personnes ayant une meilleure connaissance du terrain seraient susceptibles d'affiner.

En décrivant cette esquisse grossière, est apparue l'idée centrale et organisatrice d' un programme informatique à la maternelle et au lycée et constituée par la programmation . Certains étudiants n'ont jamais appris à programmer et on leur fournit un algorithme à observer. D'autres possèdent des notions et développeront eux-mêmes un algorithme. En effet, il s'avère que l'approche est toute autre avec un outil que l'élève a lui-même construit . Il passe ainsi d'une situation de spectateur du Net , à une démarche d'acteur.

Le curriculum propose donc que cet enseignement soit celui du collège. Il s'appuie en premier lieu sur un document néo-zélandais proposant l'informatique débranchée (unplugged) , c'est-à-dire sans utiliser d'ordinateur. Pour autant, il a été choisi de ne pas retenir exclusivement cette approche « technophobe » et fausse - car l'informatique suppose à l'évidence l'utilisation d'un ordinateur - et nous avons recensé des activités possibles avec un ordinateur. Par exemple, le simple fait d'envoyer un courrier électronique et de se demander comment il parvient à destination, ouvre un vaste champ de questions, qui conduisent à s'interroger sur la manière dont les ordinateurs sont reliés entre eux en réseau d'un continent à l'autre, la manière dont les informations sont acheminées sur ces réseaux, etc.

Au collège, devrait être enseigné l'apprentissage de la programmation et, au lycée, il est possible de commencer à s'interroger sur la façon d'utiliser le langage de programmation, à étudier les algorithmes fondamentaux. La représentation d'objets, la modélisation, la connexion d'ordinateurs en réseaux, font également partie du cursus. Le tout est aujourd'hui étudié en licence en France alors qu'un grand nombre d'autres pays l'inscrivent au programme des lycées.

Je terminerai en évoquant les blocages . Les professeurs, y compris ceux des disciplines scientifiques, comprennent qu'il est désormais impossible d'enseigner les sciences comme par le passé. Les choses évoluent et il s'agit de l'intérêt de toutes les sciences. Les parents sont également favorables - ainsi qu'il ressort d'un texte publié par la PEEP - de même que les lycéens. Un sondage sur la perception du numérique par nos concitoyens montre que 60 % des parents sont favorables à l'apprentissage précoce de l'informatique .

Les blocages résident donc uniquement dans l'institution . Toutefois, l'enseignement suppose la présence de professeurs, y compris dans les MOOCs . En outre, il existe une fausse croyance que l'informatique peut s'enseigner sans professeurs . L'informatique est un domaine scientifique qui a connu un très grand succès et qui a impacté tous les métiers. Or, comme l'informatique est partout, elle n'est nulle part et il existe ce sentiment qu'il n'est pas besoin de professeur d'informatique. D'autres disciplines, telles que le français ou les mathématiques, se retrouvent également partout et pourtant les enseignements nécessitent des professeurs spécifiques.

Bien entendu, un travail interdisciplinaire est indispensable mais le véritable enseignement de l'informatique ne pourra pas se développer de la maternelle au doctorat, sans la présence de professeurs d'informatique.

M. Daniel Kofman . - Grâce à l'informatique, nous construisons des systèmes de plus en plus complexes et des services flexibles, mais qui impliquent des trous de sécurité nécessitant des technologies évoluées pour tenter de les colmater. Nous avons ensuite évoqué la stratégie et les usages et il existe effectivement un besoin d'éducation en la matière.

Il est vrai que l'informatique pénètre aujourd'hui tous les métiers mais qu'il existe, en parallèle, une certaine normalisation des métiers non techniques.

M. Jean-Marie Chesneaux . - L'un des problèmes liés à la sécurité concerne l'usage alors que le risque d'attaque d'une entreprise réside dans le matériel et sa protection. Si l'on examine la naissance de l'informatique à l'université, on constate que les blocages ont toujours été liés au manque de professeurs . Mais il est dangereux de s'arrêter là et il convient de trouver des solutions transitoires. Pour l'ISN (Informatique et sciences du numérique), les professeurs ne font pas de blocage et acceptent la formation continue à une matière qu'ils connaissent un peu déjà. À cet égard, les établissements du supérieur ont formé des formateurs qui ont eux-mêmes formés d'autres professeurs de lycées et de classes préparatoires. Il ne s'agit pas non plus d'enseigner l'informatique neuf heures par semaine mais il doit être possible de mettre en place un système simple, en primaire, au collège et au lycée .

M. Éric Delbecque . - Un point qui pourrait paraître anecdotique, mais qui ne l'est en réalité pas, tient à la nécessité d'apprendre à des cadres d'entreprises qu'on n'arrive pas dans n'importe quel pays avec son ordinateur rempli de données et laissé sans surveillance . De même, les informations confidentielles ne doivent pas être transmises par SMS . Il s'agit donc d'une question d'usage dans les entreprises et plus l'échelon est haut, plus il se pense immunisé de tout risque en la matière. Du point de vue du citoyen ou dans l'entreprise, le problème est de penser au premier chef au sort réservé à l'information.

M. Gilles Dowek . - Lorsqu'on débute une nouveauté, il est indispensable d'utiliser les moyens disponibles. Or l'esprit pionnier fonctionne au début mais s'essouffle traditionnellement dans la durée. Le second paradoxe tient aux difficultés de recruter des professeurs de sciences : de ce fait, pourquoi ne pas aller chercher les professeurs d'informatique dans les masters en informatique, au lieu de les recruter pour les universités de sciences, où les étudiants sont déjà rares ?

M. Jean-Marie Chesneaux . - En effet, nous ne sommes pas obligés de recruter des candidats au CAPES de mathématiques pour enseigner l'informatique alors même qu'un grand nombre d'étudiants en informatique sont tout à fait attirés par l'enseignement.

Mme Sophie Pène . - L'enseignement de l'informatique est considéré aujourd'hui comme impossible par crainte qu'il n'enlève quelque chose à d'autres. Chez M. Vincent Peillon, la stratégie pour l'école primaire procédait de la volonté d' ouvrir du temps à des intervenants qui n'étaient pas des professeurs . Il est donc nécessaire de passer par cette ouverture.

M. Daniel Kofman . - Le retard sera très significatif si nous n'en passons pas par là.

M. Pierre Léna . - Ce débat se situe au coeur du sujet. Le propre de l'institution « école » est le temps et l'implantation d'une réforme est d'une lenteur considérable. L'avantage de l'ISN est d'avoir commencé petit puis d'avoir rencontré des limites au bout de quelques années. Face à ce constat, les solutions consisteraient à confiner toute innovation hors du temps scolaire, se résignant ainsi à l'idée de la rigidité des programmes. Devant une commission parlementaire, j'ai eu l'occasion de contester vigoureusement cette conception de l'enseignement des sciences, uniquement confiées à des animateurs socioculturels.

La seconde possibilité serait d'abandonner la politique du « tout ou rien », en établissant un plan de transformation progressive sur la durée. Il est clair que sur le sujet qui nous occupe, il faut former l'ensemble des professeurs dans toutes les disciplines tout en recrutant des professeurs spécialisés qui irrigueront progressivement l'ensemble des établissements . Il serait en effet illusoire de penser que dès demain, nous aurions un corps de professeurs d'informatique pour irriguer les 7 000 collèges.

M. Bruno Sido . - Je vous remercie vivement pour l'ensemble de ce que vous nous avez apporté et laisse à ma collègue, Mme Anne-Yvonne Le Dain, le soin de conclure.

Mme Anne-Yvonne Le Dain . - Je dois avouer que je suis impressionnée par l'ampleur du sujet, qui fait apparaître des divergences peu importantes entre vous, d'importantes convergences et quelques éléments de réponses.

Notre rapport porte sur le risque numérique mais le risque que vous énoncez va bien au-delà puisqu'il évoque une société qui s'arrête et n'est plus productrice. J'étais déjà quelque peu inquiète, je le suis encore davantage.

Je vous remercie de tous les éclairages apportés.

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