II. DES APPRÉHENSIONS LÉGITIMES

A. LE DISPOSITIF JURIDIQUE CENSÉ ASSURER LA TRANSITION DE LA FIN DES QUOTAS LAITIERS N'A PAS DONNÉ TOUTE SATISFACTION

1. Le dispositif de régulation des relations contractuelles entre éleveurs et fabricants

Le secteur laitier a toujours présenté des singularités fortes dans le monde agricole et dans la réglementation européenne. Cette spécificité demeure.

a) Le « Paquet lait »

Avant l'échéance annoncée du 31 mars 2015, la Commission avait évoqué, en 2010, un « atterrissage en douceur » par une augmentation ordonnée des volumes et une libération des prix. Sous l'insistance de quelques États membres, en particulier de la France, cette transition a été complétée par un ensemble de dispositions juridiques contenues, pour l'essentiel, dans un règlement connu sous le nom « Paquet lait » 25 ( * ) . Le « Paquet lait » a été une étape décisive pour l'organisation du secteur. Ce règlement concerne le rôle des organisations de producteurs (OP) dans le secteur laitier et évoque les relations contractuelles entre les éleveurs et les transformateurs.

Une OP est un regroupement de producteurs, à vocation économique, destiné à renforcer leur position dans le marché, notamment vis-à-vis des acheteurs, les industriels de l'agro-alimentaire. Une OP est reconnue par l'administration, après analyse de son influence potentielle sur le marché, de la qualité de son organisation, des moyens mis en oeuvre, etc. Il existe des OP dans plusieurs secteurs  (fruits et légumes, bovins...). L'OP a pour mission principale de vendre la production des agriculteurs, après que ces derniers leur aient transféré la propriété de marchandises.

Les OP du secteur laitier présentent des singularités avec les OP des autres secteurs agricoles. Le coeur de la mission reste la vente des productions - en l'espèce la négociation de contrats de livraison de lait - mais cette opération a trois spécificités :

- la négociation a lieu qu'il y ait ou non transfert de propriété (jusqu'alors le principe de transfert de propriété de produits agricoles à l'OP était une des conditions de leur reconnaissance). L'éleveur reste propriétaire et mandate un tiers pour négocier ses livraisons ;

- la négociation porte sur les prix et les volumes. La référence à une négociation collective sur les prix est une dérogation tout à fait exceptionnelle au droit commun de la concurrence, puisqu'il s'agit, en quelque sorte d'une autorisation explicite des ententes ;

- la compétence des OP est encadrée. Le volume de lait cru négocié ne doit pas être supérieur à 3,5 % de la production totale de l'Union, ou 33 % de la production totale de l'État membre.

La contractualisation des relations entre l'éleveur et le fabricant n'est pas obligatoire en Europe et reste au choix des États. En revanche, lorsque l'État a fait ce choix, le règlement européen prévoit un certain nombre de clauses obligatoires dans l'offre de contrat. Le contrat écrit comprend, en particulier, le prix à payer, le volume, le calendrier, les délais de paiement.

b) Le dispositif français

Le règlement européen laisse une latitude aux États. Ils peuvent décider que les livraisons de lait d'un agriculteur à un transformateur fassent l'objet d'un contrat. La France a fait ce choix. La contractualisation des livraisons figure dans la loi de modernisation de l'agriculture et de la pêche 26 ( * ) (LMAP).

La LMAP a été conçue et adoptée dans une période de fortes tensions sur le marché laitier, lors de l'effondrement des prix du lait. Pour les éleveurs de l'époque, la fin prochaine des QL allait encore aggraver cette baisse. Devant la montée des contestations, les pouvoirs publics devaient trouver, en urgence, une réponse, un outil qui permette de temporiser. La contractualisation, prévue de surcroît sur une période de 5 ans minimum, fut présentée comme une sorte de relais, de substitut aux QL, qui permettait de maintenir un cadre dans les relations entre éleveurs et fabricants. La LMAP introduit un article L. 631-24 du code rural qui prévoit la capacité pour le gouvernement d'imposer une obligation de formaliser par écrit la relation contractuelle entre le producteur et le transformateur. Cette faculté a été activée par le décret n° 2012-1753 du 30 décembre 2010 qui met en place une obligation d'engagement contractuel écrit d'une durée minimale de cinq ans.

c) La mise en oeuvre du dispositif

La mise en oeuvre du « Paquet lait » est très variable selon les pays, mais il faut être prudent dans les comparaisons.

D'abord parce le dispositif du paquet lait ne concerne en fait qu'une partie des producteurs et des États. OP et contractualisation ne peuvent concerner que les relations entre éleveurs et fabricants du secteur privé dit aussi « secteur non coopératif ». Or, une très large part de la filière laitière en Europe est organisée sous la forme de coopératives : les éleveurs sont les membres de la coopérative et livrent aux coopératives. Le lien entre l'éleveur et la coopérative ne relève pas du contrat mais du statut. Il y a donc nécessairement peu d'OP et peu de contrats dans les pays engagés dans la forme coopérative.

Ensuite, d'autres facteurs peuvent intervenir. L'OP évoque parfois une forme de collectivisation qui n'a pas toujours laissé de bons souvenirs dans les nouveaux États membres adhérents en 2004.

Treize États ont imposé que les laiteries fassent une offre de contrat écrit aux éleveurs. Dix États ont imposé une durée minimum (6 mois, un an, cinq ans - en France). La liste s'établit comme suit.

Offre de contrats obligatoires

Pays

LV

FR

IT

LT

ES

HU

SK

CY

PT

HR

BG

RO

SL

Durée des contrats

-

5 ans

6 mois

-

1 an

6 mois

-

1 an

6 mois

6 mois

6 mois

6 mois

6 mois

Début des contrats

Sept 2009

Avril 2011

Mars 2012

Oct. 2012

Oct. 2012

Dec. 2012

Dec. 2012

Juin 2013

Juin 2013

Juin 2013

Nov. 2013

Mars 2014

Janv. 2015

Source : DG agri - Milk package implementation - 22 mai 2015

La situation est encore plus diverse s'agissant des OP. Les OP reconnues dans le secteur laitier existent dans neuf États. Dans quatre d'entre eux, les OP ont un pouvoir de négociation des contrats. Les pays ont imposé un nombre minimum d'éleveurs pour constituer une OP mais dans une très large fourchette (de 5 à 200 éleveurs minimum - en France). La liste s'établit comme suit.

Nombre et importance des OP dans les États membres

OP avec pouvoir de négociation des contrats

OP sans pouvoir de négociation des contrats

Pays

CZ

DE

ES

FR

BE

IT

HR

PT

UK

Nombre d'OP

8

143

7

47

2

32

1

1

1

% de lait couvert par les OP

37 %

36 %

12 %

17 %

Source : DG agri - Milk package implementation - 22 mai 2015

En France, la situation est plutôt singulière, voire paradoxale. D'une façon générale, les observateurs de la Commission considèrent que « le Paquet lait a été construit sur mesure pour les Français. Mais une fois terminé, les Français n'ont pas revêtu le costume ». La mise en place des OP n'a pas rencontré le succès attendu. Après un démarrage poussif faisant craindre un échec du dispositif 27 ( * ) , les OP se sont mises en place. La situation est désormais qualifiée d'acceptable.

Le bilan dressé par le ministère est le suivant : On compte 50 OP en avril 2015 soit 18 % de la production de lait nationale. Les trois quarts sont des OP organisées par l'acheteur (dites « OP maison »). La taille est très variable, entre 6 et 1 500 producteurs (OP Val de Loire). Le potentiel serait de 120 OP. « Sur 12 000 producteurs lactaliens , 5 000 seulement seraient en OP », estime les Jeunes agriculteurs 28 ( * ) . Les OP recouvrent en moyenne 90 millions de litres soit 4,5 milliards de litres sur une production totale de 25 milliards de litres mais la production éligible du secteur non coopératif n'est que de 45 % du total Ainsi les OP recouvrent environ 40 % de la production éligible.

La mise en oeuvre du « Paquet lait » et de la contractualisation a été souvent critiquée.

2. Les critiques sévères du dispositif

Pour beaucoup de personnes auditionnées, la contractualisation et les OP n'ont rien apporté. Le feu nourri de critiques provient à la fois des deux parties, éleveurs et fabricants, et porte sur trois sujets : les OP, la durée des contrats, les clauses de prix.

a) les critiques des éleveurs

Les éleveurs sont très critiques sur les OP et la contractualisation.

L'idée courante est que les OP ne servent à rien, qu'elles n'ont aucune influence et qu'elles n'en auront jamais dans la prétendue négociation avec les industriels. D'abord, l'éleveur est dans une situation d'infériorité. Il a du lait et il DOIT le vendre L'acheteur a toujours le choix et si un éleveur ne lui convient pas, il ira en voir un autre. Mais surtout, que peut peser une OP de quelques centaines d'éleveurs de vaches face aux géants mondiaux de l'industrie laitière 29 ( * ) ? Que peut peser une OP dans la pyramide du marché laitier, dominé, in fine, par une poignée de centrales d'achat (70 000 producteurs, 100 transformateurs, 5 acheteurs) ? « La contractualisation est un échec dans la mesure où elle est incapable d'inverser les rapports de forces. Le désengagement des pouvoirs publics a amplifié ces difficultés » , estime la Confédération paysanne. 30 ( * )

Pour les éleveurs, le contrat ne peut qu'entériner les pratiques antérieures, qu'il s'agisse des clauses volumes ou de clauses prix 31 ( * ) . Dans les faits, le contrat n'est qu'un engagement d'apport de matières premières et prend acte des déséquilibres. Bien sûr, les contrats ont été signés ! Les fabricants avaient menacé de supprimer les primes si les contrats n'étaient pas signés ! déplore le coordinateur rural. 32 ( * ) En outre, même les clauses prix ne sont guère contraignantes puisque les contrats prévoient toujours des clauses de sauvegarde qui permettent aux industriels de s'en exonérer.

Ce constat désabusé s'appuie aussi sur une certaine maladresse française. En effet, l'articulation OP/contrats a été plutôt chaotique. L'idée des OP du paquet lait était de permettre aux éleveurs de parvenir à un potentiel suffisant pour renforcer le pouvoir de négociation des producteurs à l'approche de la contractualisation des livraisons de lait. Tout naturellement, la façon la plus logique de procéder aurait été de s'organiser avant de négocier. C'est le contraire qu'a fait la France, en imposant des contrats, avant la mise en place des OP. L'articulation est parfaitement nette : comme on l'a vu, la contractualisation a été prévue en 2010 tandis que la mise en place des OP a été prévue par un décret d'avril 2012 33 ( * ) , soit deux ans plus tard. « La structuration des producteurs au sein d'OP puissantes n'a donc pas été possible et les négociations commerciales n'ont pas placé les agriculteurs en position de force » 34 ( * ) , commentent les rapporteurs de la Loi de modernisation de l'agriculture. L'obligation de contractualisation a été immédiate alors que la création d'OP a été ultérieure et demande du temps. Résultat : quand les OP ont été créées, il n'y avait plus rien à négocier ! Une situation souvent raillée par les observateurs bruxellois. Selon eux, le paquet lait offre un pouvoir de négociation aux OP, y compris en matière de prix. La DG concurrence était totalement hostile à cette disposition mais elle a fini par accepter. Mais la France a mis la charrue avant les boeufs. Les contrats ont été signés avant que les OP soient constituées ! 35 ( * ) .

« Les OP actuelles sont des échecs . Les seules  OP qui marchent sont les OP qui sont entre les mains des laiteries pour coller au site industriel », commente le MODEF 36 ( * ) . Telle l'OP UNELL (Union nationale des éleveurs livrant à Lactalis, organisée par Lactalis pour les « Lactaliens » comme ils s'appellent eux-mêmes). Alors, « OP maison - OP bidon » pour reprendre l'expression savoureuse de M. Jean Bizet ?

b) les critiques des industriels


• Les critiques des industriels sur la durée des contrats

Le décret de 2012 relatif aux relations contractuelles entre producteurs et acheteurs met en place une obligation d'engagement contractuel écrit d'une durée minimale de cinq ans. Cette disposition suscite de très vives critiques de la part des industriels. C'est à la fois, à les entendre, une anomalie et une bêtise. Force est de reconnaître qu'il s'agit d'une spécificité française. Une douzaine de pays ont choisi la formule de contractualisation obligatoire, mais seule la France a choisi une durée de contractualisation de 5 ans. Dans tous les autres pays, le contrat est de 6 mois, sauf en Espagne où la durée est d'un an.

Pour la Fédération nationale des industries laitières (FNIL), en cherchant à sécuriser les relations entre producteurs et éleveurs, la France a tout simplement réussi à casser la dynamique laitière. « Pourquoi n'y a-t-il pas de nouvel industriel dans le secteur ? Non seulement le coût d'installation est considérable, mais les pouvoirs publics ont mis une barrière à l'entrée : le contrat est de 5 ans. Quel industriel, qui n'a encore rien produit, peut s'engager sur 5 ans ?! Personne ne peut s'installer en France ! La durée a été calée sur une disposition du code rural relative aux coopératives, sans qu'on ait étudié la question. Pour lisser la sortie des quotas laitiers, les pouvoirs publics ont décidé des contrats en précisant même la date : signés au 1 er avril 2011, avec échéance au 1 er avril 2016. Sous la menace de 75 000 € d'amende (soit plus d'un milliard d'euros pour Lactalis et ses 15 000 producteurs).

Les industriels entendent les critiques sur « l'industrie timorée », mais la réalité est que la régulation d'État est totalement inadaptée. Pourquoi Arla Foods, géant laitier danois, s'implante au Royaume-Uni, en Allemagne et pas en France ? Il n'y a qu'un étranger chinois qui a investi en France, mais seulement pour une tour de séchage 37 ( * ) . »


• La critique des industriels sur le prix

Le contrat contient une clause de fixation des prix. Mais le système est trop lourd. Trois éléments sont évoqués :

- la nécessité de clause de sauvegarde : les contrats actuels sont de 5 ans, mais les formules de prix sont applicables pendant trois ans. Pour adapter un prix, il faut passer par un avenant. Alors, pour éviter des renégociations périodiques, les industriels multiplient les clauses de sauvegarde dans les contrats ;

- la méconnaissance des réalités du marché : « les contrats entre éleveurs et fabricants omettent l'élément clef : la négociation avec la distribution. Pour cette dernière, le prix du lait est un produit d'appel, homogène, facilement identifiable et facilement comparable. Il y a une très forte pression sur les fournisseurs. C'est la distribution qui fait le prix du lait. Les industriels sont victimes de la Loi de modernisation de l'économie. Les pouvoirs publics ont toujours joué les grandes surfaces contre les industriels, parce que ce sont elles qui ont le levier du pouvoir d'achat. Leclerc a engagé une guerre des prix parce qu'il savait qu'il aurait les soutiens des pouvoirs publics et du consommateur, qu'il ne pouvait que gagner. Qui résiste à l'argument « Payer moins cher » ? Les industriels font les frais de la guerre des prix de la grande distribution mais, par ricochet, ce sont les éleveurs qui sont pénalisés » ;

- le décalage avec le prix des coopératives : « quand les industriels négociaient les contrats, le prix du lait était fixé par rapport au marché, aux concurrents et, de fait, par rapport aux coopératives. Le problème est que dans les coopératives, les contrats d'apport et de prix suivent le marché en temps réel, et peuvent donc changer périodiquement, très vite, tandis que les industriels doivent passer par un avenant. Quand le décalage entre coopératives et industriels devient insupportable, le contrat est dénoncé. C'est aussi simple que ça. C'est ce décalage qui explique la dénonciation du contrat Lactalis. En appliquant son contrat, il payait 20 % plus cher que Sodiaal ».

Ainsi, personne ne semble satisfait du mécanisme mis en place. Ces critiques doivent être entendues mais aussi analysées avec circonspection. Selon les observateurs, elles ne seraient pas exemptes d'arrières pensées et seraient excessives en omettant l'effet des relations contractuelles formalisées dans les relations de marché.

3. Des critiques à nuancer
a) Des critiques pas exemptes d'arrière-pensées

Il y a bien sûr des raisons objectives à la lenteur de mise en place des OP, mais pour les observateurs, les oppositions aux OP sont aussi et surtout de nature politique.


Les difficultés pratiques de mise en oeuvre des OP

L'OP impose un formalisme lourd. La reconnaissance d'une OP suit un parcours administratif complexe et l'OP doit recueillir les mandats auprès des éleveurs.

Les éleveurs apprécient le dialogue direct avec les industriels et ont des réticences à confier à un tiers le soin de négocier un contrat.

Une OP est une structure nouvelle, qui vient se superposer aux autres formes de groupements d'éleveurs. Sachant qu'une association, c'est aussi un président, une structure qui voient d'un mauvais oeil l'arrivée d'une structure nouvelle au rôle déterminant puisqu'elle négocie les contrats.

Quand elles existent, les OP sont relativement étanches, ne se regroupent pas en associations d'OP-AOP - et ne discutent guère entre elles.


la vigilance des coopératives

A priori , les coopératives ne sont pas concernées par les OP. Les relations entre la coopérative et ses adhérents relèvent du statut et non du contrat. « Cela ne nous concerne pas » dit la FNCL. Pas si sûr. La frontière, encore nette, entre secteur coopératif et secteur non coopératif, pourrait être plus perméable à l'avenir. Certes, en France, les éleveurs sont fidèles à leur laiterie mais c'est une tradition qui pourrait changer. Rien n'est gravé. Et la mobilité peut parfaitement être imaginée. Un écart de prix durable entre les deux secteurs pourrait être une incitation à changer. Comme ce fut le cas en Pologne, où OP et coopératives ont été en concurrence. « L'État a encouragé les regroupements via les organisations de producteurs par une prime en cas d'adhésion. Cela a été très mauvais. Les agriculteurs ont quitté les coopératives pour adhérer aux OP. OP et coopératives ont été en concurrence. Ce mouvement s'est arrêté dès que les primes ont cessé, illustrant le fait que les primes publiques ont un effet très direct sur les comportements. Les agriculteurs préfèrent rester dans les coopératives lorsque les prix baissent. C'est plus sûr . ». 38 ( * )


les réticences des syndicats

Les OP viennent aussi et surtout en concurrence avec les structures syndicales. Officiellement, le discours syndical est favorable à ces regroupements censés donner une force aux éleveurs. L'ironie affichée (car il est probable que les OP ne pèseront jamais bien lourd face aux géants de l'industrie laitière) masque une vraie critique de fond qui paraît évidente aux observateurs, notamment au médiateur des contrats, qui a suivi la mise en place des contrats et des OP depuis leur origine.

Les structures syndicales peuvent voir dans les OP une concurrence, une menace, une redistribution des rôles. Tandis que les syndicats auraient une action d'influence, les OP auraient la charge de négocier et signer les contrats. Selon le médiateur des contrats, « le discours anti-OP, anti-contrats reste entretenu par le syndicalisme agricole. Il y a un combat d'arrière-garde, notamment par ceux, qui pétris de syndicalisme agricole, déplorent leur perte d'influence. L'OP a exproprié une partie de leur pouvoir et leur capacité à faire pression . L'OP a une discussion plus technique que politique » 39 ( * ) .

b) Quelques raisons d'espérer

Dans ce flot de critiques, entendu pendant plusieurs mois, il y eut pourtant quelques voix discordantes... et encourageantes. Le discours anti-OP est largement répandu, mais, lorsque les relations avec les producteurs étaient bonnes, la contractualisation ne change rien et les relations restent bonnes « La contractualisation des volumes et des prix se passe bien » estime Denis Milleret par exemple, de la fromagerie Milleret. « Le contrat apporte de la sécurité aux deux parties. La contrepartie est que les prix préfixés ne donnent pas beaucoup de perspective aux éleveurs » 40 ( * ) .

Et puis, « sur le terrain, il y a une évolution », rappelle le médiateur des contrats. C'est cette évolution qu'il faut capter, qu'il faut encourager même.

Il y a d'abord des résultats : 90 % des contrats sont signés dans le cadre d'OP. Il y a surtout un changement de nature dans les relations entre éleveurs et fabricants Un changement lent mais profond. Telle est l'analyse de Francis Amand, médiateur des contrats, qui est résolument optimiste. « Le premier bilan de la réforme de 2012 est très positif. Globalement, on peut être satisfait de la réforme du paquet lait, très satisfait même. Les contrats et les OP ont apporté des progrès dans les relations entre éleveurs et fabricants. On est sorti de la confrontation syndicale. Avant, les éleveurs se contentaient de livrer ce qu'ils étaient autorisés à livrer (encadrés par les quotas laitiers) et au prix prédéterminé, soit par entente, au temps du modérateur du CNIEL, soit au prix fixé par la laiterie. Il y a maintenant un discours et une relation différente entre éleveurs et industriels. Les producteurs rentrent dans une logique économique et s'intéressent à la valorisation des produits. Les OP discutent avec les collecteurs. »

Ensuite, même si les industriels sont très vigilants et souhaitent « garder la main » dans la négociation contractuelle, se contentant souvent d'adopter des formules de prix héritières des recommandations du CNIEL, les OP sont loin d'être « à la botte des industriels ». Alors « OP maison - OP bidon ? ». On l'a cru, mais aujourd'hui ce n'est pas le cas, répond le médiateur.

Le contentieux récent entre une OP et Lactalis, loin d'être un échec des relations commerciales, est, au contraire, aux yeux du médiateur, le signe d'un vrai pouvoir des OP et de la maturité des relations contractuelles. « Tout va très vite. En agriculture, le fait que les OP entament une action collective contre un industriel était tout simplement inimaginable en 2012. On assiste à une mutation du secteur, qui a été organisée autrefois par les syndicats agricoles et qui évolue vers des relations normalisées ouvertes à la négociation collective sous le contrôle du juge. »


L'action de groupe contre Lactalis - janvier-juin 2015

- Les faits : En 2014, Lactalis - premier groupe laitier mondial - a baissé ses prix d'achat du lait, s'alignant pratiquement sur les prix de Sodiaal - première coopérative française. La coopérative avait baissé le prix en début d'année (moins 5 euros les 1 000 litres), lors des négociations des prix avec la grande distribution.

Lactalis rappelle que, au moment de la conclusion des contrats en 2012, les industriels se calent sur le prix du marché - sur le prix des coopératives-, mais que ces dernières ont plus de réactivité que les industriels, qui sont dans une relation contractuelle. Quand les coopératives peuvent changer leurs prix tous les trois mois, les industriels doivent normalement attendre trois ans.

- La procédure : La loi d'avenir pour l'agriculture de 2014 41 ( * ) introduit une procédure qui permet à toute organisation de producteurs (avec ou sans transfert de propriété) d'agir en justice dans l'intérêt de ses membres pour les litiges mettant en cause un même acheteur (le fabricant) et portant l'application d'une même clause. Jusqu'à cette loi, le producteur ne pouvait agir en justice que pour son propre compte, s'exposant à des dépenses élevées et à de possibles mesures de rétorsion (listes noires ?) de la part des industriels.

Cette procédure, dite « d'action de groupe », avait été ouverte aux consommateurs par la loi de consommation du 17 mars 2014. La procédure est désormais ouverte aux producteurs, réunis en OP, à la seule condition que l'OP ait été mandatée par au moins un des producteurs adhérents. La FNPL a joué un rôle très actif pour incorporer ce dispositif dans la loi d'avenir.

Le contentieux doit être précédé d'une phase de médiation. Comme ce fut le cas en 2013, lorsque le médiateur fut saisi par un groupement de producteurs qui s'estimaient lésés par la baisse de 25 euros proposée par Lactalis, qui s'affranchissait ainsi des indicateurs contractuels déterminant le prix du lait.

- La médiation - réussie - de 2015 : En janvier 2015, les 500 producteurs de lait de l'OP Normandie, bientôt rejoints par le FNPL,  ont déclenché une action collective contre la baisse du prix du lait décidée par Lactalis.

Lors de son audition en avril 2015, le médiateur des relations contractuelles agricoles a posé les enjeux. « À la base, il y a un problème classique entre un fournisseur et un producteur. Si un industriel peut s'affranchir d'un contrat, cela serait un échec du contrat. Si un contrat inclut une clause qui permet à l'industriel de ne pas respecter le contrat, ce serait pire encore ! Mais il y a aussi un enjeu politique. L'enjeu dépasse les parties. C'est tout le système qui est en jeu. Personne n'a droit à l'échec. Il y a beaucoup de détracteurs, en particulier chez les syndicalistes agricoles. Il y a une très grosse pression sur cette médiation qui est un test de crédibilité pour tout le monde. Les détracteurs de la loi feront leur miel de l'échec de la médiation. »

Il s'estimait cependant confiant dans l'issue de la médiation. Le 3 juin 2015, lors de son audition par la commission des affaires économiques du Sénat, M. Stéphane Le Foll, ministre de l'agriculture, a indiqué que la médiation avait abouti.

4. Le dispositif de l'OCM unique

Si le « Paquet lait » est dédié au secteur laitier, ce dernier est aussi encadré par le règlement général de la PAC sur l'organisation commune des marchés, dit règlement OCM unique 42 ( * ) . Le règlement OCM unique reprend les dispositions du paquet lait et précise les conditions d'intervention sur les marchés. Ce texte a fait l'objet d'intenses négociations. L'influence des eurodéputés français a été déterminante, notamment celle de M. Michel Dantin, rapporteur du texte à la COM Agri du Parlement européen.

a) L'intervention sur les marchés

Toute une partie du règlement OCM unique est consacrée à l'intervention sur le marché. L'intervention européenne est l'héritage de l'ancienne PAC. Même si son importance économique et budgétaire n'est plus que marginale (par rapport aux paiements directs), il reste toujours un cadre juridique.

L'intervention implique le rachat par l'UE (dans le cas du stockage public) ou le soutien budgétaire au stockage privé. Le règlement fixe un cadre pour l'intervention : un prix de référence (art. 7) ; une période (art. 12) : 1 er mars au 30 septembre ; des conditions techniques (art. 11) - teneur en matières grasses etc... Le règlement précise que « l'écoulement des produits achetés dans le cadre de l'intervention publique a lieu dans des conditions telles que toute perturbation du marché est évitée » .

L'intervention relève de la compétence du Conseil sur proposition de la Commission. Elle est prévue à l'article 4.3, paragraphe 3 du TFUE : « Le Conseil, sur proposition de la Commission, adopte les mesures relatives à la fixation des prix, des prélèvements, des aides et des limitations quantitatives » .

Concernant le prix, « les mesures relatives à la fixation du niveau de prix d'intervention publique, y compris les montants des augmentations et des réductions, sont adoptées par le Conseil, sur proposition de la Commission » (art. 15, paragraphe 2 du règlement OCM unique). L'intervention peut se faire soit à prix fixe (par rapport au seuil de référence), soit dans le cadre d'adjudications. Le prix d'intervention (PI) est fixé par rapport à un « seuil de référence », qui, lui, est fixé par le règlement. Concernant les produits laitiers, le prix est de 246,39 € par 100 kg de beurre et 169,80 € par 100 kg de lait écrémé en poudre. Cela correspond à 220/230 € les 1 000 litres.

« Le seuil de référence sera régulièrement examiné par la Commission compte tenu de critères objectifs, notamment l'évolution de la production, des coûts de production (en particulier du prix des entrants) et des tendances du marché » (art. 7, paragraphe 2).

L'intervention implique une sortie du marché. Même si les prix étaient plus élevés, la décision de recourir à l'intervention n'est pas facile pour un opérateur. Beaucoup préfèrent livrer à des prix jugés trop bas, mais garder leurs clients, que de recourir à l'intervention. À la suite de l'embargo russe sur les produits agricoles, notamment sur la filière des fruits et légumes, pratiquement aucun producteur français n'a choisi de recourir à l'intervention européenne.

b) Les mesures exceptionnelles

En complément de l'intervention, le règlement OCM unique prévoit un certain nombre de dispositions adaptées aux circonstances exceptionnelles.

Art. 219 - Les mesures de prévention des perturbations du marché

En cas de « perturbation du marché » , la Commission est habilitée à prendre des actes délégués qui vont étendre la portée ou la durée des mécanismes de gestion de marché prévus dans le règlement, y compris les restitutions et les restrictions d'échanges. C'est ce mécanisme qui a été utilisé pour la filière des fruits et légumes après l'embargo russe.

La notion de perturbation du marché n'est pas définie. Elle est  à l'appréciation de la Commission Elle s'impose par consensus, mais la Commission a la main. Elle suit la majorité des États membres, mais « elle a toujours joué le jeu », montrant ainsi que, garante de l'intérêt communautaire, elle est solidaire des États membres.

Art. 220 - Les mesures de soutien du marché liées aux maladies animales ou à la perte de confiance des consommateurs

C'est un autre cas de figure, indépendant des surproductions : le consommateur, inquiet, n'achète plus les produits (exemple : la chute de la consommation de viande de boeuf après la crise de l'ESB). La Commission peut adopter des actes d'exécution prévoyant des mesures exceptionnelles de soutien (promotion...). Les actions sont cofinancées 50/50 % par l'UE et l'État membre (la part du financement européen est portée à 60 % en cas de fièvre aphteuse).

Cette disposition existait pour les productions animales dans l'ancien règlement OCM unique de 1999. Elle a été étendue à tous les produits. La Commission intervient alors par acte délégué.

Art. 221 - Les mesures destinées à résoudre des problèmes spécifiques

Cet « article-balai » vise à répondre à des situations ou à prendre des mesures qui n'ont pas été prévues par le règlement OCM unique. La Commission intervient alors par acte d'exécution. L'idée est d'éviter d'aller au Conseil pour gérer la crise dans les concombres, par exemple.

Art. 222 - La dérogation au droit de la concurrence

Avec l'article 222, on quitte le champ de l'intervention économique et de l'action budgétaire, pour aborder le champ juridique. Durant une période de « déséquilibre grave sur les marchés », la Commission peut adopter des actes d'exécution prévoyant que les règles de la concurrence prévues à l'article 101, paragraphe 1 du TFUE ne s'appliqueront pas aux OP. Cela correspond à l'idée que, en cas de « déséquilibre grave » du marché, les entreprises pourront organiser des ententes, par ailleurs fermement condamnées par les autorités de la concurrence. L'article 222 permet de valider des comportements qui, en temps normal, seraient sanctionnés (entente pour retirer des produits du marché lorsque les prix sont trop bas, par exemple, actions de promotion conjointe).

Cette exception au droit de la concurrence suppose toutefois que les mesures de marché décrites ci-dessus ont été actionnées au préalable.

Art. 226 - Utilisation de la réserve de crise

Il s'agit là d'une disposition purement budgétaire, qui permet de financer les mesures de soutien et d'intervention par la réserve de crise (400 millions d'euros), constituée en début d'année par prélèvement sur les paiements directs.

La première tentative de la Commission pour faire jouer cette disposition s'est soldée par un échec. Fin 2014, une majorité d'États membres s'est opposée à l'utilisation de la réserve de crise pour financer les dépenses liées à l'embargo russe. Ces dépenses ont été financées sur les recettes imprévues, notamment les prélèvements liés aux dépassements des quotas laitiers.

Formellement, l'Union européenne a donc conservé un cadre juridique et budgétaire très complet pour répondre aux situations de déséquilibre et de tensions sur le marché laitier. Il ne faut cependant pas trop attendre de ces dispositions, beaucoup d'États membres étant, par principe, hostiles à ces régulations administrées.

Même le règlement « OCM unique » continue à susciter des débats entre États membres. L'Allemagne est le seul État membre à avoir voté contre le règlement lors de la réunion du Conseil du 16 décembre 2013 (le Royaume-Uni s'est contenté de s'abstenir ; tous les autres ont voté pour). L'Allemagne a même déposé le 10 mars 2014 un recours devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) contre le règlement « OCM unique ». L'Allemagne demande l'annulation de l'article 7 du règlement et de l'article 2 du règlement paiements directs n° 1307/2013 (règlement du Conseil seul, pris sur la base de l'article 43-2 du TFUE). Le contentieux porte sur l'interprétation et le champ d'application des articles 43-2 (codécision) et 43-3 (décision du Conseil seul) du TFUE.


* 25 Règlement UE n° 261/2012 du Parlement européen et du Conseil du 14 mars 2012 relatif aux relations contractuelles dans le secteur du lait et des produits laitiers.

* 26 Loi n° 2010-874 du 27 juillet 2010 de modernisation de l'agriculture et de la pêche.

* 27 Voir notamment le rapport d'information de M. Jean Bizet, Le rôle des OP dans la négociation des prix du lait , Sénat n° 721 (2011-2012).

* 28 Audition du 9 décembre 2014.

* 29 Lactalis, premier transformateur laitier mondial, Danone, troisième rang mondial, Bongrain, dix-huitième rang mondial.

* 30 Audition du 16 décembre 2015.

* 31 Jusqu'en 2008, les clauses de prix étaient des « recommandations », établies par l'interprofession laitière, le CNIEL. Ce système a été être supprimé en 2008 à la demande de la DGCCRF qui considérait ces recommandations interprofessionnelles comme une forme d'entente illicite, prohibée par le droit de la concurrence. Il a été remplacé par un dispositif plus neutre d'« indices de tendances » qui restent néanmoins assez proches des recommandations antérieures. Art. L632-14 du code rural, créé par l'article 141 de la loi n° 1425 du 28 décembre 2008 de finances pour 2009.

* 32 Audition du 16 décembre 2015.

* 33 Décret n° 2012/512 du 19 avril 2012.

* 34 Didier Guillaume et Philippe Leroy, rapport sur le projet de la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt, Sénat n° 386 (2012-2013).

* 35 Audition de M. Jens Schaps, directeur marchés agricoles à la DG AGRI de la Commission européenne, le 28 avril 2015.

* 36 Audition du 15 avril 2015.

* 37 Audition de M. Olivier Picot, président de la FNIL, 15 avril 2015.

* 38 Ministre conseiller de la RP polonaise à Bruxelles, entretien du 28 avril 2015.

* 39 Audition de M. Francis Amand, médiateur des contrats agricoles, le 9 avril 2015.

* 40 Audition de M. Denis Milleret, le 11 mars 2015.

* 41 Article L 551 du code rural et de la pêche maritime, introduit par l'article 15 de la loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 pour l'avenir de l'agriculture, l'alimentation et la forêt.

* 42 Le texte de base est le règlement OCM unique (règlement UE n° 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013) portant organisation commune des marchés des produits agricoles.

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