C. DES RAISONS DE POLITIQUE INTÉRIEURE

La crise ukrainienne, la virulence du discours russe contre l'Occident et la poussée du nationalisme pourraient également avoir pour partie des motivations internes : il s'agirait de permettre une mobilisation nationale et de conforter un pouvoir qui se sent menacé de l'intérieur 29 ( * ) .

1. Prévenir tout mouvement contestataire

Pour le pouvoir russe, la menace pourrait d'abord provenir d'un mouvement de contestation populaire sur le modèle des « printemps arabes » ou de la révolution Maïdan en Ukraine, d'autant que cette dernière avait un « potentiel de contagion important » 30 ( * ) compte tenu de la proximité culturelle et politique des peuples russe et ukrainien.

Il faut rappeler que d'importantes manifestations s'étaient déroulées à l'hiver 2011-2012 à la suite des élections législatives de décembre 2011 et de l'annonce par Vladimir Poutine, alors Premier ministre, de son intention de se présenter de nouveau à l'élection présidentielle prévue en 2012.

Ces manifestations ont été suivies, après la réélection de ce dernier comme président en mars 2012, de l'adoption de mesures autoritaires , contre les médias indépendants, les minorités, l'opposition, la société civile. La loi sur les « troubles à l'ordre public » a ainsi entraîné des peines d'emprisonnement ferme de manifestants...

Néanmoins, le risque d'un mécontentement populaire persistait du fait du ralentissement économique observé depuis 2012 , bien avant donc la baisse des prix du pétrole et les sanctions occidentales liées à la crise ukrainienne.

Dans les années 2000, la rente énergétique avait été à l'origine d'une forte croissance (7 % par an en moyenne) et d'un formidable enrichissement de la société russe . Le salaire moyen a ainsi progressé de 58,7 euros à 848,7 euros et la retraite moyenne de 17,2 euros à 327,9 euros 31 ( * ) . Alimentant le budget de l'Etat à hauteur de 50 %, la rente autorisait une distribution généreuse de revenus aux fonctionnaires et plus largement au secteur public, ainsi que le versement de prestations à l'ensemble de la population.

Cette rente énergétique devait aussi permettre une diversification de l'économie fondée sur le développement de l'activité dans les hautes technologies, l'innovation, la recherche. Pour diverses raisons, cette diversification n'est pas intervenue, ce qui s'est traduit par un essoufflement de la croissance (cf supra ). Le « contrat social » passé entre la société et le régime poutinien depuis le début des années 2000, qui reposait sur une progression sans précédent des revenus en contrepartie de l'acceptation d'un pouvoir fort, s'est ainsi trouvé remis en cause. Une grave crise économique et par conséquent sociale se profilait de manière inévitable.

Confronté à la nécessité de compenser la perte de légitimité qui pouvait en découler, le régime se serait donc lancé dans une politique extérieure offensive afin de mobiliser la population russe et de l'unifier autour de son leader. La crise en Ukraine apparaît ainsi comme le moyen de rassembler la société russe contre une menace extérieure et de détourner son attention des problèmes internes , le nationalisme servant ainsi de « dérivatif à la dégradation de la situation ».

L'annexion de la Crimée va constituer le point d'orgue de cette mobilisation patriotique. Donnant lieu à un phénomène de rassemblement autour du chef (le « consensus criméen »), elle a permis à Vladimir Poutine de reconquérir sa popularité, avec un taux d'approbation de son action supérieur à 85 % en mars 2014 , alors qu'il n'était que de 62-64 % au printemps 2013. Aux yeux de l'opinion publique, il a conforté son image d'homme fort, capable de protéger la Russie et les compatriotes russes à l'étranger des menaces extérieures.

Il ne faut pas négliger non plus l'influence prise ces dernières années par des personnalités nationalistes comme l'écrivain eurasiste Alexander Douguine ou le journaliste et écrivain communiste Alexandre Prokhanov dans les cercles proches du pouvoir. En adoptant un discours nationaliste, il s'agissait peut-être pour Vladimir Poutine de donner des gages à ce courant ou de chercher à réduire son influence .

2. Conforter le ciment identitaire en réponse à des fragilités internes

Si la principale menace que le pouvoir redoute d'affronter est celle d'un mouvement contestataire, il ne faut pas négliger la crainte d'un éclatement du territoire sous l'effet de forces centrifuges .

Il s'agit là d'une menace, inhérente à l'immensité du territoire , que le pouvoir russe a toujours redoutée et qui est au fondement de son caractère autocratique 32 ( * ) .

Elle est susceptible de provenir de régions mettant en avant des revendications identitaires , à l'instar des républiques caucasiennes ou aspirant à davantage d'autonomie , comme la Sibérie orientale qui conteste un modèle de développement imposé par Moscou ne lui permettant pas de bénéficier des retombées financières de ses activités.

Il faut également évoquer le risque de délitement aux frontières lié au déclin démographique qui affecte l'Extrême-Orient russe (Sibérie orientale). Cette région, qui représente 36 % du territoire a ainsi perdu 22 % de sa population depuis 1990, du fait de la disparition progressive des mesures incitatives qui existaient à l'époque soviétique (salaires majorés, primes « grand Nord...) et du vieillissement.

Si l'immigration asiatique reste modeste et contrôlée, du fait de la réticence des autorités et de la population locale, le déséquilibre démographique avec la Chine du Nord (où la densité est supérieure à 100 habitants au km 2 contre 8 habitants au km 2 au sud de la Russie et 1,1 en moyenne dans l'Extrême orient russe) est un sujet constant de préoccupation.

Toutes ces tendances peuvent expliquer la conduite d'une politique nationaliste visant à combler le « déficit d'unité symbolique » de la Russie .

3. Justifier la dérive autoritaire du pouvoir

La campagne anti-occidentale et la mobilisation contre un ennemi extérieur permet aussi au pouvoir de prendre des mesures autoritaires qui vont dans le sens d'une restriction des libertés.

En effet est actuellement à l'oeuvre en Russie une accentuation de la « verticalité du pouvoir », c'est-à-dire sa concentration dans les mains de l'exécutif, en même temps qu'une obsession sécuritaire , la sécurité du régime se confondant avec celle de l'Etat 33 ( * ) . C'est en ce sens que Viatcheslav Volodine, chef adjoint de l'administration présidentielle, affirmait en octobre 2014 lors de la 11 ème réunion du Club Valdaï : « Pas de Russie sans Poutine ».

Ce prisme sécuritaire a beaucoup à voir avec la présence, au sommet de l'Etat, des structures de force (les Siloviki ), dont l'influence s'est beaucoup renforcée depuis le début de la troisième présidence de Vladimir Poutine, les considérations sécuritaires l'emportant désormais sur toutes les autres.

Depuis le début de la crise ukrainienne, un nouveau durcissement est observé , tendant à renforcer le contrôle sur la société civile : les ONG recevant des financements étranger sont désormais inscrites au registre des « agents de l'étranger », ce qui de facto les empêche de fonctionner, l'utilisation d'Internet est surveillée, certains blogs faisant l'objet de décisions de fermeture et les plus consultés étant tenus de s'enregistrer auprès d'une agence publique. Une législation contre la « trahison d'Etat » et l'espionnage a été adoptée, la contestation publique de l'annexion de la Crimée étant, par exemple, passible de cinq ans de prison ferme.

Dans le champ politique, les mesures prises, comme la suppression de l'élection des maires dans les grandes villes, visent à limiter le risque de « hasard démocratique ». L'opposition libérale est marginalisée de différentes manières (pressions, arrestations, refus d'enregistrement...), la contestation politique n'étant plus tolérée dans l'espace politique, mais « cantonnée dans des ghettos».


* 29 Audition de Mme Tatiana Kastouéva-Jean, responsable du centre Russie-Nouveaux Etats indépendants à l'Institut français des relations internationales (IFRI).

* 30 « Les sanctions contre la Russie ont-elles un effet dissuasif ? » Céline Marangé, étude de l'IRSEM n° 37, 2015.

* 31 Chiffres Rosstat, cités dans « La logique non économique de Vladimir Poutine », Ioulia Joutchokova et Vladislav Inozemtsev, Politique étrangère, 2:2015, été 2015.

* 32 « L'empire sans limites : pouvoir et société dans le monde russe », Laurent Chamontin, Editions de l'Aube, 2014.

* 33 Audition de Mme Tatiana Kastouéva-Jean, responsable du centre Russie-Nouveaux Etats indépendants à l'Institut français des relations internationales (IFRI).

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