B. LE CADRE JURIDIQUE DU TRÈS HAUT DÉBIT : À LA RECHERCHE D'UN DROIT STABLE ET EQUILIBRÉ

Le déploiement des réseaux de communications électroniques est structuré par un droit spécifique, composé de normes européennes, législatives et réglementaires. La recherche d'un équilibre, entre le libre établissement des réseaux par l'initiative privée et une intervention publique complémentaire et non distorsive , est au coeur des règles applicables aux infrastructures, afin de tendre vers un déploiement optimal.

Vos rapporteurs notent cependant que le caractère structurant du droit européen ne saurait justifier l'ensemble des décisions prises par l'État pour définir le modèle de déploiement du très haut débit. À plusieurs reprises, des choix plus contraignants pour l'action publique ont été retenus en France, limitant d'autant les possibilités d'intervention pour suppléer l'absence d'offre privée. Le cadre européen n'est pas aussi déterministe que le prétendent les gouvernements successifs pour justifier leurs décisions .

À cet égard, le droit européen n'impose pas un modèle unique de déploiement du réseau en fibre optique . Plusieurs stratégies alternatives au modèle retenu en France étaient disponibles : opérateur unique regroupant les ressources des opérateurs privés, opérateur unique financé par des fonds publics, partenariats public-privé, concessions sur le modèle autoroutier, déploiements décentralisés intégrant tout à la fois des zones rentables et non rentables en s'appuyant sur le régime du SIEG... Vos rapporteurs regrettent à cet égard que le modèle mis en oeuvre dans notre pays jusqu'à aujourd'hui offre une situation privilégiée aux opérateurs privés tout en fragilisant structurellement les réseaux déployés par les collectivités territoriales, au détriment d'une véritable politique d'aménagement numérique du territoire.

1. Un cadre européen privilégiant l'initiative privée et la concurrence

Le déploiement des réseaux fixes et mobiles, et les normes législatives et réglementaires adoptées afin de les encadrer, doivent respecter le droit européen de la concurrence et les règles spécifiques relatives au déploiement des réseaux de communications électroniques. Dans le cadre du marché intérieur, le secteur des communications électroniques a été pleinement libéralisé, et fait désormais l'objet d'une réglementation sectorielle.

Comme le soulignaient nos collègues Yves Rome et Pierre Hérisson en 2013 à l'occasion du contrôle de l'application des lois 12 ( * ) , le cadre européen privilégie systématiquement la concurrence par les infrastructures, en limitant l'intervention publique aux seuls cas avérés où l'insuffisance de l'offre privée ne permet pas un déploiement à moyen terme. Ces orientations fondamentales de la réglementation européenne structurent le droit national applicable aux communications électroniques.

Le principe de liberté d'établissement des réseaux, corollaire de la liberté d'entreprendre, prévaut depuis la directive 2002/77/CE de la Commission du 16 septembre 2002 relative à la concurrence dans les marchés des réseaux et des services de communications électroniques, sans qu'aucun opérateur ne puisse conserver ou acquérir des droits de tirage exclusifs pour l'exploitation de certains réseaux. En l'absence d'un actif public à valoriser selon les priorités des politiques publiques, comme les fréquences hertziennes, le principe de liberté d'établissement des réseaux limite la capacité d'action des pouvoirs publics sur les opérateurs de réseaux fixes , notamment la possibilité d'exiger des opérateurs privés des déploiements dans les zones où ils ne souhaitent pas déployer. En matière de très haut débit, l'incitation prévaut ainsi sur la coercition. La directive 2009/140/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 modifiant la directive de 2002, permet toutefois d' imposer un partage des infrastructures , lorsque le doublonnement des réseaux serait « économiquement inefficace ou physiquement irréalisable ».

La réglementation générale des aides d'État s'applique également au secteur des communications électroniques. Le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) dispose ainsi : « Sauf dérogations prévues par les traités, sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d'État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions » (art. 107). Le TFUE prévoit toutefois certaines situations dans lesquelles les aides publiques sont compatibles avec les principes du marché intérieur, que la Commission européenne apprécie au cas par cas lorsque les aides ou les régimes d'aide lui sont notifiés. Le régime des services d'intérêt économique général (SIEG) permet également de soustraire les aides apportées pour la prestation de tels services aux règles de droit commun.

Un encadrement spécifique des réseaux très haut débit a été mis en place par la Commission européenne avec l'adoption des lignes directrices communautaires 2009/C 235/04 pour l'application des règles relatives aux aides d'État dans le cadre du déploiement rapide des réseaux de communication à haut débit. Tout en réaffirmant le principe d'une priorité donnée aux mécanismes de marché et à l'initiative privée, le texte reconnaît la nécessité d'un financement public afin d'atteindre les objectifs communs en matière d'accès de la population au haut débit et au très haut débit.

Pour les réseaux très haut débit, ou réseaux d'accès de nouvelle génération 13 ( * ) , la Commission européenne distingue trois types de zones :

- les zones blanches , qui ne font l'objet d'aucune offre privée suffisante compte tenu de leur faible densité de population, et dont la couverture justifie une intervention publique ;

- les zones grises , dont la situation intermédiaire conduit à privilégier une mutualisation des infrastructures entre opérateurs privés, et pour lesquelles la nécessité d'une intervention publique doit être dûment justifiée ;

- les zones noires , dont la couverture est assurée dans le cadre d'une concurrence par les infrastructures entre opérateurs privés, du fait de leur forte densité.

Afin de déterminer la probabilité d'une carence de l'offre privée et le besoin éventuel d'une intervention publique, la Commission européenne retient un horizon temporel de trois ans . Dans le cas où aucun investissement privé n'est prévu dans ce délai pour engager des déploiements, le manque d'initiative privée peut être constaté au profit d'une intervention publique. Si les zones noires haut débit sont présumées être des zones noires NGA, les États ont la faculté de démontrer le manque d'offre privée pour le déploiement du très haut débit afin de prévoir une intervention publique. En cas d'aide publique, les lignes directrices européennes imposent de proposer un accès de gros aux infrastructures passives du réseau aidé, ainsi qu'un dégroupage total afin d'assurer une concurrence effective par les services.

Compte tenu de la difficulté de distinguer avec certitude les zones réservées à l'initiative privée des zones d'initiative publique , l'Autorité de la concurrence a été saisie en 2011 par votre commission de l'économie, du développement durable et de l'aménagement du territoire au sujet des projets « intégrés ». Il s'agissait d'interroger l'Autorité sur la compatibilité avec le cadre européen des projets de réseaux élaborés par les collectivités territoriales à la fois sur la zone non rentable et sur une partie de la zone intermédiaire, afin d'équilibrer le modèle économique des réseaux publics et de surmonter l'incertitude relative à certains engagements privés. Dans sa réponse, l'Autorité a indiqué que de tels projets ne semblaient pas compatibles avec les normes européennes, compte tenu des intentions d'investissement des opérateurs, sauf à s'inscrire dans le cadre d'un SIEG lorsqu'ils intègrent une partie de la zone grise.

LES SERVICES D'INTÉRÊT ÉCONOMIQUE GÉNÉRAL (SIEG)

Le régime des services d'intérêt économique général (SIEG) permet à des interventions publiques de ne pas être soumises à la qualification d'aides d'État. Les SIEG correspondent à des activités économiques remplissant des missions d'intérêt général qui ne seraient pas exécutées (ou qui seraient exécutées à des conditions différentes en termes de qualité, de sécurité, d'accessibilité, d'égalité de traitement ou d'accès universel) par le marché en l'absence d'une intervention de l'État. Une obligation de service public est imposée au prestataire, sur la base d'un critère d'intérêt général, garantissant la fourniture du service à des conditions lui permettant de remplir sa mission. Le SIEG peut être fourni directement par une collectivité territoriale en régie, mais aussi par d'autres personnes, publiques ou privées, mandatées à cet effet.

La notion de SIEG est mentionnée aux articles 14 et 106 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Afin d'être effectivement soumises au régime du SIEG, les compensations versées par une personne publique doivent respecter les conditions fixées par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, notamment l'arrêt Altmark du 24 juillet 2003, et précisées par une série de textes européens adoptés en 2011, appelés « paquet Almunia ». Les quatre principes de la compensation publique versée dans le cadre d'un SIEG sont les suivants :

- le bénéficiaire de la compensation doit exécuter des obligations de service public clairement définies ;

- la compensation doit être établie préalablement et selon des critères objectifs et transparents pour prévenir toute surcompensation des coûts engendrés par les obligations de service public ;

- la compensation doit se limiter à couvrir les coûts nécessaires à l'exécution des obligations de service public ;

- la compensation doit être déterminée sur la base des coûts qu'une entreprise moyenne et bien gérée encourrait .

L a notion de SIEG peut être mise en oeuvre dans le secteur des communications électroniques . Afin de déterminer si un service peut faire l'objet d'un SIEG, l'appréciation de la Commission se limite à vérifier que l'État membre n'a pas commis d'erreur manifeste. Les lignes directrices de l'Union européenne 2013 /C 25/01 pour l'application des règles relatives aux aides d'État dans le cadre du déploiement rapide des réseaux de communication à haut débit ont précisé l'application du régime des SIEG aux réseaux de nouvelle génération, en prévoyant notamment que les aides apportées doivent garantir que les infrastructures passives sont neutres et librement accessibles à tout opérateur de services.

Dans sa réponse à la demande d'avis du Sénat formulée en 2011, l'Autorité de la concurrence note la possibilité pour des projets intégrés , c'est-à-dire déployés tout à la fois sur la zone blanche et sur une partie de la zone grise, d'être compatibles avec le cadre européen en prenant la forme d'un SIEG. En l'absence de SIEG, l'Autorité soulignait la difficulté d'identifier ex ante la carence de l'offre privée en matière d'infrastructures très haut débit, pour permettre à l'intervention publique d'être compatible avec le régime des aides d'Etat. Selon vos rapporteurs, l'absence de déploiements privés, prolongée jusqu'au début de l'année 2016, pourrait toutefois permettre de constater une véritable carence de l'offre privée, à l'aune des projets déclarés lors de l'AMII de 2011 , et d'autoriser l'extension de l'intervention publique aux zones concernées.

Source : Secrétariat général des affaires européennes

Cette méthode d'évaluation des intentions privées et des besoins en matière d'intervention publique élaborée par la Commission européenne encadre les programmes nationaux de déploiement du très haut débit. Le modèle mis en place en France depuis 2011 reproduit ainsi la division territoriale en plusieurs zones afin de répartir la responsabilité des déploiements entre opérateurs privés et collectivités territoriales ( I.C ).

Le cadre des réseaux très haut débit a été ajusté en 2013 par l'adoption des lignes directrices de l'Union européenne 2013/C 25/01 pour l'application des règles relatives aux aides d'État dans le cadre du déploiement rapide des réseaux de communication à haut débit. Ces règles précisent que les aides mises en oeuvre dans le cadre d'un SIEG doivent permettre la mise en place d'infrastructures passives, neutres et librement accessibles. La possibilité d'une intervention publique dans une zone noire est également ouverte, à condition qu'elle permette un saut technologique notable par rapport aux infrastructures déployées par les opérateurs privés. De façon plus significative, les lignes directrices de 2013 encadrent davantage les conditions d'évaluation de l'offre privée afin de prévenir le risque d'une préemption de certains territoires par de simples déclarations d'intentions d'investir, non suivies d'effets dans les années qui suivent. Cette préconisation vise à faciliter le constat d'une défaillance du marché, pour déclencher une intervention publique .

LIGNES DIRECTRICES DE L'UNION EUROPÉENNE 2013/C 25/01 POUR L'APPLICATION DES RÈGLES RELATIVES AUX AIDES D'ÉTAT DANS LE CADRE DU DÉPLOIEMENT RAPIDE DES RÉSEAUX DE COMMUNICATION À HAUT DÉBIT

« (65) Le risque existe qu'une simple « manifestation d'intérêt » par un investisseur privé puisse retarder la fourniture de services à haut débit dans la zone visée si, par la suite, aucun investissement n'est réalisé alors que l'intervention publique est bloquée. L'autorité chargée de l'octroi de l'aide pourrait donc exiger, avant de différer l'intervention publique, que l'investisseur privé prenne certains engagements . Ceux-ci devraient avoir pour but de garantir que, dans les trois ans ou le délai supérieur prévu pour l'investissement bénéficiant de l'aide, des progrès significatifs soient accomplis en ce qui concerne la couverture. Il peut aussi être exigé de l'opérateur concerné qu'il conclue un contrat reprenant les engagements de déploiement. Ce contrat pourrait fixer un certain nombre d'échéances à respecter au cours de la période de trois ans (80) , ainsi qu'une obligation de faire rapport sur les progrès accomplis. En cas de défaut, l'autorité chargée de l'octroi de l'aide pourrait alors mettre à exécution ses plans d'intervention publique . Cette règle s'applique tant aux réseaux classiques qu'aux réseaux NGA.

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80 À cet égard, un opérateur devrait être en mesure de démontrer que, dans le délai de trois ans, il couvrira une partie substantielle du territoire et de la population concernée . Par exemple, l'autorité chargée de l'octroi de l'aide peut exiger d'un opérateur qui déclare vouloir construire sa propre infrastructure dans la zone visée qu'il lui présente, dans les deux mois, un plan d'entreprise crédible, des documents d'accompagnement, tels que des accords de prêt bancaire, et un calendrier détaillé du déploiement. En outre, l'investissement devrait débuter dans les douze mois et la permission devrait avoir été obtenue pour la plupart des droits de passage nécessaires au projet. Des échéances supplémentaires pour l'avancement de la mesure peuvent être fixées pour chaque semestre. »

Les lignes directrices de 2013 imposent également une tarification homogène pour l'ensemble des réseaux très haut débit , y compris en cas de financement par une aide publique. Cette disposition a vocation à encadrer la commercialisation à venir des réseaux d'initiative publique ( II.C ), en privilégiant une logique de prix orientés vers les coûts.

Les ajustements apportés au principe de concurrence par les infrastructures et à la priorité donnée à l'initiative privée visent à tenir compte des objectifs communs fixés par les États-membres en matière d'accès au haut débit et très haut débit. Comme le rappellent les lignes directrices de 2013 : « La connectivité à haut débit revêt une importance stratégique en Europe, pour la croissance et l'innovation dans tous les secteurs de l'économie ainsi que pour la cohésion sociale et territoriale ».

Dans le cadre de la stratégie Europe 2020 , le plan numérique de l'Europe vise à mettre le haut débit de base à la disposition de tous les Européens d'ici à 2013 et à faire en sorte que, d'ici à 2020 tous les Européens aient accès à un débit supérieur à 30 Mbit/s, et que 50 % au moins des ménages européens soient abonnés à des offres proposant un débit supérieur à 100 Mbit/s. Dans l'ensemble de l'Union européenne, l'investissement nécessaire pour atteindre l'objectif d'un accès généralisé à des offres de 30 Mbit/s est estimé à 60 milliards d'euros, et à 270 milliards d'euros pour l'accès de la moitié des ménages à 100 Mbit/s. Si la Commission européenne confirme que la majorité de ces investissements doivent être effectués par des acteurs privés, une intervention publique est indispensable pour atteindre ces objectifs.

Le cadre européen des réseaux de communications électroniques évolue régulièrement . La directive 2014/61/UE du Parlement européen et du Conseil du 15 mai 2014 relative à des mesures visant à réduire le coût du déploiement de réseaux de communications électroniques à haut débit , prolonge l'adaptation du cadre européen aux nécessités de la couverture totale en très haut débit. La transposition de la directive doit intervenir dans les prochains mois, le Gouvernement ayant été habilité par le Parlement à procéder par ordonnance dans le cadre de la loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, dans un délai de 9 mois suivant sa promulgation 14 ( * ) . Les dispositions de la directive visent à réduire le coût des réseaux très haut débit, particulièrement en matière de travaux de génie civil, en privilégiant la réutilisation des infrastructures existantes, y compris d'autres réseaux (électricité, gaz, eau...). La transposition de cette directive en droit français doit permettre d'optimiser le coût des différents déploiements ( II.D).

Pour organiser le déploiement des infrastructures, les normes européennes privilégient donc l'initiative privée, en réservant une place a priori subsidiaire à l'intervention publique . Afin d'atteindre les objectifs ambitieux fixés par les États membres, le cadre imposé aux aides publiques s'est toutefois assoupli, tout en priorisant encore l'offre privée. Dans le cadre des travaux de la Commission européenne sur le nouveau « paquet télécom », la règlementation européenne gagnerait à faciliter davantage les déploiements, comme le rappelle notre collègue Bruno Sido dans un amendement à une récente proposition de résolution européenne adoptée par le Sénat,  qui « appelle à ce que les évolutions réglementaires encadrant les acteurs du marché des télécommunications intègrent davantage les contraintes d'investissement, notamment dans le déploiement des réseaux, qui constituent le support indispensable aux applications et contenus numériques de demain 15 ( * ) ».

Vos rapporteurs notent que la Commission européenne n'a pas encore validé le régime d'aide prévu au titre du plan France très haut débit, au regard du droit de la concurrence . Si le volet du programme national très haut débit de 2011 dédié au FttH* avait été validé, la conformité du dispositif mis en place depuis 2013, notamment en matière de soutien public aux opérations de montée en débit par l'offre « PRM » d'Orange, doit encore être confirmée.

Vos rapporteurs souhaitent préciser que, malgré le caractère structurant du droit européen, plusieurs décisions favorables aux opérateurs privés, prises par les gouvernements successifs, vont au-delà de ce qu'impose le cadre européen.

Ainsi en matière d'identification des zones d'initiative privé, la procédure d'appel à manifestations d'intentions d'investissement* (AMII) menée en 2011 a retenu un horizon temporel de cinq ans, et non trois ans, pour permettre aux opérateurs de concrétiser leurs projets. Par ailleurs, vos rapporteurs estiment que le conventionnement proposé depuis 2013 ne propose pas des garanties aussi précises que celles recommandées par les lignes directrices européennes. Plus regrettable encore, l'absence de prise en compte des possibilités offertes par le régime des SIEG dans le modèle de déploiement a abouti à l'impossibilité pour les collectivités territoriales de déployer des réseaux d'initiative publique dans les zones intermédiaires avec le soutien de l'État. Ce choix, maintenu jusqu'à aujourd'hui, fragilise significativement les projets de déploiement des collectivités, en les empêchant d'avoir recours à une forme de péréquation , par une compensation de la faible rentabilité des déploiements dans les zones les moins denses par des recettes sur les zones intermédiaires. Un autre modèle de déploiement aurait pu être proposé en s'appuyant sur les SIEG.

2. Un socle législatif pour redonner la main aux collectivités territoriales

Depuis une dizaine d'années, le législateur a adopté plusieurs lois structurantes pour le déploiement des réseaux de communications électroniques. Vos rapporteurs tiennent à souligner le rôle moteur du Sénat en la matière , par l'élaboration de nombreux rapports, amendements et propositions de loi, visant à stimuler le déploiement des réseaux et à améliorer la couverture du territoire. L'aménagement numérique du territoire est une préoccupation que la haute assemblée s'est appropriée de longue date, et qu'elle a constamment défendue dans ses travaux.

La loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) constitue une étape majeure pour le développement des réseaux dans les territoires. La LCEN accroît considérablement les facultés d'intervention des collectivités territoriales en leur donnant compétence pour établir et exploiter des réseaux de communications électroniques (art. L.1425-1 du CGCT). Les réseaux d'initiative publique ainsi mis en place doivent être cohérents entre eux, et peuvent être mis à disposition des opérateurs en respectant le principe d'égalité et de libre concurrence. Les collectivités territoriales peuvent, plus subsidiairement, fournir des services de communications électroniques aux utilisateurs finals, en cas d'insuffisance de l'initiative privée. Considérée à juste titre comme une petite révolution juridique pour les communications électroniques, cette disposition a placé les collectivités territoriales au coeur de l'aménagement numérique du territoire . Le déploiement des infrastructures très haut débit par les collectivités dans les zones où l'initiative privée est insuffisante s'appuie sur cette compétence.

ARTICLE L. 1425-1 DU CODE GÉNÉRAL DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES 16 ( * )

RÉSEAUX D'INITIATIVE PUBLIQUE

« I. - Les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent , deux mois au moins après la publication de leur projet dans un journal d'annonces légales et sa transmission à l'Autorité de régulation des télécommunications, établir et exploiter sur leur territoire des infrastructures et des réseaux de télécommunications au sens du 3° et du 15° de l'article L. 32 du code des postes et télécommunications, acquérir des droits d'usage à cette fin ou acheter des infrastructures ou réseaux existants. Ils peuvent mettre de telles infrastructures ou réseaux à disposition d'opérateurs ou d'utilisateurs de réseaux indépendants. L'intervention des collectivités territoriales et de leurs groupements se fait en cohérence avec les réseaux d'initiative publique, garantit l'utilisation partagée des infrastructures établies ou acquises en application du présent article et respecte le principe d'égalité et de libre concurrence sur les marchés des communications électroniques.

Dans les mêmes conditions qu'à l'alinéa précédent, les collectivités territoriales et leurs groupements ne peuvent fournir des services de télécommunications aux utilisateurs finals qu'après avoir constaté une insuffisance d'initiatives privées propres à satisfaire les besoins des utilisateurs finals et en avoir informé l'Autorité de régulation des télécommunications. Les interventions des collectivités s'effectuent dans des conditions objectives, transparentes, non discriminatoires et proportionnées.

L'insuffisance d'initiatives privées est constatée par un appel d'offre déclaré infructueux ayant visé à satisfaire les besoins concernés des utilisateurs finals en services de télécommunications. »

La loi n° 2008-776 du 4 août 2008 sur la modernisation de l'économie (LME) a permis d'améliorer le cadre des déploiements, dans la perspective d'une généralisation du très haut débit. La LME introduit l'obligation de fibrer les immeubles neufs regroupant plusieurs logements ou locaux à usage professionnel, tout en laissant le choix aux propriétaires pour les immeubles collectifs existants. Pour faciliter le raccordement des usagers finals, un « droit à la fibre » est également créé, sur le modèle du « droit à l'antenne ». La LME pose également un principe de mutualisation des infrastructures pour la partie terminale des réseaux en fibre optique, afin d'éviter la duplication des investissements 17 ( * ) . Afin d'améliorer l'information des acteurs publics, la loi prévoit la communication gratuite par les opérateurs, à l'État et aux collectivités territoriales, des informations relatives au déploiement de leurs réseaux et services.

Afin d'assurer le déploiement des réseaux de communications électroniques dans tous les territoires, a été adoptée la loi n° 2009-1572 du 17 décembre 2009 relative à la lutte contre la fracture numérique, déposée par Xavier Pintat et rapportée au Sénat par Bruno Retailleau. Spécifiquement consacrée à l'aménagement numérique du territoire et à la résorption de la fracture numérique, ce texte introduit les schémas directeurs territoriaux d'aménagement numérique (SDTAN), outil de planification élaboré par les collectivités pour assurer la cohérence des déploiements, à l'échelle départementale ou pluri-départementale (art. L. 1425-2 du CGCT). La loi crée également le Fonds d'aménagement numérique des territoires (FANT) destiné à participer au financement des réseaux dans le cadre des SDTAN. Vos rapporteurs déplorent à cet égard que le Gouvernement ait préféré maintenir le Fonds national pour la société numérique (FSN) plutôt que d'adopter les textes d'application prévus pour la mise en place du FANT et de prévoir des sources pérennes de financement , malgré les rappels réguliers du Sénat dans le cadre des rapports sur l'application des lois 18 ( * ) . La loi de 2009 prévoit également des dispositions en faveur de la mutualisation des travaux de génie civil.

ARTICLE L. 1425-2 DU CODE GÉNÉRAL DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES 19 ( * )

SCHÉMAS DIRECTEURS TERRITORIAUX D'AMÉNAGEMENT NUMÉRIQUE

« Les schémas directeurs territoriaux d'aménagement numérique recensent les infrastructures et réseaux de communications électroniques existants, identifient les zones qu'ils desservent et présentent une stratégie de développement de ces réseaux , concernant prioritairement les réseaux à très haut débit fixe et mobile, y compris satellitaire, permettant d'assurer la couverture du territoire concerné. Ces schémas, qui ont une valeur indicative, visent à favoriser la cohérence des initiatives publiques et leur bonne articulation avec l'investissement privé.

Un schéma directeur territorial d'aménagement numérique recouvre le territoire d'un ou plusieurs départements ou d'une région . Sur un même territoire, le schéma directeur est unique. Il est établi à l'initiative des collectivités territoriales, par les départements ou la région concernés ou par un syndicat mixte ou syndicat de communes, existant ou créé à cet effet, dont le périmètre recouvre l'intégralité du territoire couvert par le schéma, en prenant notamment en compte les informations prévues à l'article L. 33-7 du code des postes et des communications électroniques.

Les personnes publiques qui entendent élaborer le schéma directeur en informent les collectivités territoriales ou groupements de collectivités concernés ainsi que l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes qui rend cette information publique. Les opérateurs de communications électroniques, le représentant de l'État dans les départements ou la région concernés, les autorités organisatrices mentionnées à l'article L. 2224-31 et au deuxième alinéa de l'article L. 2224-11-6 et les autres collectivités territoriales ou groupements de collectivités concernés sont associés, à leur demande, à l'élaboration du schéma directeur. La même procédure s'applique lorsque les personnes publiques qui ont élaboré le schéma directeur entendent le faire évoluer. »

Dans la continuité de ces travaux, votre co-rapporteur avait déposé en novembre 2011 une proposition de loi visant à assurer l'aménagement numérique du territoire, avec notre collègue Philippe Leroy 20 ( * ) . S'appuyant sur une mission parlementaire confiée à votre co-rapporteur par le Gouvernement en 2010 21 ( * ) et sur un rapport d'information élaboré en 2011 22 ( * ) , cette proposition de loi avait été adoptée par le Sénat dans un climat transpartisan. Le texte présentait de vraies avancées pour nos territoires afin de garantir leur couverture par les différents réseaux de communications électroniques : généralisation et renforcement des SDTAN, achèvement rapide de la couverture des zones blanches*, prise en compte des opérations de montée en débit*, contrôle de la mise en oeuvre des engagements des opérateurs, dispositif de relai en cas de défaillance privée dans la zone AMII, mécanisme général d'extinction du cuivre, abondement financier du FANT... À la demande du Gouvernement, ce texte avait été rejeté à l'Assemblée nationale en novembre 2012.

Vos rapporteurs regrettent à cet égard que de nombreux risques identifiés lors des travaux de 2010 et 2011 se soient effectivement réalisés, que certaines situations n'aient que très peu évoluées et que plusieurs solutions de bon sens proposées à l'époque n'aient pas été adoptées , au détriment de l'aménagement du territoire. En effet, votre co-rapporteur s'était inquiété, dès 2011, de la répartition territoriale des responsabilités en matière de très haut débit, de la persistance inacceptable de zones blanches 2G et de l'exclusion de toute une partie de la population en matière de haut débit fixe.

Malgré ces interventions du Parlement, l'aménagement numérique du territoire conserve un socle législatif limité, par rapport au niveau réglementaire . Le sujet fait l'objet d'une appropriation très nette par l'exécutif, qu'il s'agisse des programmes nationaux mis en place par le gouvernement ou des normes élaborées à l'initiative de l'autorité de régulation du secteur. Le recours au niveau législatif reste ponctuel, au gré des nécessités et de l'agenda du gouvernement. En témoigne la dispersion de nombreuses dispositions relatives aux communications électroniques dans des textes de lois récents ou à venir : loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques pour la croissance, loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, loi du 14 octobre 2015 relative au deuxième dividende numérique et à la poursuite de la modernisation de la télévision numérique terrestre, projets de loi annoncés sur la République numérique et sur l'économie numérique... Une grande loi synthétique sur le numérique était pourtant annoncée par le Gouvernement, et attendue depuis le début du quinquennat.

Cette fragmentation des mesures législatives, souvent insérées en cours d'examen au Parlement malgré leur complexité, nuit à l'intelligibilité et à la stabilité du cadre juridique des réseaux.

3. Des dispositifs techniques et financiers contrôlés par le gouvernement et le régulateur

Ouvert complètement à la concurrence à partir de 1998, le marché des communications électroniques est régulé par une autorité administrative indépendante (AAI) spécifique : l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP). Compte tenu de l'existence d'un ancien monopole public et du caractère stratégique de ce secteur, la mise en place d'une AAI de régulation sectorielle a été généralisée en Europe. L'ARCEP veille ainsi au maintien de situations concurrentielles sur ce marché.

En matière de réseaux fixes, l'activité de régulation de l'ARCEP comporte deux volets :

- la régulation asymétrique vise à tenir compte de la position particulière de l'opérateur historique France Télécom devenu Orange, en lui imposant des obligations spécifiques, notamment liées à la propriété du réseau cuivre. Pour favoriser le déploiement du très haut débit à moindre coût, l'ARCEP a ainsi imposé à Orange de proposer aux autres opérateurs une offre d'accès à ses infrastructures de génie civil, souterraines et aériennes. Le régulateur encadre également l'offre de montée en débit proposée par Orange sur le réseau cuivre, en privilégiant des prix orientés vers les coûts.

- la régulation symétrique vise à imposer des obligations identiques à l'ensemble des opérateurs, notamment afin de faciliter le partage et l'accès à leurs infrastructures. En matière de très haut débit, l'ARCEP a ainsi adopté des décisions précisant le cadre des déploiements dans les principales zones identifiées ultérieurement par la stratégie gouvernementale : zones très denses 23 ( * ) *, zones moins denses 24 ( * ) *, poches de basse densité 25 ( * ) *.

Il faut souligner qu'en matière de réseaux fixes, l'ARCEP dispose de moindres capacités de régulation sur les opérateurs en comparaison de la téléphonie mobile . L'utilisation du domaine public hertzien par l'attribution aux opérateurs d'autorisations d'utilisation de fréquences permet en effet à l'ARCEP d'assortir ses décisions de différentes obligations, notamment en matière de couverture du territoire, et de disposer d'un pouvoir de sanction des opérateurs en cas de manquement à ces obligations. L'utilisation du domaine public hertzien, au coeur de la régulation de la téléphonie mobile, n'a pas son équivalent pour les réseaux fixes. En l'absence d'un actif public à valoriser selon les priorités des politiques publiques, le principe de liberté d'établissement des réseaux limite la capacité d'action des pouvoirs publics sur les opérateurs de réseaux fixes. Cette situation ne doit toutefois pas amener les pouvoirs publics à renoncer à exercer toute forme de contrainte sur les opérateurs privés, dès lors que l'intérêt général est remis en cause.

En matière de planification et de pilotage, le rôle de l'exécutif est prégnant . Les deux programmes qui se sont succédé entre 2010 et 2013 pour organiser le déploiement du très haut débit en France ( I.C ) sont des initiatives gouvernementales, dotées d'une base législative très limitée. Le rôle du Parlement se limite essentiellement au vote de crédits budgétaires. Le choix de maintenir le FSN, pourtant conçu comme structure transitoire, en court-circuitant le FANT dont la mise en place et l'abondement n'ont pas été respectés par les gouvernements successifs, est symptomatique de cette mainmise de l'exécutif sur ce sujet. Les choix de gouvernance du plan France très haut débit ( II.C ) sont tout aussi révélateurs. À la connaissance de vos rapporteurs, à aucun moment le Parlement n'a été formellement associé à la conception du plan ou à la définition de sa gouvernance .

Sur les sujets numériques, vos rapporteurs regrettent que le Parlement soit rarement informé de l'évolution des déploiements, souvent court-circuité par les initiatives gouvernementales, ou, dans le meilleur des cas, confronté à des dispositions complexes insérées au cours de l'examen d'un texte. En témoigne la sédimentation de nombreuses dispositions sur les communications électroniques au fur et à mesure de l'examen du projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques. L'écart entre les dispositions législatives adoptées par le Parlement, toujours très générales, et leur mise en oeuvre par le pouvoir réglementaire pour chaque projet de déploiement est également considérable. Ce déficit démocratique ne saurait être exclusivement justifié par la technicité des sujets traités.

On ne peut que déplorer le décalage entre la préemption du pilotage de cette politique publique par des techniciens et l'importance considérable du déploiement des réseaux de communications électroniques pour l'ensemble de nos citoyens . Il serait souhaitable que les lignes directrices des déploiements puissent être inscrites dans la loi, afin de clarifier le cadre normatif, et de permettre un véritable débat sur les choix structurants du très haut débit.


* 12 Rapport d'information du Sénat n° 364 - Session ordinaire 2012-2013 - « État, opérateurs, collectivités territoriales : le triple play gagnant du très haut débit » - Yves Rome et Pierre Hérisson.

* 13 Next generation access (NGA)

* 14 Article 115 de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques

* 15 Résolution européenne du Sénat n°122 du 30 juin 2015 pour une stratégie européenne du numérique globale, offensive et ambitieuse.

* 16 Rédaction de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique.

* 17 Article L. 34-8-3 du code des postes et des communications électroniques.

* 18 Rapport d'information du Sénat n°495 - Session ordinaire 2014-2015 - Bilan annuel de l'application des lois au 31 mars 2015- Claude Bérit-Débat.

* 19 Rédaction de la loi n° 2009-1572 du 17 décembre 2009 relative à la lutte contre la fracture numérique.

* 20 Proposition de loi n° 118 (2011-2012) visant à assurer l'aménagement numérique du territoire, de MM. Hervé Maurey et Philippe Leroy, déposée au Sénat le 17 novembre 2011.

* 21 Rapport au Premier ministre remis le 26 octobre 2010 - « Réussir le déploiement du Très Haut Débit : une nécessité pour la France » - Hervé Maurey.

* 22 Rapport d'information du Sénat n°730 - Session ordinaire 2010-2011 - « Aménagement numérique des territoires : passer des paroles aux actes » - Hervé Maurey.

* 23 Décision n° 2009-1106 du 22 décembre 2009 précisant, en application des articles L. 34-8 et L. 34-8-3 du code des postes et des communications électroniques, les modalités de l'accès aux lignes de communications électroniques à très haut débit en fibre optique et les cas dans lesquels le point de mutualisation peut se situer dans les limites de la propriété privée.

* 24 Décision n° 2010-1312 du 14 décembre 2010 précisant les modalités de l'accès aux lignes de communications électroniques à très haut débit en fibre optique sur l'ensemble du territoire à l'exception des zones très denses.

* 25 Recommandation du 14 juin 2011 relative aux modalités de l'accès aux lignes à très haut débit en fibre optique pour certains immeubles des zones très denses, notamment ceux de moins de 12 logements.

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