C. LA NÉCESSITÉ D'UNE VIGILANCE ACCRUE, SANS CRÉER D'EFFET D'AUBAINE POUR LES RÉSEAUX

Comme cela a été vu précédemment, la question de la traite n'est pas ignorée par les acteurs institutionnels ou associatifs qui sont amenés à entrer en contact avec les demandeurs d'asile.

1. Titres de séjour : la difficile question de l'optimisation de la protection des victimes

Interrogées sur les premiers effets de la loi n° 2015-925 relative à la réforme du droit d'asile, les différentes personnes entendues par les co-rapporteures ont expliqué qu'il était encore trop tôt pour donner une réponse certaine. Des doutes ont été émis sur la capacité des services concernés à traiter une procédure de premier accueil en seulement trois jours, selon les mesures de simplification dans l'esprit d'un guichet unique prévues par la loi.

Plusieurs associations, dont France Terre d'Asile ainsi que la CNCDH dans son rapport de janvier 2016 118 ( * ) , se sont étonnées que les victimes de traite ne bénéficient pas d'un titre de séjour pluriannuel. En effet, l'article L. 316-1 du CESEDA prévoit actuellement que la carte de séjour temporaire est d'une durée de validité d'un an et doit être renouvelée pendant toute la durée de la procédure pénale 119 ( * ) , sous réserve que les conditions prévues pour sa délivrance continuent d'être satisfaites . Cela signifie que le ressortissant étranger doit prouver qu'il n'a pas renoué de lien avec les auteurs de la traite, que son dépôt de plainte ou son témoignage n'est pas mensonger ou infondé, et enfin que sa présence ne constitue pas une menace pour l'ordre public.

Cette demande a suscité un débat entre les co-rapporteures car, face à la détresse des victimes, il est délicat de prendre position entre, d'une part, le souhait de faciliter au maximum leur démarche pour leur offrir les conditions d'une situation enfin apaisée, et, d'autre part, la volonté de les protéger le plus efficacement possible contre les réseaux de traite qui les ont exploitées et ont eu une emprise destructrice pour elles, souvent pendant des années.

En effet, il existe un risque très important d'instrumentalisation des victimes qui pourraient être incitées à demander un titre de séjour afin d'être régularisées, pour ensuite être exploitées encore plus aisément par les auteurs de traite des êtres humains. D'ailleurs la représentante de l'OFPRA a clairement énoncé ce sujet dans son intervention à la table ronde du 25 novembre 2015 : « Le dispositif mis en place par l'OFPRA vise à répondre à une double exigence : protéger les personnes victimes de la traite, sans se laisser instrumentaliser par les réseaux qui les exploitent. En effet, certains réseaux détournent les procédures d'asile en obligeant leurs victimes à soumettre de faux récits afin qu'elles obtiennent des titres de séjour ».

Bénédicte Lavaud-Legendre, chargée de recherches au CNRS sur la traite des êtres humains, note par ailleurs que « la protection des victimes ne peut être dissociée de la répression. Par exemple, une Nigériane, si elle n'est pas convenablement accompagnée, n'a d'autre solution que de prendre la place de la tête de réseau tombée sur sa dénonciation. Ces propos ne remettent pas en cause la nécessité d'aider ces femmes, mais soulignent l'intérêt de susciter une véritable réflexion sur ce phénomène 120 ( * ) ».

Enfin, Véronique Degermann, procureur adjoint au parquet de Paris en charge de la division antiterroriste et de lutte contre la criminalité organisée, au cours de la table ronde du 14  janvier 2016, a mis en garde contre les éventuels « effets pervers » de la prise en charge des victimes et souligné la nécessité de « [ se ] garder de tout angélisme envers [celles-ci] », dans la mesure où « les réseaux s'adaptent et appréhendent très bien nos failles et infiltrent nos systèmes d'aide aux victimes », pour en conclure que « la France doit rester une terre inhospitalière pour les réseaux ».

Au regard de tous les témoignages apportés, et malgré des positions parfois divergentes, il est apparu préférable à la majorité de vos co-rapporteures d'écarter l'option de délivrance d'un titre pluriannuel aux victimes de traite dans le cadre de l'article L. 316-1 du CESEDA. En effet, le rendez-vous annuel prévu pour le renouvellement du titre est apparu davantage comme une protection des victimes , les incitant à favoriser un suivi de leur situation. Rappelons que, dans le CESEDA, si la délivrance initiale est une simple faculté (« peut être délivrée »), le renouvellement, lui, est automatique (« elle est renouvelée »), sous réserve bien entendu de réunir les conditions essentielles rappelées plus haut (ordre public, ne pas avoir renoué avec les auteurs de la traite, ne pas avoir un témoignage ou une plainte infondé).

En outre, en application de l'instruction du ministre de l'Intérieur du 19 mai 2015, adressée aux préfectures et services de la police et de la gendarmerie nationale annexée au présent rapport, l'admission au séjour des victimes de la traite des êtres humains implique un accueil dédié et personnalisé et une coordination avec les associations « qui jouent un rôle primordial dans l'assistance et l'aide aux victimes de la traites des êtres humains ou du proxénétisme, tout particulière celles réunies dans le collectif « Ensemble contre la traite des êtres humains » ou toute autre association dûment référencée » dans chaque département.

Les mêmes considérations amènent à penser qu'il est préférable de ne pas revenir sur le délai de réflexion , soit un délai de 30 jours, non subordonné à l'intention de coopérer avec les autorités judiciaires, permettant aux victimes potentielles de se rétablir, de se soustraire à l'influence du ou des auteurs de traite et de prendre leur décision d'une éventuelle coopération. En effet, l'instruction précitée précise très clairement que ce délai « constitue une garantie essentielle » mais laisse la possibilité au préfet de l'écourter dans trois hypothèses : soit en cas de dépôt de plainte, soit lorsque la victime a renoué de sa propre initiative avec les auteurs de la traite, soit lorsque sa présence constitue une menace pour l'ordre public.

2. L'indispensable coordination des acteurs pour une instruction plus rapide des demandes d'admission des victimes de traite

L'exemple du dispositif mis en place à Nice et au sein du département des Alpes-Maritimes est particulièrement exemplaire en matière de coordination et de sensibilisation des acteurs au problème de la traite des êtres humains , comme ont pu le constater deux des co-rapporteures au cours d'un déplacement le 15 janvier 2016. Ainsi la mise en place d'une commission départementale de lutte contre les violences faites aux femmes, en novembre 2014, a-t-elle eu pour objectifs de réaliser un diagnostic départemental, d'articuler les réponses en matière d'hébergement et de logement et de prendre en compte le phénomène de la traite des êtres humains, en particulier l'exploitation par la prostitution. Constituée de 50 membres en 2014, elle en compte aujourd'hui plus de 150. Elle comprend des groupes de travail, un comité de pilotage présidé par le sous-préfet à la ville et aux affaires sociales et une assemblée plénière présidée par le préfet de département.

Le dispositif relatif à l'admission au séjour des ressortissants étrangers victimes de la traite des êtres humains ou de proxénétisme dans le département des Alpes-Maritimes repose sur l'articulation suivante :

- le bureau de l'admission des étrangers au séjour (BAES) de la Direction de la réglementation et des libertés publiques (DRLP), est chargé de traiter les demandes d'admission au séjour des étrangers victimes de la traite ou de proxénétisme ;

- la chef de la section délivrance de titre du BAES a été désignée comme la référente du bureau, et examine ces dossiers particuliers en lien avec l'association ALC, qui assure l'accompagnement et le suivi des victimes ;

- l'association ALC signale au BAES les étrangers qui souhaitent bénéficier de cette procédure d'admission exceptionnelle au séjour. Les demandeurs sont systématiquement accompagnés par un membre de l'association pour effectuer les démarches en préfecture.

Lors de la réunion organisée à l'occasion du déplacement des co-rapporteures à Nice, une trentaine d'acteurs étaient présents, y compris les représentants de l'OFII, des services de police, de la gendarmerie, ainsi que les différents acteurs associatifs.

Les représentants de la préfecture ont souligné la qualité de l'accompagnement, par l'association ALC, des victimes de traite demandant à pouvoir bénéficier du dispositif prévu par l'article L. 316-1 du CESEDA qui prévoit la délivrance d'une carte de séjour temporaire et renouvelable pendant la durée de la procédure pénale .

Cet accompagnement s'est avéré déterminant pour la recevabilité des demandes déposées à ce titre. En 2014, 10 cartes de séjour temporaire « vie privée et familiale », valables un an, ont été délivrées. Ce chiffre est passé à 17 en 2015 ; on note également, cette même année, la délivrance d'une carte de résident valable 10 ans.

La délégation a été favorablement impressionnée par le dispositif de coordination des acteurs concourant à la lutte contre la traite des êtres humains mis en place à la préfecture des Alpes-Maritimes et suggère que cet exemple soit largement diffusé par le ministère de l'Intérieur. Une recommandation sera formulée en ce sens.


* 118 Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH), La lutte contre la traite et l'exploitation des êtres humains, année 2015, rapport présenté à M. le Premier ministre et à la Commission européenne, adopté par l'Assemblée plénière le 15 janvier 2016 et rendu public le 10 mars 2016.

* 119 Lors de la demande, le ressortissant étranger doit simplement justifier son témoignage ou son dépôt de plainte et non une reconnaissance de la procédure engagée. En effet, il résulte de l'article 11 du code de procédure pénale que la procédure au cours de l'enquête et de l'instruction est secrète et que les personnes qui concourent à celle-ci sont tenues au secret professionnel.

* 120 Compte-rendu de la table ronde du 14 janvier 2016 sur les aspects juridiques de la traite des êtres humains organisée par la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes du Sénat.

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