N° 663

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016

Enregistré à la Présidence du Sénat le 2 juin 2016

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur l' Union européenne et les négociations interchypriotes ,

Par M. Didier MARIE,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet, président ; MM. Michel Billout, Michel Delebarre, Jean-Paul Emorine, André Gattolin, Mme Fabienne Keller, MM Yves Pozzo di Borgo, André Reichardt, Jean-Claude Requier, Simon Sutour, Richard Yung, vice-présidents ; Mme Colette Mélot, M Louis Nègre, Mme Patricia Schillinger, secrétaires , MM. Pascal Allizard, Éric Bocquet, Philippe Bonnecarrère, Gérard César, René Danesi, Mme Nicole Duranton, M. Christophe-André Frassa, Mmes Joëlle Garriaud-Maylam, Pascale Gruny, M. Claude Haut, Mmes Sophie Joissains, Gisèle Jourda, MM. Claude Kern, Jean-Yves Leconte, François Marc, Didier Marie, Robert Navarro, Georges Patient, Michel Raison, Daniel Raoul, Alain Richard et Alain Vasselle.

AVANT-PROPOS

Plus de dix ans après l'échec du plan des Nations unies, dit « plan Annan », les négociations pour la réunification de Chypre ( kipriako ), divisée depuis 1974, ont été relancées en mai 2015. Les dirigeants des deux communautés espèrent désormais aboutir à un règlement dans les prochains mois. Des questions cruciales ne sont pour autant pas encore tranchées, qu'il s'agisse des ajustements territoriaux, des modalités de restitution des propriétés des personnes déplacées ou des garanties de sécurité visant l'île, définies par un traité de 1960 dont la Grèce, le Royaume-Uni et la Turquie sont signataires. L'armée de cette dernière occupe aujourd'hui, au nord de l'île, 36 % du territoire chypriote. Le gouvernement turc ne reconnaît pas, par ailleurs, la République de Chypre depuis 1963, date du retrait des représentants de la communauté turque de ses institutions.

L'ambition affichée par le plan Annan en 2004 était de permettre une adhésion à l'Union européenne d'une île réunifiée. Les incertitudes entourant la gouvernance du nouvel État et la question du retour des populations déplacées avaient néanmoins conduit les habitants de la République de Chypre à rejeter le dispositif par référendum. La réappropriation chypriote du processus par les dirigeants des deux entités comme l'absence de calendrier peuvent aujourd'hui dissiper l'impression d'une solution dans l'urgence, imposée par des acteurs extérieurs. Les négociations restent suivies de près par les Nations unies mais aussi par l'Union européenne, qui n'entend pas toutefois être partie prenante compte tenu du statut d'État membre de la République de Chypre.

Il n'en demeure pas moins que l'Union européenne dispose d'un rôle particulier à jouer dans ce processus. D'une part, parce que la réunification supposera l'intégration du nord de l'île - région dans laquelle elle mène déjà des actions de financement - en son sein et, d'autre part, parce que ces discussions interviennent au moment où, dans le contexte de la crise des migrants, une relance des négociations d'adhésion avec la Turquie est observée. Il apparaît en effet inconcevable qu'un État qui ne reconnaît pas un membre de l'Union européenne et qui occupe plus du tiers de son territoire puisse être intégré. Au-delà, la réunification aurait valeur de symbole au sein d'une Union européenne traversée ces dernières années par les séparatismes.

DES NÉGOCIATIONS INTER-COMMUNAUTAIRES RELANCÉES

Quarante ans après la fin du conflit ayant abouti à l'occupation d'une partie de l'île par l'armée turque et la séparation du pays en deux entités autour d'une « ligne verte » sous surveillance des Nations unies, la reprise des négociations en vue de la réunification du pays s'est traduite ces derniers mois par un accord sur le caractère bizonal et bicommunautaire du futur État, dont la répartition démographique semble également avoir été arrêtée. Ce consensus relatif a été accompagné de mesures de rapprochement concret, passant par l'ouverture de nouveaux points de passage entre les deux zones, qui viennent s'ajouter aux sept créés depuis 2003, et le lancement d'une réflexion sur un renforcement des interconnexions électrique et téléphonique. Il traduit également un engagement politique fort des deux dirigeants des deux communautés, qui ont souhaité que les communautés se réapproprient ces discussions, sans que l'intervention internationale ne soit trop prégnante. Ces discussions sont néanmoins à un tournant puisqu'elles devraient bientôt se concentrer sur deux points de crispation : les ajustements territoriaux et les garanties de sécurité, alors que le contexte politique tend à évoluer au nord de l'île.

LA RELANCE DE 2014 : UNE RÉAPPROPRIATION CHYPRIOTE DU PROCESSUS

Adoptée le 11 février 2014, une déclaration conjointe des deux dirigeants chypriotes grec et turc a marqué officiellement la reprise des négociations pour la réunification de l'île. L'ambition affichée consiste en la mise en place d'une fédération bizonale et bicommunautaire, reposant sur un principe d'égalité politique.

Il s'agit de la troisième tentative de relance des négociations depuis l'échec du projet de règlement, dit « plan Annan », en 2004. Ce dispositif a été rejeté par référendum par la République de Chypre, soit la partie sud de l'île, le 24 avril 2004 à une large majorité (76 %). 65 % des électeurs de la partie nord avaient, quant à eux, voté pour le projet 1 ( * ) .

Le plan Annan de 2004

Élaboré dans le cadre des Nations unies, le plan dit Annan devait permettre d'aboutir à une réunification de l'île avant l'adhésion de la République de Chypre à l'Union européenne le 1 er mai 2004.

Le déroulement des négociations a permis d'aboutir à un accord sur le principe d'un État fédéral. L'actuelle République de Chypre devait récupérer une partie des territoires situés au nord de l'île, le nouvel État fédéré du Nord conservant la tutelle sur Nicosie-Nord (Lefkosia), les ports de Famagouste et Kyrenia et l'aéroport d'Ercan. La présidence du nouvel État devait être exercée à tour de rôle par un représentant des deux communautés. Un système de double majorité devait être institué pour l'adoption des décisions les plus importantes et une Cour suprême instituée afin de trancher d'éventuels conflits : composée d'un tiers de juges étrangers elle devait pouvoir prendre des décisions de nature législative ou exécutive en cas de blocage.

Le Traité de Garantie, signé par la Grèce, le Royaume-Uni et la Turquie le 19 août 1960, jour de l'indépendance de Chypre, devait être maintenu. L'article 2 prévoit que les signataires assument également l'obligation d'interdire, pour ce qui relève d'eux, toute activité ayant pour but de favoriser directement ou indirectement aussi bien l'union de Chypre avec tout autre État que le partage de l'île. L'article 4 prévoit qu'en cas de violation des dispositions du Traité, les signataires s'engagent à se concerter en vue des démarches ou mesures nécessaires pour en assurer l'observation. Dans la mesure où une action commune ou concertée ne s'avérerait pas possible, chacun d'entre eux se réserve le droit d'agir dans le but exclusif du rétablissement de l'ordre créé par le présent Traité. C'est sur ce fondement que la Turquie était intervenue militairement en 1974. Le plan contraignait néanmoins la Turquie à réduire son contingent militaire présent sur l'île d'ici 2018, passant de 44 000 soldats à 650.

La question des propriétés occupées depuis la partition du pays et la fuite de part et d'autre de la ligne verte devait être réglée par le biais d'une compensation financière, limitant les possibilités de retour. Seuls les réfugiés des régions de Morphou et Famagouste devaient pouvoir récupérer leurs terres dans un délai pouvant aller jusqu'à neuf ans. L'indemnisation était, quant à elle, calculée en fonction de la valeur actuelle des terres. Celles-ci devaient être vendues aux occupants ou à un Conseil foncier.

Le texte mettait en place des quotas de résidence, aux termes desquels seules 45 000 personnes chypriotes installées au sud pourraient revenir s'installer au nord de l'île (soit un peu moins du quart des personnes déplacées au sud en 1974) à l'horizon 2019, sans garantie de récupérer leurs biens. Afin de préserver un équilibre démographique au nord, les autorités pouvaient également imposer de nouvelles limites dès lors qu'à l'horizon 2013, la communauté chypriote grecque représentait 6 % de la population de l'État fédéré du Nord. Ce seuil devait être relevé à 18 % en 2022. À terme, des mesures de sauvegarde pouvaient également être prises afin de préserver l'identité de chacune des entités et viser à s'assurer à ce que deux tiers de leurs habitants aient la langue officielle dudit État comme langue maternelle.

Les contours du plan avaient l'accord des dirigeants des deux communautés mais aussi de la Turquie.

L'élection présidentielle de 2008 dans la partie sud a ouvert un nouveau processus de négociations dites globales et directes, débouchant sur une centaine de rencontres. L'arrivée à la tête de la communauté chypriote turque du nationaliste Dervis Eroðlu en avril 2010 n'a, cependant, pas permis d'observer de réels progrès. Un nouveau cycle s'est ensuite tenu les 22-24 janvier 2012, à Greentree (États-Unis), sous les auspices des Nations unies. Là encore, aucune avancée tangible n'avait été enregistrée concernant les principaux points de friction : gouvernance, propriété, territoire et question des colons turcs.

L'élection, en 2013, d'un nouveau président dans la partie sud, Nicos Anastasiades, favorable au plan de 2004, a permis de relancer le processus de négociations. La partie sud de l'île estime aujourd'hui que la réunification présente des avantages économiques indéniables alors que le pays sort du plan d'assistance financière européen. La valeur des échanges entre les deux entités est pour l'heure faible, atteignant 3,52 millions d'euros entre le Sud et le Nord en 2014 (soit une augmentation de 3,1 % par rapport à 2013) et 3,87 millions d'euros entre le Nord et le Sud (soit une baisse de 9,3 % par rapport à 2013). Selon certains économistes, la croissance annuelle pourrait être majorée de 3 points durant vingt ans en cas de réunification 2 ( * ) . Le revenu moyen par habitant pourrait ainsi passer de 17 000 euros annuels à 28 000 euros sur la même période. La réunification induirait en effet une remise à niveau du nord de l'île, ce qui relancerait le secteur de la construction, fragilisé par la crise, permettant une progression de ses revenus de 725 millions d'euros par an sur vingt ans. Elle contribuerait également à mieux exploiter le potentiel touristique de l'île. Les recettes issues de ce secteur pourraient ainsi passer de 1,3 milliard d'euros annuels environ à 2,9 milliards d'euros à l'horizon 2035. Le dynamisme de ces deux secteurs permettrait une relance de l'activité commerciale en général, dont les revenus progresseraient de 2 milliards d'euros annuels à 5 milliards d'euros annuels. Des effets seraient également attendus dans le secteur financier et dans celui des transports. La réunification faciliterait, en outre, un accès au marché turc pour les produits du sud de l'île.

Franchissement temporaire de la ligne verte par des résidents chypriotes en 2014

Sens

Nombre

Évolution par rapport à 2013

Nord vers le sud

927 141

+ 5,6 %

Sud vers le nord

589 906

+ 13,3 %

Source : Commission européenne 3 ( * )

Elle permettrait surtout de lever les réserves sur la poursuite de l'exploration des champs gaziers au large de l'île, contestés par la Turquie 4 ( * ) . Ankara a ainsi critiqué le 25 mars dernier le lancement de la troisième phase d'attribution des droits à explorer des gisements gaziers. Ankara souhaite que l'attribution des licences d'exploitation soit effectuée après la réunification, afin qu'une des deux communautés ne préempte pas l'ensemble des ressources gazières de l'île. Il s'agit là d'une revendication ancienne des autorités turques qui souhaitent depuis 2010 relier la question d'exploitation des zones gazières à celle de la réunification, et demandent qu'une gestion bicommunautaire des ressources soit mise en place. Des explorations sismiques menées par la Turquie à l'automne 2014 ont même conduit Chypre à suspendre un temps sa participation aux négociations intercommunautaires.

Le plan d'assistance financière international

Le deuxième plan d'aide à la Grèce, arrêté en février 2012, prévoyait de nouveaux prêts internationaux (130 milliards d'euros) mais aussi la participation des créanciers privés (décote ou rééchelonnement des titres qu'ils possèdent). Cette décote s'est traduite par des pertes pour les banques chypriotes équivalant à 25 % du PIB, conduisant les autorités à investir massivement dans le secteur financier pour le recapitaliser. Le contexte économique local était alors déjà marqué par l'éclatement de la bulle immobilière.

Face à l'impossibilité pour Chypre de se refinancer sur les marchés, l'Union européenne et le FMI ont annoncé l'octroi d'une aide de 10 milliards d'euros le 25 mars 2013 (9 milliards versés par l'Union européenne et 1 par le FMI). À cette somme s'ajoute une participation des déposants dans le cadre d'une vaste restructuration du secteur bancaire : les dépôts supérieurs à 100 000 euros au sein de la Bank of Cyprus se sont ainsi vu imposer un prélèvement de 47,5 %, converti en fonds propres. Un prélèvement additionnel de 22,5 % a également été prévu en cas de difficultés aggravées. Les dépôts au-delà de 100 000 euros de la banque Laïki ont été eux intégralement convertis en actions. Cette mise à contribution des déposants ( « bail in » ) constitue un précédent au regard du traitement de la crise bancaire en Irlande et en Espagne, où l'État et donc les contribuables ont dû financer la recapitalisation des établissements financiers ( « bail out » ).

Les autorités chypriotes ont dû, dans le même temps, accepter un protocole d'accord prévoyant la mise en place de réformes structurelles, la baisse du salaire des fonctionnaires (15 %) et des retraites (10 %), un programme de privatisation et l'augmentation du taux de l'impôt sur les sociétés de 10 à 12,5 %.

La République de Chypre est sortie du programme d'assistance financière international le 7 mars 2016. Le gouvernement chypriote n'a finalement utilisé que 7,5 milliards d'euros, les déposants ayant participé de leur côté au renflouement du secteur bancaire à hauteur de 9 milliards d'euros, soit la moitié du PIB chypriote. Le déficit public atteint aujourd'hui 1 % du PIB contre 8,9 % en 2014, et la croissance devrait s'établir à 1,4 % en 2016. Le chômage a, quant à lui, diminué, passant de 16,2 % en 2014 à 12,1 % aujourd'hui. L'endettement du pays reste élevé : la dette publique représente encore 108,2 % du PIB et la dette privée 348,3 % du PIB. La dette publique est concernée par le programme d'assouplissement quantitatif de la Banque centrale européenne.

Le processus de négociation a, néanmoins, été véritablement ouvert le 15 mai 2015 après l'accession à la présidence de la «République turque de Chypre-Nord » (RTCN) de Mustafa Akinci, élu sur un programme de rapprochement avec la partie sud de l'île 5 ( * ) .

5 chapitres ont été ouverts le 17 juin 2015 :

- le mode d'élection de l'exécutif territorial ;

- le processus de décision à la chambre basse ;

- l'élaboration d'un statut d'usager actuel de propriété spoliée ;

- la définition de la période de transition, soit la période comprise entre les référendums et l'application pleine et entière de l'accord ;

- le mécanisme de résolution des blocages dans le secteur judicaire.

Dans le même temps, des mesures de confiance visant l'ouverture de points de passage, l'interconnexion des réseaux de télécommunication et d'énergie ou l'appellation d'origine contrôlée de produits locaux, ont été annoncées.

Six nouveaux chapitres de négociation ont été ensuite ouverts le 29 juin 2015. Ils concernent :

- la répartition des compétences entre États constituants et État fédéral ;

- les critères d'examen et de résolution des conflits par la Commission pour les propriétés ;

- les conditions d'éligibilité à la citoyenneté ;

- les ratios communautaires dans la fonction publique ;

- la participation de Chypre à la politique de sécurité et de défense commune de l'Union européenne ;

- l'application des libertés fondamentales reconnues par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne sur l'ensemble du territoire chypriote.

À la différence du Plan Annan, le processus actuel est avant tout le fruit d'une initiative des deux dirigeants. Il apparaît moins comme une solution imposée par une organisation internationale, faute d'accord entre les parties. Il n'est pas, de surcroît, soumis à une contrainte de calendrier. Dans ces conditions, une issue favorable peut être raisonnablement envisagée.


* 1 La participation s'est élevée à 89,18 % au sud et à 87 % au nord.

* 2 Alexander Apostolides, Mustafa Besim et Fiona Mullen : The Cyprus Peace Dividend Revisited : A Productivity and Sectoral Approach, PRIO Cyprus Centre Report, 1- 2014.

* 3 Onzième rapport sur la mise en oeuvre du règlement (CE) n°886/2004 du Conseil du 29 avril 2004 sur la situation découlant de cette mise en oeuvre pour la période comprise entre le 1 er janvier et le 31 décembre 2014 (COM (2015) 235 final).

* 4 Les premières explorations indiquaient l'existence possible d'un réservoir de gaz naturel pouvant ainsi fournir entre 150 et 200 années de consommation pour Chypre et la moitié des importations annuelles de l'Union européenne. La République de Chypre a annoncé, le 7 juin 2015, qu'un des gisements, contenant, 127,4 milliards de m3 de gaz, était exploitable. La commercialisation de produits de ces gisements ne devrait pas, cependant, intervenir avant 2022. Chypre s'est en outre associée avec la Grèce et Israël en vue de la construction du gazoduc EastMed , dont la longueur atteindrait 1 700 kilomètres, permettant de transporter 15 millions de m3 de gaz vers l'Europe par an.

* 5 La « République turque de Chypre-Nord », autoproclamée en 1983, n'est pas reconnue par les Nations unies.

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