DE VÉRITABLES AVANCÉES ?

QUELQUES POINTS D'ACCORD

Ces négociations ont, pour l'heure, débouché sur quelques avancées. Il convient de relever le consensus trouvé sur le futur nom du pays - République fédérale de Chypre -, la définition de la phase transitoire, le fonctionnement de la Cour suprême en cas de blocage
- celle-ci devant être composée à parité de juges chypriotes-grecs et de juges chypriotes-turcs -, et le traitement individualisé des litiges en matière de propriétés spoliées.
Une commission a été instituée à cet effet. Les représentants du nord de l'île souhaitaient auparavant la mise en place d'un échange global de propriétés.

Un accord s'est, en outre, dessiné concernant la naturalisation des Turcs installés dans la partie nord. Les autorités de la « RTCN » militent pour qu'un certain nombre d'entre eux soient naturalisés afin de préserver une communauté turque représentant 20 % de la population totale (règle du 4 pour 1), soit l'équilibre démographique constaté en 1974. 70 000 colons et leurs familles pourraient ainsi être naturalisés Chypriotes, afin de parvenir à un seuil de 220 000 Chypriotes-turcs, la République de Chypre comptant aujourd'hui 803 000 habitants. Les autorités du sud de l'île souhaitent également que cet objectif de 4 pour 1 soit scrupuleusement respecté. La « RTCN » souhaiterait, cependant, que ce chiffre puisse évoluer si les négociations viennent à traîner en longueur.

Les discussions sur les mesures dites de « confiance » semblent également avoir abouti, qu'il s'agisse de l'ouverture du point de passage Lefka/Applic, le 28 mai 2015, ou des connexions à réaliser entre les réseaux électrique. S'agissant du réseau téléphonique, la connexion implique un accord entre les compagnies chypriote-grecque Cyta et chypriote-turque Telsim , elle-même filiale d'un groupe turc. Les deux entités passeraient par un centre de roaming installé au Luxembourg et appartenant à la compagnie Vodafone . Cette solution semble cependant contestée par la compagnie chypriote-turque Turkcell , qui demande, de son côté, une interconnexion physique, impliquant des travaux d'infrastructures.

Des difficultés sont néanmoins apparues sur d'autres points, à l'image de l'emplacement du point de passage de Derinya. Celui-ci revêt une importance symbolique puisqu'il devrait permettre de relier Famagouste, située dans l'actuelle « RTCN », à la République de Chypre. Ce qui induit un passage devant le quartier fantôme de Varosha. L'ouverture implique, par ailleurs, une vaste opération de déminage. Cette route passerait près de terrains militaires turcs, ce qui suscite des réserves de la part d'Ankara. Les Chypriotes du Nord demandent en conséquence la mise en place d'une route alternative qui induirait des travaux d'infrastructures et des expropriations.

L'attribution, quel que soit son lieu de production, de l'appellation d'origine protégée pour le fromage halloumi / hellim progresse, quant à elle, difficilement, suscitant l'inquiétude des Chypriotes du Nord.

DES POINTS DE BLOCAGE QUI PERSISTENT

La plupart des chapitres ouverts en juin 2015 n'ont pas connu de véritables avancées. Aucun calendrier précis n'a, cependant, été retenu. Un accord fin 2016 et une ratification par référendum courant 2017 reste malgré tout une hypothèse probable, compte tenu de la bonne volonté des parties mais aussi des échéances électorales au sud de l'île. L'actuel Président de la République, Níkos Anastasiádes, verra, en effet, son mandat se terminer début 2018. Reste cependant à trancher trois problèmes-clés : la question de la répartition des compétences, celle des ajustements territoriaux et de la répartition des propriétés et, enfin, celle des garanties de sécurité. Ces deux dernières ont été renvoyées à la fin des négociations.

En ce qui concerne la répartition des compétences des entités au sein de la future fédération et le mode de gouvernement, il n'existe pas, pour l'heure, de compromis. Les représentants du nord du pays souhaitent la mise en place d'une présidence tournante avec vote croisé et pondéré en fonction des communautés . Les autorités du sud sont d'accord avec le principe d'une présidence tournante dès lors qu'elle est symbolique et que le pouvoir exécutif dépende en large partie du Premier ministre, qui serait issu de la communauté grecque. Les Chypriotes du Nord souhaitent en outre que les États constituants soient parties aux traités internationaux. Les modalités d'organisation de la police fédérale n'ont pas été abordées. En ce qui concerne les quotas au sein de la fonction publique, les Chypriotes-grecs tablent sur 30 % de Chypriotes-turcs en général, taux relevé à 50 % pour certaines institutions (Cour suprême, Commission du service public, Banque centrale, Procureur général, Auditeur général, Médiateur).

La question du tracé des limites administratives est, quant à elle, sujette à controverse. En l'état actuel des échanges, les autorités du nord du pays rétrocèderaient moins de territoires que dans le cadre du Plan Annan. Celui-ci était pourtant considéré par les autorités du sud de l'île comme un minimum en matière d'ajustement territorial.

En dépit de la mise en place de la commission dédiée, les deux parties n'ont par ailleurs pas abouti à un accord sur les propriétés occupées. Se pose en filigrane la question de la priorité à accorder au propriétaire légitime ou à l'occupant actuel. 160 000 propriétaires réfugiés dans le sud de l'île seraient concernés contre 40 000 au nord. Les autorités du nord souhaitent qu'un minimum d'habitants actuels soit concerné et milite pour une indemnisation. La solution inverse induirait un transfert de population et des échanges de territoires. Si des occupants devaient céder leurs logements, la « RTCN » entend que soit appliqué l'arrêt Demopoulos rendu par la Cour européenne des droits de l'Homme en mars 2010 6 ( * ) . Celui-ci souligne la nécessité de respecter les droits des occupants Cette idée ne semble pas rencontrer l'adhésion des représentants du sud de l'île. Le montant des compensations financières est, par ailleurs, chiffré à une somme comprise entre 25 et 30 milliards d'euros, soit un montant supérieur au PIB chypriote. La République de Chypre souhaite à cet effet une aide internationale et exclut toute augmentation de la dette pour financer ces mesures. La partie chypriote-grecque estime par ailleurs que plus la rétrocession de territoires sera importante, moins le montant des compensations sera élevé. Une méthodologie commune a cependant été élaborée par les deux parties dans le cadre de la Commission sur les propriétés afin de définir les catégories de propriétaires (résidence principale ou secondaire), les types de propriété (habitation, terrain agricole, commerce), le degré de propriété (ayant-droit direct, descendant, héritier) et les raisons de l'occupation (réfugié, achat tardif, location).

Le problème des garanties de sécurité n'a pas encore été réellement abordé. Il implique une révision du Traité de Garantie de 1960, dont la Grèce, le Royaume-Uni et la Turquie sont signataires, et dépend en large partie de la position turque, qui dispose encore de 44 000 soldats répartis sur 156 bases au nord de l'île.

La question du coût de la réunification devra également être approfondie. Une évaluation conjointe est actuellement menée par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Les autorités turques ont évoqué, de leur côté, un possible soutien financier à la réunification, jugeant cependant que les institutions financières internationales et l'Union européenne devaient avoir un rôle primordial sur ce sujet. L'aide financière internationale pourrait en priorité contribuer au règlement de la question des transferts de propriété. Les fonds européens pourraient être mobilisés à hauteur de 2 ou 3 milliards pour permettre un effet de levier. Les États-Unis ont, de leur côté, fait part de leur souhait de financer à hauteur de 20 % les coûts induits par le règlement.

UN RALENTISSEMENT DES NÉGOCIATIONS ?

Si le rythme des réunions est maintenu (deux réunions mensuelles des dirigeants des deux communautés et trois réunions hebdomadaires des négociateurs), un ralentissement des négociations a, parallèlement, été observé ces dernières semaines. Outre le fait que les discussions vont bientôt aborder les questions les plus sensibles, comme les ajustements territoriaux ou la question des garanties, trois facteurs peuvent expliquer cette impression d'essoufflement.

Les élections législatives du 22 mai au sein de la République de Chypre ont pu contribuer à tempérer l'écho médiatique donné aux négociations. Le résultat de ce scrutin - principalement centré sur les questions économiques - pourrait influer sur la position de la partie sud. Le Rassemblement démocratique (DISY - centre droit) du Président de la République reste le premier parti du pays, devant le Parti progressiste des travailleurs (AKEL - communistes), qui conserve sa deuxième position, et le Parti démocratique (DIKO - centre-gauche). Le scrutin a cependant été marqué par une abstention importante (33,26 %) qui a profité aux petits partis, hostiles au processus de réunification. Au sein du parlement chypriote ( Vouli antiprosopon ), seuls le DISY et l'AKEL sont aujourd'hui favorables au processus de négociation. Ces deux partis ont perdu des voix par rapport aux élections précédentes : - 3,1 % pour le premier et - 7,1 % pour le deuxième, soit 70 000 voix à eux deux (13 % du corps électoral). Le DISY et le DYKO, qui composaient la précédente coalition parlementaire, ne disposent pas, par ailleurs, de la majorité absolue. Ce qui devrait conduire le DISY à composer un peu plus avec des formations opposées aux négociations actuelles, à l'heure où celles-ci devraient prendre un tour décisif. Les négociations restent, pour autant, portées politiquement par le chef de l'État.

Composition du Parlement chypriote

Formation

Nombre de sièges

Nombre de sièges
en 2011

DISY

18

20

AKEL

16

19

DIKO

9

9

EDEK (socialiste)

3

5

Alliance des citoyens (membres d'AKEL)

3

1

Solidarité (membres du DISY)

3

-

Écologistes

2

1

ELAM (extrême-droite nationaliste)

2

-

Le départ annoncé en juin prochain du négociateur chypriote-grec Andreas Mavoyannis, candidat à la présidence de l'Assemblée générale des Nations unies, a, par ailleurs, pu être analysé par certains observateurs comme susceptible de susciter quelques flottements dans les discussions au niveau technique. La qualité des rencontres au plus haut niveau - 25 entretiens entre les deux dirigeants depuis 2015 - et les échanges réguliers au niveau technique tendent, néanmoins, à dissiper cette impression.

L'éclatement de la coalition gouvernementale en « RTCN », le 2 avril dernier, sur la question de la gestion de l'eau apportée par l'aqueduc relié à la Turquie a pu également limiter les avancées. Les sociaux-démocrates du Parti républicain turc (CTP), favorables aux négociations, ont été contraints de céder le pouvoir à une alliance composée de partis nationalistes, l'UBP - déjà présent dans le précédent gouvernement - et le Parti démocrate (DP), plus favorable au rapprochement avec Ankara qu'avec Nicosie. Un nouveau « gouvernement » a été formé le 16 avril. Il convient de relever que la question de la gestion de l'eau témoigne encore de la tutelle de la Turquie sur la partie nord de l'île. La Turquie souhaite que la distribution de l'eau, gérée par les communes, soit désormais privatisée, au profit d'entreprises établies sur le territoire turc. Ce sujet de crispation entre une partie des forces politiques de Chypre-Nord et Ankara vient s'ajouter à ceux liés au projet d'accord économique entre la « RTCN » et la Turquie, au câble sous-marin destiné à fournir de l'électricité depuis la Turquie, et au souhait des autorités turques de voir naturaliser 10 000 colons turcs et leurs familles, soit potentiellement 30 à 50 000 personnes, en plus des 70 000 prévues dans le cadre des négociations. De tels projets pourraient être menés à terme par le nouveau gouvernement au risque de crisper la partie sud de l'île, en remettant en cause l'accord sur l'équilibre démographique. Ils affaibliraient la position de M. Akinci, très favorable à la réunification et hostile aux naturalisations supplémentaires, dans ses négociations avec le président chypriote. Reste que la coalition désormais aux affaires demeure fragile et ne peut s'appuyer sur une majorité absolue au sein du « Parlement » de « RTCN ».

Deux éléments ont, par ailleurs, conduit à décaler la reprise des négociations prévue le 27 mai, alors même que celles-ci devaient être relancées à l'issue de la séquence électorale :

- l'invitation, par les autorités turques, de M. Akinci au dîner des chefs d'État tenu le 23 mai à l'occasion du Sommet mondial de l'action humanitaire, organisé par les Nations unies à Istanbul, a conduit le Président de la République de Chypre à annuler sa présence. Cette invitation suivait un entretien bilatéral entre le Secrétaire général des Nations unies et le dirigeant chypriote-turc. Compte-tenu de cette rencontre, le chef de l'État chypriote a également différé son entretien avec le Secrétaire général des Nation unies prévu le 26 mai. M. Anastasiades craint une forme de légitimation internationale des autorités de « RTCN » ;

- parallèlement, l'annonce par les dirigeants chypriotes-turcs de limiter l'ouverture des églises situées au nord à une journée a contribué à générer des tensions.

Le contexte n'a pas, dans ces conditions, été jugé propice par la République de Chypre à une relance des discussions. Il reste néanmoins une volonté politique des deux dirigeants de faire aboutir ce processus, qui bénéficie d'un réel appui de l'Union européenne mais dépendra en large partie de l'attitude de la Turquie. Les deux dirigeants devront, dès qu'un accord complet aura été trouvé, le présenter à leurs opinions publiques de façon simultanée et conjointe.


* 6 Décision de la Cour européenne des droits de l'Homme, 1 er mars 2010, Demopoulos et autres c/Turquie.

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