B. L'ÉMERGENCE D'UN « MODÈLE TURC » DANS LE MONDE MUSULMAN

1. Un tournant politique en 2002
a) Un modèle kémaliste en perte de vitesse

L'abolition du Califat par la Grande assemblée nationale de Turquie en 1924 avait rompu le lien entre l'État turc et l'islam. Le kémalisme a, par la suite, contribué à l'édification d'institutions modernes, fondées sur une laïcité, toutefois distincte de celle pratiquée en France, et sur une citoyenneté incluant les femmes, qui ont obtenu le droit de vote aux élections locales en 1930 et nationales en 1934.

La laïcité autoritaire et ses contradictions

« Les rapports entre l'État et la religion se distinguent très nettement du modèle français : au lieu d'une séparation nette entre ces deux sphères, la laïcité turque implique un contrôle strict de l'État sur l'islam sunnite-hanéfite, pratiqué par la grande majorité des Turcs, par le biais de la Direction générale des affaires religieuses, qui n'est pas dirigée par un fonctionnaire laïque, mais par un dignitaire sunnite, lui aussi fonctionnaire. Il en a résulté plusieurs problèmes : d'une part, sa soumission au pouvoir étatique a figé cette religion, l'empêchant d'être en phase avec les évolutions de la société ; d'autre part, l'État n'était plus à même de traiter les autres religions pratiquées dans le pays à égalité avec la religion majoritaire, qu'il avait intégrée en son sein. Une autre anomalie de la laïcité turque est l'existence de cours obligatoires de religion dans l'enseignement public, qui se réduisent à un « catéchisme » sunnite-hanéfite. »

Source : « La Turquie, d'une révolution à l'autre » (voir bibliographie)

L'État moderne kémaliste a toutefois développé une facette plus sombre, de nature autoritaire, traduisant le pouvoir souterrain des militaires, qui réalisèrent plusieurs coups d'État (1960, 1971, 1980), ainsi qu'un coup d'État feutré, dit « postmoderne », en 1997, poussant le gouvernement de Necmettin Erbakan à la démission.

Les années 1990 ont vu se succéder plusieurs coalitions gouvernementales successives, dans un contexte de guerre sans issue contre le PKK, et de révélation à l'opinion publique de l'existence d'un « Etat profond », « terme consacré pour désigner les personnes et les institutions qui usurpent le pouvoir de l'État, qui usent et abusent éventuellement de la force au-delà des limites de légitimité définies par la loi et la Constitution au prétexte de défendre les intérêts supérieurs de l'État, et qui utilisent leurs réseaux d'influence pour mobiliser l'opinion publique contre les ennemis intérieurs du jour » 9 ( * ) .

Plusieurs crises économiques (1994, 1999), dont une très grave en 2001, ont, par ailleurs, émaillé cette période.

b) Une « révolution silencieuse » ?

Dans ce contexte, l'arrivée au pouvoir de l'AKP (parti de la justice et du développement) avec 34 % des voix, lors des élections législatives de novembre 2002, est apparue comme le moyen de tourner le dos à cette période troublée.

L'AKP, constitué en 2001 par Recep Tayyip Erdogan, est issu du courant modernisateur qui pré-existait au sein de l'ancien parti islamiste, le parti de la vertu. Après la dissolution de celui-ci par la justice, l'AKP s'est positionné sur l'échiquier politique comme un parti libéral, conservateur, pro-européen, occupant le vide laissé au centre-droit par la défaillance des partis traditionnels.

La victoire de l'AKP a été interprétée, plus largement, comme une révolution sociale, traduisant la revanche historique des catégories exclues de la République laïque et autoritaire, constituées des « Turcs noirs » issus des milieux ruraux conservateurs, revendiquant la pratique de l'islam. Ces « Turcs noirs » ont trouvé un porte-parole en la personne de Recep Tayyip Erdogan, ancien élève d'une école islamique, ancien joueur de football, et ancien Maire d'Istanbul. Recep Tayyip Erdogan a incarné la majorité turque, sunnite et conservatrice du pays, par opposition aux « Turcs blancs », c'est-à-dire à l'ancienne élite kémaliste, laïque et occidentalisée.

La poursuite des réformes économiques et de la politique pro-européenne a permis à l'AKP de devenir un acteur de la modernisation de la Turquie, et de consolider le soutien de ses alliés occidentaux. L'emprise de l'armée sur le pouvoir politique a été réduite, grâce à la réforme du conseil de sécurité nationale (MGK), qui permettait auparavant aux militaires de s'opposer aux politiques et dont le rôle est devenu consultatif (2003). L'arrivée au pouvoir de l'AKP a ouvert plus largement une période de réformes d'inspiration pro-européennes, qualifiée par le gouvernement de « révolution silencieuse » et qui a, en effet, comporté des éléments de normalisation démocratique (réformes judiciaire, décentralisation, renforcement des droits individuels et culturels).

La Turquie a alors émergé, à cette période, comme possible modèle de régime « musulman-démocrate », démontrant la compatibilité entre la revendication de valeurs traditionnelles et la mise en oeuvre d'une dynamique modernisatrice.

2. Une « diplomatie à 360° »

La Turquie s'est tournée vers le Moyen-Orient, essentiellement pour des raisons économiques, dès les années 1980. La victoire de l'AKP en 2002 a néanmoins amorcé un tournant diplomatique.

a) Une politique de « pays central »

Jusqu'en 2007, le gouvernement AKP a inscrit sa diplomatie dans la continuité de la politique étrangère kémaliste, reprenant à son compte la perspective d'un rapprochement avec l'Union européenne. Une rupture est néanmoins perceptible en 2003, lorsque la Grande assemblée nationale de Turquie refuse d'autoriser le passage des troupes américaines par le territoire turc vers l'Irak.

Puis, particulièrement à partir de 2009, sous l'impulsion d'Ahmet Davutoglu, ancien Premier ministre et ancien ministre des affaires étrangères, la Turquie s'est rapprochée de ses voisins moyen-orientaux, grâce à une politique d'influence poursuivant quatre orientations :

- la mise en oeuvre du principe « zéro problème avec ses voisins » ;

- l'amélioration de ses relations avec les pays arabes ;

- une prise de distance avec Israël ;

- et une implication diplomatique croissante au Moyen-Orient.

Selon la vision d'Ahmet Davutoglu, universitaire d'origine et auteur d'un ouvrage intitulé La Profondeur stratégique (2001), le fil directeur de cette politique est l'idée selon laquelle la Turquie doit jouer le rôle d'un « pays central » 10 ( * ) , ayant vocation à contribuer à l'ordre régional, nécessaire à sa sécurité et à sa prospérité. Ce rôle doit permettre à la Turquie de se réinscrire dans son histoire longue, et d'assumer son positionnement géographique particulier 11 ( * ) .

Le principe « zéro problème avec ses voisins » est le corollaire de cette politique de centralité. Il signifie, d'un point de vue symbolique, que la Turquie tend la main à ses voisins avec lesquels elle avait connu des périodes de tensions, notamment la Syrie, l'Arménie, la Grèce. Cette politique d'ouverture s'est également traduite par un soutien au plan de réunification de l'île de Chypre élaboré par le secrétaire général des Nations unies Kofi Annan. La Turquie a par ailleurs développé des relations politiques et économiques étroites avec la région autonome du Kurdistan d'Irak, reconnue par la nouvelle Constitution irakienne de 2005.

La réussite la plus significative de cette politique de bon voisinage fut le rapprochement entre la Turquie et la Syrie au cours des années 2000, rendu possible par l'expulsion de Syrie du chef historique du PKK Abdullah Ocalan (1998). Ce rapprochement s'est concrétisé par une coopération politique, économique et militaire étroite entre les deux pays, qui s'est accélérée au cours des années 2007-2010, avec l'ouverture progressive de la frontière turco-syrienne aux échanges de biens (accord de libre-échange) et de personnes (suppression de l'obligation de visas).

La Turquie s'est, par ailleurs, efforcée de jouer un rôle de médiateur dans plusieurs conflits régionaux, notamment entre le Pakistan et Israël, entre la Russie et la Géorgie, dans le dialogue inter-palestinien ou encore, entre la Syrie et Israël (2008), concernant le statut du plateau du Golan et les garanties susceptibles d'être apportées à la sécurité d'Israël.

Les relations de la Turquie et d'Israël se sont toutefois dégradées après le lancement de l'opération militaire israélienne « Plomb durci » dans la bande de Gaza (2009) et l'abordage par l'armée israélienne du navire turc Mavi Marmara, qui tentait de forcer le blocus de la bande de Gaza, causant neuf morts côté turc (2010). A ce différend diplomatique est venu s'ajouter un différend économique, relatif à l'exploitation des gisements de gaz de Méditerranée orientale (Léviathan, Aphrodite), qui oppose d'une part Israël et Chypre, et d'autre part la Turquie et la République turque de Chypre du nord (RTCN), qu'elle est seule à reconnaître.

Après les « printemps arabes » (2011), la Turquie s'est rapprochée des nouvelles formations politiques au pouvoir en Tunisie et en Égypte, idéologiquement proches de l'AKP, prônant la compatibilité entre islam, démocratie et développement économique, faisant ainsi figure de modèle possible, aux yeux des opinions publiques du monde arabe. Contrairement à la Tunisie et à l'Égypte, la Libye constituait un marché important pour les entreprises turques. La Turquie a néanmoins approuvé, en 2011, l'opération qui a abouti à la chute du régime libyen.

En septembre 2011, le premier Ministre Recep Tayyip Erdogan s'est rendu en Tunisie, en Égypte et en Libye, afin de consolider les relations de la Turquie avec ces pays dans le contexte postrévolutionnaire.

Le rapprochement avec la Syrie constituait l'une des composantes essentielles de la nouvelle « diplomatie à 360° » de la Turquie, ce qui a accru sa difficulté à gérer la situation créée par la contestation populaire dans ce pays. La Turquie est d'abord intervenue pour tenter de convaincre le régime syrien d'engager des réformes. Cette tentative ayant échoué, elle a rompu en août 2011 avec le régime de Bachar al-Assad, au profit d'un soutien à l'opposition syrienne. En juin 2012, le régime syrien a abattu un avion turc, achevant de consommer la rupture entre les deux pays.

b) Une vocation mondiale

La Turquie n'entend pas réaffirmer uniquement sa vocation de puissance régionale, mais aussi se positionner comme un leader au niveau mondial, en étendant son réseau diplomatique en Afrique, Amérique latine et Asie, où 30 nouvelles ambassades ont été ouvertes entre 2010 et 2012, et en jouant un rôle croissant au sein d'organisations internationales, notamment en soutien aux pays en voie de développement, auprès desquels elle peut se prévaloir de l'absence de passé colonial. Cette dimension mondiale de la Turquie a été consacrée par son élection par l'Assemblée générale de l'ONU comme membre non permanent du Conseil de sécurité pour la période 2009-2010.

La Turquie est intervenue, en 2010, conjointement avec le Brésil, dans les négociations entre l'Iran et le groupe 5+1 (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie, Allemagne) sur le dossier nucléaire, sans parvenir à éviter le vote de sanctions contre l'Iran, mais inaugurant « une nouvelle étape de l'évolution des relations internationales, dans laquelle deux puissances émergentes expriment ouvertement leur désaccord avec l'ordre établi, dicté et monopolisé par les grandes puissances » 12 ( * ) .

L'organisation récente du premier Sommet humanitaire mondial de l'ONU à Istanbul (23-24 mai 2016) est venue illustrer à nouveau la volonté de la Turquie d'assumer un rôle de puissance à part entière. Ce sommet constitue, par ailleurs, une forme de reconnaissance de la politique humanitaire de la Turquie, État accueillant le plus grand nombre de réfugiés au monde, soit environ trois millions.

Toutefois, la diplomatie d'influence de la Turquie est d'abord économique. Elle passe par une politique d'aide au développement volontariste. La Turquie a notamment mis en place une agence spécifique de coopération et de développement (TIKA), fondée sur le modèle de l'Agence française de développement et de l'Agence allemande pour la coopération technique, qui mène des actions dans une trentaine de pays 13 ( * ) .

Sa diplomatie d'influence comporte une dimension religieuse, s'appuyant non seulement sur la présidence des affaires religieuses (Diyanet) mais aussi sur des initiatives privées telles que le mouvement Hizmet de Fethullah Gülen. Né dans les années 1970, ce mouvement est l'une des composantes du soft power turc, notamment dans le domaine de l'éducation et de l'aide humanitaire.

3. Une réorientation des échanges économiques

La « diplomatie à 360° » de la Turquie, telle que prônée par l'ancien Premier ministre Ahmet Davutoglu, s'est voulue multidimensionnelle. Elle s'est accompagnée d'une diversification des échanges commerciaux de la Turquie, qui a contribué à l'accroissement de son pouvoir d'influence dans la région, y compris sur le plan culturel grâce à la diffusion de produits culturels turcs (notamment séries télévisées).

Tandis qu'en 2002, 57 % des exportations turques étaient destinées au marché européen, cette part est descendue à 38 % en 2012. A contrario , la part du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord était passée de 12 % à 27 %, et celle de la Russie et de l'Iran de 4 % à 12 % 14 ( * ) . Cette évolution, aggravée par la stagnation persistante de l'économie européenne après la crise de 2008, a rendu la Turquie moins dépendante de ses relations économiques avec l'Europe.

Réciproquement, si l'Union européenne demeure le premier partenaire commercial de la Turquie, sa part dans les achats turcs est passée de 48 % en 2002 à 36 % en 2014. Sur la même période, la part des pays asiatiques a augmenté de 12 % à 23 %. En 2015, la Chine est devenue le principal fournisseur de la Turquie. Depuis 2012, les exportations françaises vers la Turquie diminuent régulièrement en valeur, ce qui s'explique au moins en partie par cette réorientation structurelle des échanges de la Turquie vers le Proche et le Moyen-Orient, les pays du Caucase et l'Asie.

En particulier, la Turquie a accru ses échanges avec le continent africain. Le volume des flux entre la Turquie et l'Afrique est passé de 4 milliards de dollars en 2002 à 15 milliards de dollars en 2014. La compagnie aérienne Turkish Airlines s'est déployée dans plusieurs pays d'Afrique, permettant à la Turquie de devenir une plateforme d'échanges.

La Turquie importe 90 % de ses besoins en pétrole et gaz naturel, ce qui implique une forte dépendance vis-à-vis de ses deux principaux fournisseurs, la Russie et l'Iran, et explique la nécessité de développer ses relations avec le nord de l'Irak, afin de diversifier ses sources d'approvisionnement. Les relations avec la Russie se sont, en particulier, intensifiées : projet de centrale nucléaire russe en Turquie, présence d'entreprises de construction turques en Russie, forte affluence de touristes russes en Turquie (2 ème pays de provenance après l'Allemagne). Enfin, après l'abandon, à la fin de l'année 2014, du projet de gazoduc South Stream devant relier la Russie à l'UE par la mer Noire, un nouveau projet a été lancé, le Turkish Stream, qui devait, lui, s'arrêter à la frontière turco-grecque. Ce nouveau projet a été suspendu en décembre 2015.


* 9 Ahmet Insel, « La nouvelle Turquie d'Erdogan : du rêve démocratique à la dérive autoritaire », La Découverte, 2015

* 10 « From zero problems to leading the change : making sense of transformation in Turkey's regional policy », Saban Kardas, TEPAV (2012).

* 11 « Principles of Turkish foreign policy and regional political structuring », Ahmet Davutoglu, TEPAV (2012).

* 12 « Le rêve arabe de la Turquie brisé par la crise syrienne », Bayram Balci, CERI (2012).

* 13 « La diplomatie active mais fragile de la Turquie en Afrique », Bayram Balci, Questions internationales n°77, janvier-février 2016.

* 14 « Le basculement historique du commerce extérieur turc vers l'Orient », Seyfettin Gürsel, Hérodote (2013).

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