II. UNE PUISSANCE FRAGILISÉE, AU RISQUE DE L'ISOLEMENT

A. AU PLAN EXTERNE, UNE PUISSANCE AFFECTÉE PAR LE CONFLIT SYRIEN

1. Une diplomatie qui n'a pas produit les résultats escomptés
a) Le prisme de la question kurde

Créé en 1978, le parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), d'inspiration marxiste-révolutionnaire, est en guerre contre l'État turc depuis 1984. Dans les années 1990, les affrontements se sont aggravés, sous la forme d'une guérilla violente appelée la « sale guerre », qui aurait fait environ 40 000 morts. De 1984 à 2002, en effet, environ 20 000 membres de la guérilla du PKK, 6 000 civils, 4 300 soldats, 1 500 gardiens de village (milice kurde progouvernementale) et 400 policiers ont été tués, auxquels il faut ajouter les « disparus », dont le nombre est estimé entre 5 000 et 17 000 15 ( * ) . Plus de 200 000 personnes ont été arrêtées pendant cette période.

Pendant les années 1990, la politique kurde de la Turquie adopte trois orientations :

- un refus de reconnaître les interlocuteurs kurdes quels qu'ils soient (y compris en Irak) ;

- la volonté de protéger les minorités turcophones de la région ;

- la volonté d'éviter une indépendance de la région nord de l'Irak, par peur d'un « effet domino ».

L'arrestation d'Abdullah Öcalan, en février 1999 au Kenya, après son expulsion de Syrie, puis sa condamnation à mort, commuée en prison à vie à la suite de l'abolition de la peine de mort en Turquie (2002), n'ont pas immédiatement permis l'instauration d'un dialogue puisque la guérilla a repris dans les années 2000. En février 2008, l'armée turque a fait une incursion dans le nord de l'Irak contre des bases militaires du PKK. Les arrestations se multiplient, notamment en 2011.

Néanmoins, au cours des années 2000, après l'arrivée au pouvoir de l'AKP, la situation évolue. La région kurde irakienne, gouvernée par le PDK (parti démocratique du Kurdistan) de Massoud Barzani, devient l'un des principaux partenaires commerciaux de la Turquie. Le pétrole constitue l'un des piliers de cette coopération (oléoduc Kirkouk-Ceyhan).

Lorsqu'éclate la guerre civile syrienne, la politique kurde de la Turquie comporte deux axes.

D'une part, la Turquie se rapproche du GRK avec qui elle partage une position commune hostile au PYD syrien, accusé de collusion avec le régime de Bachar al-Assad.

D'autre part, le gouvernement turc adopte une politique plus conciliante vis-à-vis des Kurdes de Turquie et reprend les négociations menées avec l'ancien chef du PKK Abdullah Öcalan : « La prise de contrôle des zones kurdes de Syrie par le PYD aurait pu donner au PKK un avantage dans sa lutte contre l'armée turque. D'où la volonté de l'AKP de stabiliser la situation en Turquie en changeant de stratégie sur la question kurde » 16 ( * ) . Par ailleurs, « Tayyip Erdogan veut reprendre l'initiative à travers le problème kurde. Il espère gagner en contrepartie le soutien implicite des Kurdes pour son projet de régime présidentiel. » 17 ( * ) . L'AKP espère s'assurer ainsi le vote de l'électorat kurde conservateur. Des mesures sont prises notamment en faveur de l'enseignement et de l'usage de la langue kurde. Une rencontre entre le Premier ministre Erdogan et le président du Gouvernement régional du Kurdistan Massoud Barzani est organisée à Diyarbakir.

Depuis juillet 2015, toutefois, la guerre a repris contre le PKK, dans les régions de l'est de la Turquie, mettant fin aux négociations engagées en 2012.

Répartition des populations kurdes au Moyen-Orient

Source : audition de M. Yohanan Benhaim (4 février 2016)

Les Kurdes seraient environ 15 millions en Turquie (20 % de la population), 7 millions en Iran (9 % de la population), 4 à 5 millions en Irak (12-15 % de la population) et 2 millions en Syrie (9 % de la population).

b) Des priorités qui ont isolé la Turquie

D'après une analyse récente, la doctrine de « diplomatie à 360° » recelait « deux profondes failles. La première et la plus grave concernait la question kurde : un État incapable de satisfaire les demandes d'une partie importante de sa population - les Kurdes - et lui faisant la guerre depuis trois décennies, pouvait-il être crédible au sujet des principes et objectifs affichés dans cette doctrine ? La seconde faille, également contradictoire avec ces principes, concernait la référence à l' « identité musulmane » comme un élément de la « profondeur stratégique » de la Turquie. Or, pour être efficace, une diplomatie moderne devait être pensée et conduite selon des critères séculiers et non identitaire-sectaires » 18 ( * ) .

S'agissant du conflit syrien, la Turquie a pris des décisions guidées au moins autant par des considérations internes que par l'analyse de la situation internationale.

En août 2011, elle a rompu avec le régime de Bachar al-Assad, anticipant un changement de régime en Syrie, dans la logique des printemps arabes. Elle a souhaité également sanctionner un régime dont elle était devenue très proche, mais qui n'avait pas répondu à sa tentative de médiation. La Turquie s'est alignée sur la position de certains de ses alliés occidentaux, en sous-estimant, tout comme ceux-ci, la solidité du régime de Bachar al-Assad.

Directement concernée par le conflit en Syrie, pays avec lequel elle a une frontière longue de 900 km, la Turquie a avant tout été guidée par la volonté de ne pas alimenter le séparatisme kurde. Cette position a réduit ses marges d'initiative et sa capacité à jouer un rôle d'intermédiaire. Elle constitue, par ailleurs, un point de vulnérabilité vis-à-vis de ses adversaires, tentés d'instrumentaliser la question kurde. Le retrait du régime syrien des régions frontalières avec la Turquie a permis la formation d'enclaves aux mains du PYD kurde, suscitant l'inquiétude de la Turquie quant aux répercussions de cette situation sur son propre territoire. Pour contrer le PYD, considéré par Ankara comme la branche syrienne du PKK, le gouvernement turc soutient l'opposition dite modérée. Il a été accusé d'entretenir, en outre, une certaine ambiguïté à l'égard de Daech, en maintenant la porosité d'une partie de sa frontière à la circulation de biens et de personnes. La Turquie a notamment été accusée de permettre la vente de pétrole par Daech.

En réponse à ces allégations, M. Hakki Akil, ambassadeur de Turquie en France, a estimé devant votre commission 19 ( * ) qu'il n'existait aucune preuve de la provenance de ce pétrole circulant par camion : « Dans le passé - et encore maintenant - le pétrole d'Erbil, dans la région autonome du Kurdistan, était transporté par camions citernes vers la Turquie. Ce commerce est connu de tout le monde. Lorsque le PKK attaque l'oléoduc Kirkouk-Ceyhan, le pétrole est souvent transporté par camions citernes. Vous pouvez d'ailleurs apercevoir des convois à la frontière turco-irakienne contrôlée par la région autonome du Kurdistan. Nous continuons d'ailleurs à acheter du pétrole à la région autonome du Kurdistan, qui n'a pas d'autres acheteurs pour celui-ci .».

La plupart des personnes entendues par vos rapporteurs ont néanmoins confirmé, sinon une complicité directe, du moins une complaisance de la Turquie vis-à-vis de divers groupes islamistes opposés au régime syrien : « S'il n'y a pas de complicité directe entre les autorités turques et les djihadistes, des faits avérés indiquent que la Turquie a pris de graves responsabilités. Le soutien au Front Al Nosra, en compagnie de l'Arabie saoudite et du Qatar, perdure, avec des conséquences en cascade sur les autres aspects de la politique extérieure de la Turquie, notamment sa relation à la Russie » 20 ( * ) .

Ce positionnement de la Turquie l'a éloignée de ses partenaires occidentaux. Le blocus du PYD, considéré par la Turquie comme une projection du PKK, a été été mal perçu par la population kurde et par la communauté internationale, notamment lors de la bataille de Kobané. Ce n'est d'ailleurs qu'en juillet 2015, après l'attentat de Suruç, le premier attribué à Daech sur le sol turc, que la Turquie a permis à la coalition de mener des frappes aériennes à partir de ses bases.

Le conflit syrien a, par ailleurs, dégradé les relations de la Turquie avec l'Iran et la Russie, puissances alliées du régime de Bachar el-Assad. La Russie a mené une campagne de bombardements, en soutien au régime syrien, de septembre 2015 à mars 2016. Le 24 novembre 2015, l'armée de l'air turque a abattu un avion russe à la frontière entre la Syrie et la Turquie. Cette opération, en dégradant les relations avec la Russie, a limité la capacité d'intervention de la Turquie, qui ne dispose plus de réels leviers d'action en Syrie, tandis que le PYD contrôle une large partie de la frontière turco-syrienne, dans trois enclaves (Afrin, Kobané, Qamishliyé) et que les forces du régime syrien ont bénéficié de l'appui de l'aviation russe.

La Turquie a proposé l'instauration d'une « zone sûre », interdite au survol aérien, où les personnes déplacées par le conflit pourraient trouver refuge, ce qui paraît difficilement réalisable dans les conditions actuelles de sécurité.

Suivi immédiatement d'une réaffirmation du soutien de l'OTAN à la Turquie, membre de l'organisation, le grave incident survenu entre la Turquie et la Russie a diminué l'espoir d'une coalition unique contre Daech. Cette coalition unique était, en tout état de cause, rendue illusoire par les objectifs de l'intervention militaire russe, conçue en soutien au régime de Bachar el-Assad.

En représailles, la Russie a adopté un ensemble de mesures de rétorsions économiques très préjudiciables à la Turquie. La Russie s'est par ailleurs rapprochée des Kurdes du PYD, qui ont ouvert une « représentation » à Moscou. Illustrant ce rapprochement, M. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie en France, a déclaré devant votre commission, le 15 décembre 2015 : « Je pense que le peuple kurde a les mêmes droits que le peuple palestinien de disposer de son propre État » 21 ( * ) . La dégradation des relations entre la Russie et la Turquie pourrait, par ailleurs, avoir des conséquences dans le Caucase, où la Russie tend à accroître sa présence. Il s'agit de l'un des facteurs d'explication de la réactivation du conflit du Haut-Karabagh, territoire montagneux situé en Azerbaïdjan et peuplé majoritairement d'Arméniens, en avril 2016 22 ( * ) . Toutefois, le gouvernement du nouveau premier ministre Binali Yýldýrým tente aujourd'hui d'inverser la tendance, en se rapprochant de la Russie, à qui des regrets ont été exprimés, et d'Israël, avec qui un accord a été conclu en juin 2016.

La Turquie connaît par ailleurs des relations difficiles avec l'Irak, qui exige le départ de troupes turques déployées au nord de Mossoul. Elle demeure toutefois l'alliée de Massoud Barzani, président du gouvernement régional du Kurdistan (GRK), hostile au PYD. Tentant de réactiver le soutien populaire dont il bénéficie, celui-ci a appelé en février dernier à l'organisation d'un référendum sur l'indépendance de la région kurde d'Irak, perspective vis-à-vis de laquelle l'attitude de la Turquie est ambiguë puisque, d'après certains analystes, elle pourrait paradoxalement y trouver un intérêt. En effet, cet État constituerait un allié sunnite dans la région et affaiblirait le leadership du PKK dans la défense de la cause kurde.

L'attitude de la Turquie dans le conflit syrien l'a donc éloignée de ses alliés traditionnels et de ses principaux partenaires économiques. Certains experts la décrivent comme enfermée dans un tissu de contradictions, qui « sont tout d'abord dues au chaos régional, dont la Turquie ne porte qu'en partie la responsabilité. Mais elles résultent également d'erreurs commises par le pouvoir » 23 ( * ) .

2. Un accroissement de la violence

La volonté de la diplomatie turque d'un positionnement central n'a pas empêché la Turquie d'être confrontée à une spirale de violences internes, induites sur son propre sol par le conflit syrien.

À la suite de l'attentat de Suruç, en juillet 2015, qui visait de jeunes militants kurdes, et qui a été suivi par l'assassinat de deux policiers par le PKK, la guerre a repris contre l'organisation terroriste, dans les régions de l'est de la Turquie. Ces événements ont mis fin au processus de paix engagé en 2012.

Cette reprise des affrontements a d'ores et déjà provoqué des milliers de victimes, y compris chez les civils, et entraîné l'exode de milliers de personnes. Elle résulte, en premier lieu, du conflit syrien, qui a radicalisé les positions, du fait du refus, manifesté au moment de la bataille de Kobané, de la Turquie de venir en aide aux Kurdes syriens. Ce conflit a, par ailleurs, contribué à l'aguerrissement des combattants du PKK, dans la guérilla urbaine contre Daech. En second lieu, le durcissement du pouvoir turc à l'égard du PKK a été favorisé par le contexte de la campagne en vue des élections de novembre 2015, qui a vu l'AKP miser avec succès sur les questions sécuritaires et la peur du chaos.

La réactivation du conflit entre l'État turc et le PKK est à l'origine d'une série d'attentats meurtriers. Les deux attentats d'Ankara, du 17 février 2016 (29 morts) et du 13 mars 2016 (37 morts), ont été attribués à un groupe extrémiste de la mouvance du PKK. Un nouvel attentat a touché le centre d'Istanbul le 7 juin 2016 (11 morts). De nombreux attentats ont également lieu dans les villes de l'est de la Turquie. Contré par les forces turques dans le sud-est de la Turquie, et bombardé par l'aviation turque au nord de l'Irak, le PKK est tenté par une radicalisation qu'illustre le recours aux attentats suicides.

La Turquie est, par ailleurs, frappée par la violence de Daech, à qui ont été attribués plusieurs attentats dont celui de Suruç le 20 juillet 2015 (34 morts), celui d'Ankara du 10 octobre 2015 (103 morts) et ceux d'Istanbul des 12 janvier 2016 (12 morts) et 19 mars 2016 (4 morts).


* 15 Source : Ahmet Insel, « La nouvelle Turquie d'Erdogan », La Découverte, 2015.

* 16 « Quelle politique kurde pour l'AKP ? », Yohanan Benhaim (Politique étrangère, n° 2, 2014).

* 17 Ahmet Insel.

* 18 « La diplomatie turque au Moyen-Orient : du succès à l'échec », Ali Kazancigil, RDN (juin 2016).

* 19 Audition de M. Hakki Akil, ambassadeur de Turquie en France par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (15 décembre 2015).

* 20 Audition de M. Didier Billion, en annexe au présent rapport.

* 21 Audition de M. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie en France par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (15 décembre 2015)

* 22 Audition de M. Bernard Fassier, ancien ambassadeur, ancien co-président du groupe de Minsk, par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sur les événements au Nagorny-Karabagh (4 mai 2016).

* 23 Audition de M. Didier Billion, figurant en annexe au présent rapport.

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