C. MIEUX RÉPARER LES PRÉJUDICES COMMIS SUR INTERNET

Les propositions ci-dessus visent à permettre une meilleure application sur Internet de dispositifs de droit commun et une réparation effective des préjudices nés de délits de presse.

1. Améliorer et adapter à Internet le droit de réponse
a) Créer un droit de réponse adapté à Internet

Il est apparu nécessaire aux rapporteurs d'adapter le droit de réponse à Internet, au-delà des dispositions en vigueur 82 ( * ) .

L'article 6-IV de la LCEN prévoit certes un mécanisme de droit de réponse , inspiré par le droit de réponse de la loi de 1881.

Cette possibilité est offerte à toute personne « nommée ou désignée » dans un service de communication en ligne. Cette demande doit être adressée dans les trois mois suivant la mise en ligne du contenu au directeur de la publication si l'éditeur de contenu est un professionnel. Si l'éditeur de contenu n'est pas un professionnel, la demande est adressée à l'hébergeur ou au fournisseur d'accès qui la transmet au directeur de publication.

À la réception de la demande, le directeur de la publication dispose de trois jours pour mettre en ligne la réponse.

L'article 6-IV renvoie à l'article 13, relatif au droit de réponse en matière de presse écrite pour les modalités, en particulier le caractère gratuit de cette prestation.

Ce droit de réponse est cependant d'une efficacité variable. Le délai de trois jours pour publier la réponse à compter de sa réception est mis à mal par l'absence de délai imparti au fournisseur d'hébergement pour transmettre la réponse au directeur de la publication. Par ailleurs, le délai de trois mois pour l'exercice du droit de réponse est discutable en raison de la persistance des contenus litigieux et de l'existence de liens hypertextes.

À ce jour, une seule condamnation a été prononcée pour le refus d'insertion d'une réponse d'une personne nommée ou désignée dans un service de communication au public en ligne

Il semble difficile d'en améliorer l'effectivité autrement qu'en harmonisant, par cohérence avec l'augmentation des délais de prescription sur Internet, le délai dans lequel ce droit de réponse peut être formulé par la personne mise en cause .

Proposition n° 15 : Augmenter le délai dont dispose une personne pour demander un droit de réponse sur Internet

b) Créer une peine complémentaire de publication de la réponse sur un site condamné

Par ailleurs, la réparation du préjudice par l'insertion de la décision sur le site sur lequel l'infraction a été commise, sur le modèle de ce qui existe en matière de presse écrite n'existe pas actuellement sur Internet.

Dans une recommandation du 24 janvier 1995, la Commission nationale Informatique et libertés préconisait, pour les traitements journalistiques et rédactionnels des données personnelles, la « mise en place systématique d'un lien informatique entre l'article faisant l'objet d'une rectification, d'un droit de réponse ou d'une décision judiciaire définitive et les précisions apportées 83 ( * ) ».

Or la cour de cassation a censuré l'arrêt d'une cour d'appel ayant condamné un éditeur de contenu condamné pour diffamation à une peine complémentaire de diffusion sur le site Internet de la diffusion de l'arrêt pendant une durée donnée 84 ( * ) au motif qu'une telle peine complémentaire n'était pas prévue par la loi du 29 juillet 1881.

Toutefois, cette peine complémentaire pourrait permettre une forme de réparation du dommage causé, et justifie donc qu'une telle peine complémentaire puisse être prévue.

Le Conseil d'État, dans son rapport relatif au numérique en 1998 avait d'ailleurs suggéré la création de ce type de peine complémentaire : « Il apparaît souhaitable d'étendre le champ d'application de ces dispositions, à la fois à de nouveaux supports mais aussi à de nouvelles infractions. Il pourrait ainsi être ajouté que si l'infraction a été commise sur un support de communication au public, le juge peut prononcer à titre complémentaire la diffusion de la décision sur ce même support » 85 ( * ) .

Proposition n° 16 : Créer une peine complémentaire de diffusion de la décision condamnant un directeur de publication sur son support de communication en ligne

L'efficacité d'une telle peine complémentaire doit toutefois être relativisée : elle ne devrait être mise en oeuvre efficacement qu'à l'encontre des éditeurs professionnels de contenus , soumis à des obligations d'identification permettant d'assurer le respect de cette peine complémentaire, les éditeurs non-professionnels de contenus pouvant, là encore, se soustraire à leurs obligations derrière l'anonymat.

2. La pertinence des dispositions du droit des données personnelles, pour réparer les dommages à la réputation, en question

La nécessité d'une évolution de la loi du 29 juillet 1881 peut s'évaluer à la lumière de l'apparition éventuelle de nouveaux outils juridiques permettant de lutter contre les dommages faits à la réputation.

Depuis la décision du 13 mai 2014 de la Cour de justice de l'Union européenne, Costeja /Google Spain sur les conditions d'exercice du droit au déréférencement, nombre de praticiens s'interrogent sur la place à donner aux outils de la loi Informatique et libertés du 6 janvier 1978 et du droit européen, notamment le règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relative à la protection des personnes physiques à l'égard des données à caractère personnel .

Les droits reconnus aux individus à l'égard des traitements
de données à caractère personnel

La section 2 du chapitre V de la loi informatique et libertés est consacrée aux droits individuels reconnus aux personnes s'agissant de la maîtrise et de la protection de leurs données personnelles.

Ces droits se décomposent en trois catégories.

Le droit d'opposition (article 38)

Tout individu peut s'opposer, pour des motifs légitimes, à ce que ses données personnelles fassent l'objet d'un traitement quelconque. Ce droit d'opposition est renforcé lorsque le traitement en cause est utilisé pour la prospection commerciale. En revanche, il cède devant les traitements répondant à une obligation légale.

Le droit d'accès et de communication (article 39)

Tout individu a le droit d'être informé par le responsable de traitement, d'une part, du fait que ce traitement porte ou non sur ses données personnelles, d'autre part, de la finalité dudit traitement et, enfin, de l'éventuel transfert de ses données vers un État qui n'appartient pas à l'Union européenne. Il a aussi le droit de recevoir les informations nécessaires pour connaître et contester la logique qui sous-tend le traitement automatisé s'il en résulte la prise d'une décision le concernant.

Ce droit d'accès et d'information s'accompagne d'un droit à se voir communiquer, sous une forme accessible, les données à caractère personnel qui le concerne, et, le cas échéant, à en recevoir une copie.

Une limite est fixée à l'exercice de ce droit : le responsable de traitement n'a pas à répondre aux demandes manifestement abusives.

Le droit de rectification et d'effacement (article 40)

Tout individu peut exiger du responsable de traitement que ses données à caractère personnel soient rectifiées, complétées, mises à jour, verrouillées ou effacées lorsqu'elles sont inexactes, incomplètes, équivoques, périmées ou lorsque leur collecte, leur utilisation, leur communication ou leur conservation sont en réalité interdites.

La rectification ou l'effacement sont en principe à la charge du responsable de traitement, qui doit en justifier. Le cas échéant, il doit indiquer au tiers auquel il a transmis ces données les modifications auxquelles il a procédé.

Source : rapport n° 534 (2015-2016) de M. Christophe-André FRASSA
sur le projet de loi pour une République numérique

Ces textes garantissent un droit d'opposition de rectification et d'effacement des données à caractère personnel, équivoques, ou périmées.

Cependant, l'article 67 de la loi du 6 janvier 1978 précise que celle-ci ne fait pas obstacle « à l'application des dispositions du code civil, des lois relatives à la presse écrite ou audiovisuelle et du code pénal, qui prévoient les conditions d'exercice du droit de réponse et qui préviennent, limitent, réparent et, le cas échéant, répriment les atteintes à la vie privée et à la réputation des personnes ».

Depuis la loi n° 2004-801 du 6 août 2004 relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, seules trois obligations de la loi Informatique et libertés sont applicables aux organes de presse : l'obligation de mise à jour, le respect du droit d'opposition pour motifs légitimes et l'obligation de déclaration des fichiers informatisés sauf si un correspondant informatique et libertés est désigné.

Les conséquences de cette articulation sont néanmoins incertaines.

Dans son rapport annuel de 2015, la Commission nationale de l'informatique et des libertés relevait que dès 1994, « la CNIL a pris conscience des difficultés que pouvait poser l'application de la loi [du 6 janvier 1978] à la presse ». Elle relevait qu' « en dépit de ces dispositions explicites, l'application à la presse de la loi Informatique et Libertés , et, notamment, du droit d'opposition aux organes de presse a pu être contestée au motif que les éventuelles atteintes à la liberté de la presse, constitutionnellement protégée, doivent nécessairement bénéficier des garanties instituées par la loi du 29 juillet 1881 (formalisme des demandes et des actes de procédure, délais de rigueur, prescriptions courtes, etc.). »

Dans une ordonnance de référé du 13 mai 2016, le tribunal de grande instance de Paris a enjoint Google Inc. à supprimer le lien vers une « url 86 ( * ) » donnant accès à un contenu destiné à nuire à une personne, considérant que « le référencement de ce lien, en première page des résultats générés en entrant ses nom et prénom dans le moteur de recherche Google, a directement porté atteinte au droit à la protection de ses données personnelles, sans que cette atteinte soit légitimée par le droit à l'information légitime du public . ». Dans cette affaire, Google avait refusé de déréférencer les liens litigieux au motif qu'elles étaient « pertinentes et à jour ».

Or les données doivent également être « adéquates, non excessives, exactes, et complètes », et toute personne concernée peut s'opposer pour des motifs légitimes à une telle publication.

À l'inverse, dans une décision du 12 mai 2016, la première chambre civile de la Cour de cassation a estimé que la suppression d'une information personnelle (en l'espèce, une décision de justice) sur le site internet d'un organe de presse ou même la restriction de l'accès à cette information par un déréférencement sur le fondement du droit à l'oubli, excédait « les restrictions qui peuvent être apportées à la liberté de la presse ».

Au-delà de l'équilibre à rechercher entre information du public et protection de la vie privée, la loi du 6 janvier 1978 est parfois privée d'effet en raison de la primauté de la loi du 29 juillet 1881 qui ne peut être contournée par la jurisprudence.

Le rapport public de la CNIL pour l'année 2015 regrettait que « la reconnaissance du droit au déréférencement [ait] pu donner l'impression que cette nouvelle procédure se substituait à l'exercice du droit d'opposition auprès des organes de presse ».

Nombre d'ordonnances du tribunal de grande instance de Paris 87 ( * ) relèvent ainsi la nullité d'assignations de moteurs de recherche à des fins de suppression de liens, formulées sur le fondement du droit à l'oubli, au motif que « les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être contournées » et que la procédure de celle-ci devrait s'appliquer à la forme de ces assignations.

En l'espèce, cela impose un formalisme excessif tel que la précision des faits incriminés, la détermination pour chaque url de ceux qui seraient injurieux et ceux qui seraient diffamatoires, une dénonciation au préalable au procureur de la République ou encore l'obligation au préalable d'assigner un responsable personne physique dont l'identité n'est que rarement connue.

L'application effective du droit des données personnelles semble plaider pour une révision de la loi du 6 janvier 1978 affirmant le droit au retrait et à l'effacement des données. Dès 2009, nos collègues Yves Détraigne et Anne-Marie Escoffier plaidaient pour la reconnaissance d'un droit à l'oubli, qui pourrait s'exercer devant le juge « à tout moment ». 88 ( * )

Proposition n° 17 : Permettre l'application de l'ensemble des droits associés à la libre disposition des données personnelles prévues par la loi du 6 janvier 1978, et notamment le droit à l'oubli.

3. Permettre la réparation du préjudice sur le fondement de l'article 1382 du code civil

Si l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen souligne que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme » , il précise également que tout citoyen doit également répondre des « abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi » .

La responsabilité de tout citoyen à répondre des préjudices qu'il occasionne par un abus de la liberté d'expression n'est pourtant pas établie en droit français, l'action civile en matière de presse étant sujette à de nombreuses contraintes.

En effet, la Cour de cassation a progressivement appliqué aux assignations en matière de presse devant le juge civil, l'ensemble des contraintes procédurales de la loi du 29 juillet 1881 89 ( * ) .

Dans une décision du 15 février 2013 de l'Assemblée plénière, la Cour de cassation a même appliqué à une assignation délivrée devant le juge civil l'exigence, posée par l'article 53 de la loi de 1881, selon laquelle à peine de nullité, une citation doit être adressée au préalable au ministère public, qualifier le fait incriminé et préciser le texte applicable.

Si l'application de l'article 53, y compris dans les procédures de référé civil n'est pas apparue manifestement déséquilibrée au Conseil constitutionnel 90 ( * ) , elle freine pourtant indéniablement le droit à la réparation d'un dommage.

Ce mouvement a de nouveau été amplifié par deux arrêts de l'assemblée plénière de la Cour de cassation du 12 juillet 2000 91 ( * ) selon laquelle « les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l'article 1382 du code civil », ce qui exclut toute autre réparation que celle associée à la condamnation pour une infraction de presse. Le champ possible de la réparation a une nouvelle fois été réduit par un arrêt de la première chambre civile du 27 septembre 2005 excluant également l'application de l'article 1382, même en l'absence d'infraction à la loi sur la presse susceptible de qualifier l'abus de la liberté d'expression en cause.

Cette « éradication totale de la responsabilité civile de droit commun dans le champ de la liberté d'expression 92 ( * ) » est très critiquée par la doctrine.

En premier lieu, cette conception restrictive de la sanction des abus de la liberté d'expression va à l'encontre de l'intention des rédacteurs de la loi du 29 juillet 1881, dont les principales contraintes procédurales ont été écrites pour les seules actions répressives. « L'action civile devant les tribunaux civils ne peut être évidemment régie que par les règles du code de procédure civile » écrivait Georges Barbier dans le code expliqué de la presse en 1911.

De plus, cette jurisprudence offre une immunité de facto aux auteurs de fautes manifestes et prive ainsi les victimes d'un droit naturel à réparation. Sans fondement légal, elle prive d'un accès au juge pour établir une responsabilité civile pour faute, au nom de la supériorité de la liberté d'expression sur les droits de la personnalité, dont le droit à la vie privée.

Cet état du droit comporte en outre un effet surprenant puisque les personnes attraites devant le juge civil préfèrent reconnaître l'existence d'un délit de presse (donc pénal), afin de bénéficier notamment de la prescription trimestrielle.

Afin d'assurer un plus juste équilibre entre la liberté d'expression et les droits de la personnalité, notamment le droit à la vie privé, il semble nécessaire de d'autonomiser la responsabilité civile pour tous les abus de la liberté d'expression.

Proposition n° 18 : Permettre une réparation des préjudices nés des abus de la liberté d'expression sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun (article 1382 du code civil) et exclure toute uniformisation des procédures d'assignation civiles sur les contraintes des dispositions répressives de la loi du 29 juillet 1881.


* 82 Le droit de réponse sur Internet est actuellement régi par les dispositions de la LCEN, et plus particulièrement par le décret d'application n° 2007-1527 du 24 octobre 2007 relatif au droit de réponse applicable aux services de communication au public en ligne et pris pour l'application du IV de l'article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique.

* 83 Une ordonnance du 25 juin 2009 du tribunal de grande instance de Paris a ordonné à l'éditeur d'un site web de prendre toute mesure propre à assurer que la consultation en ligne d'un article depuis son fonds d'archives « s'accompagne d'un texte joint qui devra être immédiatement accessible par un lien hypertexte, depuis la page consultée » au titre du droit de suite.

* 84 Cass. Crim. 3 novembre 2015, pourvoi n° 13-82645.

* 85 Rapport CE, p. 134-135.

* 86 URL signifie Uniform Resource Locator ; c'est une adresse, un identifiant permettant d'adresser les ressources d'Internet, principalement des « pages » ou des « sites web » de manière standardisée.

* 87 Par exemples, ordonnances du 8 décembre 2014 et du 10 juillet 2015 citées par Fabienne Siredey-Garnier, « Le droit à l'oubli et la loi du 29 juillet 1881 », Légipresse n°334, janvier 2016.

* 88 Rapport d'information n° 441 (2008-2009) de M. Yves Détraigne et Mme Anne-Marie Escoffier, « La vie privée à l'heure des mémoires numériques. Pour une confiance renforcée entre citoyens et société de l'information » .

Voir le lien : http://www.senat.fr/rap/r08-441/r08-441_mono.html

* 89 La Cour de cassation a d'abord appliqué au procès civil les dispositions relatives à la qualification des faits. Dès 1983, elle impose la prescription trimestrielle (article 65 de la loi de 1881) aux actions civiles fondées sur l'article 1382 du code civil. Elle a ensuite appliqué l'article 55 de la loi 1881, à savoir l'exceptio veritatis en matière de diffamation devant le juge civil. Dans un arrêt du 19 février 1997, elle impose toutes les règles procédurales issues de la loi du 29 juillet 1881 au procès civil de presse.

* 90 Décision n° 2013-311 QPC du 17 mai 2013.

* 91 Cour de cassation, assemblée plénière, 12 juillet 2000, n° 98-10.160 et n° 98-11.155.

* 92 Selon l'expression de Christophe Bigot, cité par Geneviève Viney « La sanction des abus de la liberté d'expression », Recueil Dalloz, 2014, p. 787.

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