C. INTENSIFIER LA LUTTE CONTRE LES PASSEURS

Le renforcement de la lutte contre les passeurs est une priorité . Les mafias internationales, dont les modes opératoires se sont sophistiqués, jouent en effet un rôle de premier plan dans la structuration des flux de migrants qui s'acheminent vers l'Europe, flux qu'ils contribuent à alimenter en diffusant offres commerciales et fausses informations. L'enjeu financier est, rappelons-le, très important pour ces trafiquants (le chiffre d'affaire lié aux passages en mer Egée depuis la côte turque en 2015 serait de l'ordre de 1 milliard d'euros).

La lutte contre ces réseaux suppose d'actionner simultanément de multiples leviers . Vos rapporteurs souhaitent mettre tout particulièrement l'accent sur la nécessité de :

1. Renforcer la coopération policière et judiciaire

Il importe, tout d'abord, de renforcer la coopération internationale, en privilégiant la mise en commun compétences et de ressources et le partage de l'information, tant entre Etats membres qu'avec les pays d'origine et de transit.

a) Entre les Etats membres

Si la coopération bilatérale reste variable et tributaire de la bonne volonté des partenaires, il faut souligner les progrès récents de la coopération multilatérale , grâce au renforcement de l'implication d'Europol et d'Eurojust .

Europol, dont la lutte contre le trafic de migrants est devenue l'une des priorités, apporte sa contribution aux enquêtes internationales, en fournissant assistance technique, analyse et renseignements criminels et en jouant un rôle de coordination. Depuis quelques mois, l'agence évolue vers une collecte plus active de l'information sur les filières, y compris par l'envoi d'équipes sur le terrain.

En décembre 2015 , un accord a été signé entre Europol et Frontex en vue d'améliorer l'échange d'informations sur le trafic des migrants. En effet jusqu'alors, les informations recueillies par FRONTEX lors de ses entretiens avec les migrants étaient insuffisamment partagées, notamment du fait des contraintes liées à la protection des données.

En février 2016, a par ailleurs été mis en place au sein d'Europol un Centre européen chargé de lutter contre le trafic des migrants ( European Migrant Smuggling Centre ou EMSC ), qui doit faciliter l'échange d'informations et améliorer la coordination opérationnelle entre les Etats membres, et au moyen duquel Europol entend aider ces derniers à identifier et à démanteler les réseaux.

L'agence a procédé dans ce cadre à l'envoi d'officiers de liaison dans les hotspots ainsi qu'à Ankara.

Il importe désormais que cette démarche « pro-active » d'Europol débouche sur une connaissance opérationnelle des réseaux de passeurs, utilisable non seulement au sein de l'UE, mais également dans le dialogue avec les pays tiers concernés . Disposer d'outils opérationnels tels qu'une liste nominative des trafiquants et une cartographie détaillée des réseaux peut permettre en effet d'exercer une pression efficace et d'amener à la coopération des partenaires aussi incontournables que la Turquie .

Quant à Eurojust , qui permet la conduite d'enquêtes conjointes et la mise en commun de moyens, son action dans ce domaine a été renforcée à travers la mise en place d'un groupe thématique sur le trafic des migrants.

Il importe que les Etats membres de l'UE continuent de renforcer leur coopération policière et judiciaire , en collaborant avec Europol et Eurojust et en partageant mieux l'information.

Ils doivent également procéder rapidement au déploiement du réseau de points de contact opérationnels uniques 57 ( * ) sur le trafic de migrants dont le principe a été validé par le Conseil européen. Il s'agit, pour chaque Etat membre, de désigner un correspondant unique pour faciliter la coopération et le dialogue entre Etats membres à ce sujet.

b) Avec les pays d'origine et de transit

Ce sujet de la lutte contre les trafiquants doit aussi être davantage évoqué avec les pays d'origine et de transit (cf infra).

S'agissant de la Turquie et des Balkans occidentaux, cet objectif est pris en compte, puisqu'il est prévu d'intensifier avec eux les échanges d'information ainsi que les enquêtes parallèles ou conjointes.

Il figure aussi en bonne place dans le cadre du processus de La Valette et des pactes migratoires que l'UE envisage de conclure avec les pays tiers.

Il importe, en tous cas, d'utiliser tous les leviers existants, tels que les officiers de liaison migration et les attachés de sécurité intérieure des ambassades, qui peuvent apporter formation et assistance technique aux policiers des pays tiers pour les inciter à judiciariser le traitement des procédures.

2. Exercer une surveillance accrue des flux financiers et agir sur les modes opératoires des passeurs

Des efforts doivent être fournis en vue d'améliorer significativement l'identification et l'incrimination des flux financiers illicites liés au trafic de migrants , ainsi que le recommandait le Groupe d'action financière internationale (GAFI) dans un rapport publié en 2011 58 ( * ) . En effet, comme le souligne Europol, moins de 10 % des investigations conduites en 2015 en matière de trafic de migrants ont permis d'établir des transactions suspectes ou des activités de blanchiment.

Pour progresser dans cette direction, il conviendrait notamment de contrôler davantage les remises de fonds alternatifs et les virements électroniques, d'incriminer l'auto blanchiment (qui est le blanchiment de ses propres fonds) ou encore d'obliger les personnes reconnues coupables de trafic de migrants à prouver l'origine de biens susceptibles de confiscation... 59 ( * ) .

L'utilisation d'internet et des réseaux sociaux par les passeurs doit aussi faire l'objet d'une surveillance accrue car ils sont pour eux le moyen privilégié de promouvoir leurs offres et de diffuser de fausses informations aux migrants.

Compte tenu du nombre important de documents d'identité frauduleux (faux ou volés) en circulation , il est urgent de développer des capacités d'identification de ces documents, en formant et en affectant à cette mission des personnels compétents . Cela doit aussi inciter à supprimer rapidement les documents d'identité non biométriques.

Enfin, il est nécessaire d'entreprendre des actions de sensibilisation auprès des opérateurs du secteur privé susceptibles de se trouver en contact avec les trafiquants, qu'il s'agisse de fournisseurs (d'embarcations, de gilets de sauvetage...) ou d'entreprises de transport (routier ou maritime).

3. Renforcer la coordination entre les différents acteurs intervenant dans la surveillance des flux irréguliers en Méditerranée

De nombreux acteurs détiennent des informations et participent directement ou indirectement à la surveillance des flux et de l'activité des passeurs. Il est donc essentiel d'encourager les échanges et le partage d'informations entre ceux-ci.

Le Forum Shade MED qui rassemble depuis peu Frontex, l'opération Sophia, la Marine Italienne ainsi que les représentants des armateurs, va dans le bon sens.

Une autre avancée positive est l'annonce que l'OTAN, déjà présente en mer Egée, pourrait prêter assistance à l'opération Sophia en Méditerranée centrale et notamment la faire bénéficier de ses capacités en matière de renseignement .

4. Promouvoir la ratification et la mise en oeuvre de la Convention de Palerme

Au niveau international , l'instrument pertinent en matière de lutte contre le trafic de migrants est la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée 60 ( * ) , dite Convention de Palerme , et plus particulièrement son Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air 61 ( * ) . Cette convention comporte deux autres protocoles additionnels : le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants ; le Protocole contre la fabrication et le trafic illicites d'armes à feu, de leurs pièces, éléments et munitions.

La mise en oeuvre de cet instrument, qui établit le cadre universel d'une coopération policière et judiciaire internationale visant à la prévention et la répression des phénomènes de criminalité organisée, incombe à l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime . La mission de l' ONUDC est d'aider les Etats à adapter leur législation interne et à prendre les mesures nécessaires pour lutter contre le trafic de migrants.

Selon les avis recueillis par vos rapporteurs, il s'agit d'un bon instrument , prévoyant à la fois des mesures préventives (obligations de coopération entre Etats notamment) et des mesures répressives (incrimination du trafic de migrants, dispositions prévoyant l'interception des navires se livrant à ce trafic, obligation pour les Etats d'origine de reprendre leurs ressortissants, entraide judiciaire internationale pour la poursuite des trafiquants).

Ses limites tiennent à la fois à son insuffisante ratification par les Etats d'origine et de transit des migrants (seuls 142 Etats l'ont ratifiée, parmi lesquels ne figurent pas un certain nombre de pays d'Afrique et d'Asie, comme l'Erythrée, le Maroc, la Somalie, le Soudan et le Soudan du Sud, l'Afghanistan, le Pakistan) et à une application insuffisante par les Etats qui l'ayant ratifié , faute d'une législation interne adaptée ou de capacités suffisantes.

Enfin, il manque un instrument de suivi permettant d'en contrôler la mise en oeuvre , la création d'un tel mécanisme ayant été écartée faute d'accord.

Il convient de continuer à promouvoir la ratification et l'application de cette convention internationale et de ses Protocoles additionnels, par les pays d'origine et de transit des migrants et la doter d'un mécanisme de suivi et de contrôle .


* 57 Prévu par le plan d'action de l'UE contre le trafic de migrants (2015-2020) du 27 mai 2015 et dont le Conseil européen a demandé l'instauration dans ses conclusions du 9 novembre 2015.

* 58 Money Laundering Risks Arising from Trafficking in Human Beings and Smuggling of Migrants July 2011.

* 59 Le crime organisé et les migrants, rapport de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, M.  Irakli Chikovabi, 8 janvier 2016.

* 60 Adoptée par la résolution 55/25 de l'Assemblée générale le 15 novembre 2000 et entrée en vigueur le 29 septembre 2003.

* 61 Adopté par la résolution 55/25 de l'Assemblée générale et entré en vigueur le 28 janvier 2004.

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