II. RÉUNION DU MERCREDI 21 SEPTEMBRE 2016 : DÉBAT D'ORIENTATION : ÉCHANGE DE VUES SUR LE RAPPORT

- Présidence de M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président -

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Mes chers collègues, nous en sommes parvenus à un moment important de nos travaux, puisque nous débattons aujourd'hui des orientations à donner au rapport de la mission. Même si nous n'avons pas encore achevé notre cycle d'auditions, Monsieur le rapporteur et moi-même allons réaliser un état des lieux des travaux auxquels vous avez tous peu ou prou participé. L'objectif que nous cherchons à atteindre est de faire avancer la question du revenu de base et de dégager un avis consensuel du Sénat sur le sujet.

Après la constitution de notre mission le 31 mai dernier, nous avons entamé nos auditions le 9 juin et conduit à ce jour huit demi-journées d'auditions, totalisant quatorze auditions individuelles et deux tables rondes regroupant au total neuf organisations ou associations, dont l'ensemble des organisations syndicales et les associations de lutte contre l'exclusion.

Ces travaux seront complétés aujourd'hui et demain, ainsi que le mercredi 28 septembre prochain, par neuf nouvelles auditions et une table ronde.

Par ailleurs, une délégation de la mission comportant, outre le rapporteur et moi-même, nos collègues Chantal Deseyne et Jean Desessard, s'est rendue du 11 au 13 septembre à Helsinki, afin de s'informer sur la réflexion que mènent actuellement les pouvoirs publics et les universitaires finlandais sur la question, ainsi que sur le projet d'expérimentation qui devrait être soumis au Parlement finlandais dans les prochaines semaines.

Enfin, une délégation se rendra à La Haye et à Utrecht, aux Pays-Bas, les 29 et 30 septembre prochains. Elle sera composée du rapporteur et de moi-même, ainsi que de nos collègues Dominique de Legge et Christine Prunaud. Elle aura pour mission d'examiner le cheminement de la question aux Pays-Bas : un rapport sur le sujet est examiné cette semaine par la commission des affaires sociales de la Seconde chambre du Parlement néerlandais, alors que certaines municipalités entendent expérimenter le revenu de base au niveau local.

Nous aurons ainsi eu globalement deux mois et demi utiles pour mener nos travaux. Compte tenu des implications nombreuses d'un tel sujet, il aurait certainement été souhaitable de prolonger nos travaux sur certains aspects. Malheureusement, nous sommes contraints par les règles de la session : une mission d'information créée dans le cadre du « droit de tirage » reconnu à chaque groupe politique, en l'occurrence le groupe socialiste et républicain, doit nécessairement s'achever au début de la session suivante. Il en va ainsi même lorsqu'une mission est lancée tardivement au cours de la session, ce qui est le cas de la nôtre.

Nous devons donc mettre fin à nos travaux dans les toutes prochaines semaines et nous nous retrouverons le jeudi 13 octobre prochain, en début d'après-midi, pour examiner les conclusions de notre mission, c'est-à-dire le rapport établi par le rapporteur et ses éventuelles préconisations.

Avant de laisser la parole à Daniel Percheron pour qu'il évoque le plan du rapport, je me permettrai de préciser quelques points.

L'ensemble de nos travaux nous aura permis de mieux cerner un concept qui recouvre des modalités et des philosophies très variées, sinon parfois radicalement contraires. Il semble en effet que le succès actuel du concept de revenu de base ou de revenu universel tient d'abord et avant tout à sa plasticité.

Pour autant, pour la majorité de ceux qui ont participé aux travaux de la mission, il faut reconnaître que ces travaux ont certainement contribué à faire tomber certaines certitudes - d'un côté comme de l'autre - et à soulever de nombreuses questions philosophiques, économiques, sociologiques et surtout financières.

Dans ces conditions et face à cet objet protéiforme, dont tant de personnes se revendiquent aujourd'hui, peut-on conclure véritablement ?

Monsieur le rapporteur et moi-même avons beaucoup échangé sur le sujet. À quelques semaines de l'échéance, il nous semble possible de vous présenter les orientations que nous pensons devoir dégager de nos travaux.

Je laisse donc le rapporteur vous les présenter, mais je tiens d'ores et déjà à préciser que ces orientations ont été élaborées de concert et qu'elles recueillent donc mon complet assentiment.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Le revenu de base est une grande idée. Or, comme en convenait lui-même Albert Einstein, « une idée, vous savez, c'est rare ! ».

À l'époque de la Révolution française, Saint-Just l'énonçait de manière très lapidaire : « Les malheureux sont les puissances de la terre, ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent ». Nous ne vivions pas alors à l'époque de BFM. Les élus étaient pétris d'histoire grecque et romaine et avaient le sentiment de changer le monde.

Aujourd'hui, l'idée d'un revenu universel progresse un peu partout. Dans les pays développés, notamment, le revenu de base pourrait constituer l'une des solutions au problème de la pauvreté, puisque la richesse des nations développées n'exclut pas l'existence de zones de pauvreté, ainsi qu'aux problèmes nés des effets néfastes de ce que l'on appelle, de façon sûrement imparfaite, la « révolution numérique » et l'« ubérisation » de l'économie, c'est-à-dire une société dans laquelle le chômage structurel pourrait laisser des millions de personnes au bord du chemin dans les décennies à venir.

Le revenu de base est parfois appelé revenu universel inconditionnel. Pour sa part, la Banque centrale européenne parle d' Helicopter money ou d'« hélicoptère monétaire » à propos des États européens endettés. Il s'agit en fait de distribuer une certaine somme d'argent à une population, 500 ou 600 euros par mois selon les cas, afin que chacun soit en mesure de vivre. Après l'avoir envisagée, le peuple suisse a rejeté la mise en place d'un revenu universel de 2 300 euros par mois environ. L'Alaska distribue, quant à lui, 100 euros par mois à ses citoyens, même s'il est vrai que cet État dispose d'une rente pétrolière. Notre propre Constitution évoque de tels moyens de subsistance, et l'on peut considérer d'une certaine façon que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'est absolument pas indifférente à la prise en compte de cette idée.

Devant cette grande idée, le président et moi-même avons l'humilité de penser que nous n'allons pas tout résoudre en quelques mois et en quelques auditions, aussi passionnantes soient-elles. Nous avançons donc à pas mesurés.

Sur notre chemin, par bonheur, nous avons pu étudier le modèle scandinave et, plus particulièrement, la Finlande. Nous nous sommes en effet rendus dans ce pays de 5 millions d'habitants, qui compte 1,5 million de syndiqués, et dont le produit intérieur brut par habitant, le PIB, s'élève à 38 000 euros, contre 30 000 euros en France. Nous y avons appris beaucoup de choses, car il s'agit d'un modèle où la protection sociale, la compétitivité économique et le consensus ont fait leur preuve.

Le gouvernement de coalition élu là-bas a lancé l'idée d'un revenu universel, alors que les partis qui le composent ne sont pas ceux qui sont à l'origine du compromis social, à savoir le parti socialiste et les partis traditionnels de la droite finlandaise. Ces partis ne sont donc pas les fondateurs historiques de l'État social à la scandinave.

Ces partis de gouvernement ont décidé de conduire une expérimentation sur le revenu universel, ce qui nous pousse nous, modestes artisans et humbles sénateurs, à considérer que l'expérimentation est la voie à suivre en France, pays aussi divers et incertain qu'agile quand il est question de ses territoires.

L'expérimentation finlandaise devrait porter sur un échantillon de 2 000 personnes. Nous avons pu rencontrer l'ensemble de ceux qui acceptent ou qui nuancent l'intérêt de cette expérience. Si le patronat finlandais, par exemple, approuve l'expérimentation, il estime aussi que l'échantillon devrait être dix fois plus large que celui qui a été retenu pour que les résultats soient concluants. Les syndicats finlandais, quant à eux, s'y opposent.

De la même façon, les organisations syndicales françaises refusent l'idée d'un revenu universel. Elles l'ont affirmé avec une force unanime ici, au Sénat : pour elles, la valeur travail et le salariat sont au fondement de la dignité humaine et de l'épanouissement individuel et structurent la société de manière irremplaçable. Les grandes associations luttant contre l'exclusion, le Secours catholique en tête, considèrent également que ce revenu de base ne constitue pas la bonne formule et qu'il serait préférable de les laisser continuer à accompagner les personnes en difficulté. Derrière ces interventions, on perçoit bien l'espoir d'un retour aux Trente Glorieuses et l'idée que le plein emploi en France et en Europe est possible. On raisonne comme en Californie, cet État où le plein emploi est à portée de main, mais où il reste d'importantes zones de pauvreté en raison notamment de la hausse des prix de l'immobilier. La Californie devrait elle aussi s'interroger sur son modèle, aussi séduisant soit-il.

Pour nous, l'expérimentation finlandaise a représenté une précieuse feuille de route. Cela étant, nous souhaitons poursuivre l'échange sur le sujet et nous sommes ouverts au débat. À l'heure actuelle, nous estimons que l'expérimentation devrait être au coeur de la traçabilité sociale et relever de la responsabilité des départements. Nous n'excluons toutefois pas de laisser la possibilité aux départements de négocier le champ de leurs interventions avec les régions et les différentes intercommunalités, comme la loi les y autorise parfois dans le cadre de la décentralisation. Nous souhaiterions en tout cas retenir des territoires et des échantillons représentatifs. C'est vers cela que nous nous orientons.

Nous avons également auditionné M. Louis Gallois : cet homme symbolise la synthèse entre l'État ou la régulation à la française, et la compétitivité des entreprises au travers de l'exemple d'Airbus. À côté de ses responsabilités, il s'est depuis toujours engagé dans des actions de solidarité. Le dispositif « Territoires zéro chômeur de longue durée » qu'il pilote aujourd'hui nous a particulièrement impressionnés. Son postulat de départ repose sur l'idée qu'il existe du travail pour tous et que tout le monde est employable. Au travers de l'expérience menée par M. Gallois, nous disposons d'un schéma qui connaît le succès, puisque plus de soixante territoires sont candidats à l'expérimentation.

En Finlande, compte tenu du modèle social et de la force des syndicats, l'expérimentation devrait uniquement porter sur les travailleurs très éloignés de l'emploi, les chômeurs de longue durée.

De notre côté, nous avons examiné les différentes initiatives qui ont été prises, lu le rapport Sirugue et étudié le dispositif « Garantie Jeunes ». Nous tenons par ailleurs compte de ce qui se dit sur toutes les travées de notre assemblée.

Aujourd'hui, les jeunes de 18 à 25 ans ne profitent pas des 34 % du PIB consacrés à la protection sociale. Nous n'excluons donc pas de les intégrer à l'expérimentation à venir. En effet, la question obsédante autour de ce que devrait être le revenu de base - complément ou substitut ? - ne les concerne pas. Ils constituent donc un terrain « vierge » sur lequel il est possible de conduire une expérience. C'est d'autant plus intéressant que la part du PIB attribuée aux seniors en France a augmenté de 22 % en quinze ans, quand la part consacrée aux jeunes de 18 à 25 ans a diminué de 1,7 %. Cela signifie que cette société qui vieillit a en quelque sorte laissé sa jeunesse de côté, quels que soient les efforts, les avancées ou encore les grands chantiers privilégiés, comme celui de l'Éducation nationale.

Le Président de la République s'est lui-même rendu au contact des jeunes à Arras dans le Pas-de-Calais, département en partie martyrisé en raison de la désindustrialisation. Il est très sensible à la démarche finlandaise en faveur des chômeurs éloignés de l'emploi et de ces individus qui, parfois âgés d'une cinquantaine d'années, ont besoin d'être accompagnés, car ils n'ont plus droit aux prestations sociales.

Bien entendu, si nous choisissons de conduire une expérimentation, nous devrons répondre préalablement à un certain nombre de questions : faut-il que le dispositif cible des catégories d'individus de manière exclusive et fermée ? Doit-on prévoir une expérimentation « à la carte », qui profiterait aux jeunes sur tel ou tel territoire et aux salariés sur tel ou tel autre ? Une expérimentation qui bénéficierait tantôt à tous les jeunes, tantôt à tout le monde ? Nous avons à étudier ces questions avant que l'exécutif ne s'en empare.

Il nous faut également proposer une synthèse autour du refus de la pauvreté. Cette approche existe depuis des millénaires, plus récemment depuis saint Vincent de Paul, et s'est prolongée jusqu'au mouvement ouvrier. Dans un pays comme la France, alors que nous nous interrogeons sur les métiers du futur et la révolution numérique, nous devrions être en mesure de faire partager l'idée selon laquelle il faut parvenir à faire baisser le seuil de pauvreté de 14 % à 8 % ou 9 %.

Je fais confiance aux élus, et aux sénateurs en particulier, pour bien cerner les contours de l'expérimentation : je suis en effet persuadé que celle-ci peut fonctionner. Ensuite, nous examinerons les chiffres : le coût total du revenu de base atteindra-t-il 2 %, 7 %, voire 14 % du PIB, comme le croit la fondation Jean Jaurès ? Dans un pays endetté comme le nôtre, qui emprunte 200 milliards d'euros par an, il nous faut être très prudents et responsables avant de parler de généralisation du revenu de base.

Il est en outre nécessaire de prévoir une contrepartie à l'expérimentation. Si nous annonçons à tous les jeunes qu'ils ont le droit de percevoir 560 euros, il faudra envisager un encadrement du dispositif. À défaut, nous courons le risque de voir invoquer au moindre fait divers l'irresponsabilité d'élites qui n'auraient rien compris au monde moderne et qui seraient incapables de s'adapter à son mouvement.

En conclusion, monsieur le président, je tiens à vous remercier de votre patience et de la disponibilité dont vous avez fait preuve. Vous nous avez menés sur des chemins qui nous semblaient a priori escarpés et sur lesquels nous n'avons jusqu'à présent jamais vraiment trébuché !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Mes chers collègues, vous aurez noté le talent et le lyrisme avec lesquels le rapporteur a abordé un sujet pourtant quelque peu austère. Je ne doutais pas de sa capacité à nous emmener sur les hauteurs, puisqu'il voit le problème du point de vue de Sirius...

Nous avons cherché ensemble à clarifier le débat. Si nous parvenions déjà à expliciter la distinction entre revenu de base, revenu d'existence et allocation universelle, nous aurions déjà réalisé du bon travail.

Il faudra également transposer le revenu de base au contexte français, mission que le rapporteur vient de définir à sa façon. Comment peut-on avancer dans cette direction ? Comment conduire l'expérimentation ? Que pouvons-nous faire ? Est-ce, selon vous, mes chers collègues, un schéma plausible ? C'est désormais à vous de nous dire ce que vous pensez de tout cela, étant entendu que nous souhaitons poursuivre nos travaux de la manière la plus consensuelle possible, ce qui ne vous empêchera pas de manifester d'éventuelles réserves, le 13 octobre prochain, lors de l'examen du rapport final. Essayons dans la mesure du possible d'avancer de concert d'ici là.

M. Yves Rome . - J'ai pris bonne note des explications que monsieur le rapporteur vient de nous livrer en embrassant des siècles d'histoire sur le sujet. Je partage sensiblement le même avis, en particulier sur les efforts de clarification qu'il est indispensable de faire sur la notion de revenu de base. De mon point de vue, ce concept reste malgré tout encore à préciser, tant les modalités de sa mise en oeuvre varient d'un pays à l'autre.

J'estime par ailleurs que le modèle français doit prévaloir dans l'approche à retenir. J'ai enfin bien noté votre souhait de mettre en oeuvre une expérimentation. J'attends cependant une précision de votre part à ce sujet. Si j'ai bien compris, l'expérimentation devrait relever prioritairement de l'échelon qui s'occupe du champ social, à savoir le département...

M. Daniel Percheron , rapporteur . - En effet ! Pour éviter tout reproche et toute caricature, il faut se garder de créer de nouvelles structures et prendre le département comme référence. C'est la collectivité vers laquelle j'irais d'instinct, ce qui n'empêche pas celle-ci de déléguer une partie de ses attributions à une communauté d'agglomération, par exemple.

M. Yves Rome . - Ce choix me semble cohérent, dans la mesure où l'action sociale fait partie des missions essentielles du département. Pour ma part, j'ai déjà participé à une expérimentation en tant que président de conseil général : il s'agissait alors de la mise en oeuvre du revenu de solidarité active, le RSA, par M. Martin Hirsch. Cette expérimentation s'est révélée plutôt fructueuse, et je regrette que ce sujet n'ait pas pu prospérer. De mon point de vue, il s'agissait en effet d'une première réflexion et d'une approche qui annonçait la démarche que nous tentons de mener.

À l'époque du RSA, nous avions décidé de ne retenir qu'une partie du territoire départemental pour conduire l'expérimentation et n'avions choisi que certaines zones. À mon sens, il faudrait laisser le département libre de déterminer les différents partenariats qu'il entend conclure avec d'autres collectivités territoriales et de fixer les lieux de l'expérimentation en fonction des données territoriales qui lui sont propres. C'est en effet le contexte local qui doit prévaloir.

C'est ainsi que l'on pourrait envisager dans certains cas de conduire des expérimentations en direction des jeunes et, dans d'autres, de prévoir un dispositif plus large. J'ai d'ailleurs cru comprendre, monsieur le rapporteur, que vous préconisiez une expérimentation « à la carte », avec un revenu qui n'aurait pas nécessairement une vocation universelle et qui pourrait profiter en priorité à tel ou tel public ou à tel ou tel territoire.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Oui, c'est à envisager !

M. Yves Rome . - J'en viens à ma question : quelles incitations le rapport entend-il préconiser pour que les départements s'engagent dans cette démarche ? Je n'ai rien entendu sur le sujet. Pourtant, je connais bien la maïeutique qui prévaut dans les départements : ceux-ci rencontrent aujourd'hui des difficultés pour faire face à leurs propres engagements en raison de l'absence de compensation financière des transferts de compétences opérés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Selon nous, c'est à l'État de prendre en charge le dispositif, même s'il n'a pas d'argent...

M. Daniel Percheron , rapporteur . - C'est comme cela en Finlande : l'État s'engage à verser de 3 à 7 millions d'euros par an.

M. Yves Rome . - À entendre le discours qui prévaut au sein de l'Assemblée des départements de France, l'ADF, en particulier sur la non-compensation des transferts opérés par l'État en matière de prestations sociales, je vous assure que ce point est déterminant. En l'absence d'incitation claire et d'engagement de l'État sur cette question, la mise en oeuvre d'un revenu de base me paraît très compliquée.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je précise qu'il existe un Fonds d'expérimentation pour la jeunesse dont les crédits pourraient être employés à cet effet.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Je rappelle que les syndicats et les associations caritatives nous ont alertés sur la question du non-recours au RSA. Notre expérimentation sur le revenu de base devra donc viser à mettre fin à cette injustice. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons besoin du financement de l'État.

M. Jean-Baptiste Lemoyne . - Je vous remercie de nous avoir conduits sur des chemins bien souvent synonymes de nourritures intellectuelles.

Au regard du travail accompli, nous sommes en mesure d'établir un rapport qui fera date. Je m'explique : dans le débat actuel, le rapport du Conseil national du numérique fait office de pierre angulaire au même titre que les travaux conduits par M. Marc de Basquiat et un certain nombre d'autres économistes. Or le rapport de notre mission présente un double intérêt, celui de proposer un certain nombre d'éléments de synthèse par rapport aux différentes philosophies et concepts de revenu, et celui de formuler des préconisations concrètes pour nous situer dans l'action.

Je partage votre analyse, monsieur le président : c'est la plasticité du concept qui le rend populaire. Notre attachement à l'idée de revenu de base a des origines diverses. En ce qui me concerne, je suis venu à cette idée par l'intermédiaire du personnalisme et des travaux d'Emmanuel Mounier, mais j'imagine que d'autres ici s'y sont ralliés en suivant d'autres canaux. Dès lors que nous aurons levé ces ambiguïtés et fixé le curseur du dispositif, nous verrons que l'idée sera moins consensuelle.

En tous les cas, l'idée infuse dans la sphère politique. J'ai toutefois été frappé par le refus que les organisations syndicales et les associations caritatives ont opposé à l'idée de revenu universel. Ils ont vraiment gardé le pied sur le frein !

Personnellement, je suis totalement favorable à une expérimentation. Je trouve à cet égard que nous n'en conduisons pas suffisamment en France. En revanche, j'éprouve une certaine réticence à choisir les jeunes comme cible. Je crains en effet que le dispositif soit brocardé à cause de cela et que cette orientation suscite des réactions défavorables. On le sait bien, le risque, c'est que certains parlent de salaire ou de revenu jeune.

C'est la raison pour laquelle je suis assez attaché à l'universalité du revenu de base. Cela étant, prévoir une expérimentation à géométrie variable, comme vous l'envisagez, permettrait peut-être d'étudier les effets induits par le dispositif sur le comportement de ses bénéficiaires.

Mme Annie David . - J'en suis vraiment désolée, mais ma première remarque concerne le calendrier de la mission : le 13 octobre prochain, il est prévu que j'assiste au congrès des élus de montagne à Saint-Dié-des-Vosges. Il ne me sera donc pas possible d'assister à la réunion d'examen du rapport de la mission.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous comprenons parfaitement la situation, madame David. Je tiens au passage à préciser que le Sénat siège le 13 octobre et que c'est pour cette raison que nous avons retenu cette date.

Mme Annie David . - S'agissant du revenu de base, je ferai une remarque liminaire : un revenu ne peut être distribué que s'il existe ! Or, aujourd'hui, comme vous l'indiquiez, 14 % de la population française vivent sous le seuil de pauvreté. Si les moyens de lutter contre cette pauvreté existent, pourquoi ne pas les avoir utilisés jusqu'à présent ?

Ensuite, je partage les interrogations relatives à l'expérimentation. Il est tout à fait envisageable de mettre en place un tel dispositif, même si nous avons déjà adopté une proposition de loi d'expérimentation visant à faire disparaître le chômage de longue durée. Au passage, le fait que cette proposition de loi était appelée de leurs voeux par les associations caritatives à l'époque, alors que ces mêmes associations s'opposent aujourd'hui à la mise en oeuvre d'un revenu de base devrait nous questionner !

J'entends parler d'une expérimentation « à la carte » : les départements pourraient cibler les personnes qui ont le plus besoin de ce revenu de base. Très bien, mais sous quelle forme ce revenu serait-il versé ? C'est ce qui importe en définitive. Cette expérimentation a besoin d'un cadre, car différentes solutions existent : Veut-on substituer ce revenu aux diverses allocations actuelles qui vont du RSA à l'allocation logement, ou s'agit-il au contraire d'un revenu complémentaire ? Beaucoup d'interrogations subsistent : vous affirmez que c'est à l'État de financer l'expérimentation, mais sur quelles enveloppes budgétaires prélèvera-t-on les crédits ? Vous le savez, le groupe CRC a des propositions à formuler à ce sujet. J'entends déjà dire que le Gouvernement a prévu de réaliser 3,7 milliards d'euros d'économies supplémentaires dans le cadre du prochain projet de loi de financement de la sécurité sociale. C'est effrayant !

Lutter contre la pauvreté constitue un objectif qui peut évidemment tous nous rassembler. Vous évoquiez tout à l'heure le non-recours au RSA. Pourquoi ne pas inciter à un meilleur recours au RSA, plutôt que d'inventer un nouveau revenu dont le financement reste à définir et dont les bénéficiaires ne sont pas encore connus ?

Je comprends en partie le refus opposé par les organisations syndicales au sujet du revenu de base. Ces organisations doivent s'appuyer sur la valeur travail, ce que je comprends, parce que notre société est aujourd'hui fondée sur le salariat. C'est donc à un véritable changement de société que l'on doit réfléchir lorsque l'on envisage la mise en oeuvre du revenu de base. En définitive, cela fait beaucoup de questionnements.

Je m'interroge enfin sur l'une des propositions figurant dans le projet de rapport et qui concerne les économies auxquelles pourrait conduire la mise en place du revenu universel. Cela m'interpelle : l'instauration du revenu de base est-elle destinée à faire des économies ou à véritablement lutter contre la pauvreté et à permettre aux individus de percevoir des revenus dignes ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe . - Dans le projet de rapport, nous envisageons d'éventuelles économies de gestion, et absolument pas des économies sur le plan général. Je tiens à vous rassurer sur ce point, madame David.

M. Michel Amiel . - Compte tenu de l'ampleur de la réforme, j'imagine mal que l'on puisse envisager autre chose qu'une expérimentation. Cela me semble difficilement contestable. En revanche, que compte-t-on expérimenter au juste ? C'est là la véritable question : le revenu de base se veut-il un substitut ou un complément aux allocations actuelles ? Si l'on cherche à créer une allocation complémentaire en ciblant uniquement les jeunes, nous sommes hors sujet. S'il s'agit en revanche d'étudier la mise en place d'un revenu de base au caractère universel et sans contrepartie, ce sur quoi les économistes, les sociologues et le monde politique ont réfléchi, nous sommes tous d'accord sur la définition du revenu de base.

Pour ma part, je considère que l'expérimentation devrait porter sur un véritable revenu de base, c'est-à-dire un revenu qui se substituerait probablement aux dispositifs en vigueur et non un complément aux allocations existantes. Cette option simplifierait peut-être la question du financement de la réforme.

Se pose également la question de l'évaluation du dispositif. On rencontre de nombreuses difficultés pour évaluer correctement les politiques sociales. Tout d'abord, c'est un domaine d'intervention qui est par définition extrêmement flou. Ensuite, il est important de choisir une durée d'évaluation : au bout de combien de temps peut-on juger de l'efficacité d'un dispositif de ce type ? À mon sens, il faut compter au moins trois ans. Enfin, à partir de quels critères doit-on évaluer l'expérimentation ? Selon moi, il faudrait d'ores et déjà mettre en place des grilles d'évaluation.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Très juste !

M. Michel Amiel . - À défaut d'une évaluation correcte, l'expérimentation fera un « flop » et chacun renouera avec les positions dogmatiques qui lui sont propres, qu'elles soient libérales ou dirigistes.

Ensuite se pose la question du financement. Je ne rejoins pas tout à fait les positions politiques et économiques de Mme David ; il n'en demeure pas moins qu'il s'agit là du sujet essentiel. Si l'on retenait l'idée d'un guichet unique, on pourrait concevoir une expérimentation à budget presque constant. Le financement reviendrait en effet à la somme des allocations existantes, à condition que le montant du revenu de base atteigne un niveau à peu près convenable. Selon les écoles, le coût total du revenu de base fluctuerait entre 15 % et 25 % du PIB par habitant. Cela équivaudrait à un revenu de base représentant entre 465 euros, ce qui correspond au montant du RSA socle actuel, et 1 000 euros dans les cas les plus optimistes. Dans ce cas, on dépasserait même la somme des allocations existantes.

Le revenu de base me semble par ailleurs préférable aux dispositifs de type RSA, car il pourrait contribuer à une simplification du système. Le RSA est une idée intéressante, mais sa gestion est trop complexe.

Pour moi, et bien que j'aille à l'encontre des positions exprimées par les syndicats et les associations caritatives, la notion d'un revenu sans contrepartie est au fondement même du concept de revenu de base. Il faut admettre l'idée selon laquelle nous sommes passés d'un système social caritatif avec saint Vincent de Paul à une politique assurantielle en 1945, avec le Conseil national de la Résistance, et à une politique du dividende aujourd'hui. Cette notion de dividende est née de l'idée du partage des biens agricoles préconisée par Thomas Paine, puis a évolué à l'époque moderne.

C'est autour de cette notion qu'il faut réfléchir, faute de quoi on parlerait de tout autre chose. Ce que propose M. Manuel Valls, par exemple, n'a rien à voir avec le revenu de base, c'est un revenu ciblé sur les jeunes. Le risque que l'on court serait de nous retrouver hors sujet.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Soyons clairs, nous ne disposons pas encore de réponses très précises aux questions posées jusqu'à présent sur l'expérimentation en tant que telle. Nous en posons le principe, mais n'en avons pas encore bien défini le champ.

Nous devrons à l'évidence définir plus clairement l'objet du dispositif avant de le mettre en oeuvre et de l'évaluer. C'est ce que préconise par exemple l'Agence nouvelle des solidarités actives, l'ANSA, dans la contribution qu'elle vient de nous remettre. J'ai moi-même une formation scientifique et suis attaché à une telle méthode.

Le revenu de base doit-il être universel ? Faut-il cibler une population particulière ou une population dont une partie ne bénéficierait pas d'allocations actuellement ? Ce sont de vraies questions. En Finlande, nous avons entendu un certain nombre de critiques à ce sujet : certains considèrent qu'un revenu qui serait destiné aux jeunes constituerait une prime à l'oisiveté. La France, quant à elle, a déjà généralisé une Garantie jeunes, mais pour un public très précaire, puisque ce dispositif est destiné à 150 000 jeunes par génération. C'est donc tout autre chose qu'un revenu universel.

Mme Christine Prunaud . - Je suis complètement d'accord avec vous sur la question du financement.

Pour moi aussi, le revenu universel correspond à une grande idée humaniste et révolutionnaire. Cela étant, je me rends bien compte, pour travailler sur cette question avec le groupe CRC, qu'il s'agit d'une idée difficilement réalisable. Proposer une expérimentation me semble une bonne chose. Comme mes collègues, je m'interroge cependant sur le choix des bénéficiaires et sur les critères d'attribution à retenir.

Il me semble difficile d'envisager un revenu « à la carte ». Personnellement, je suis favorable à un revenu universel, c'est-à-dire un revenu supplémentaire par rapport aux dispositifs existants. C'est à mes yeux le dispositif le plus juste et le plus simple. Je n'ai pas d'idée sur le montant de ce revenu sans contrepartie, mais il faut veiller à ne pas créer de ressentiments chez les personnes qui touchent le SMIC.

J'estime que l'expérimentation doit plus particulièrement porter sur les jeunes de 18 à 25 ans, car c'est une catégorie de la population en détresse, y compris les jeunes qui bénéficient du RSA.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Il y en a peu !

Mme Christine Prunaud . - Enfin, puisque les syndicats ont mis en avant la valeur travail lors de nos auditions, il serait intéressant d'étudier cette question : il existe des métiers valorisants, enrichissants, mais aussi des emplois totalement dévalorisants, auxquels on se rend la boule au ventre. Selon moi, il faudrait introduire des nuances autour de la notion de travail et, sur ce point, je ne suis pas entièrement d'accord avec la position défendue par les syndicats.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Il est en effet ressorti de nos auditions que le salariat était la référence absolue des syndicats et que l'emploi équivalait pour eux au salariat, et ce alors même que le travail évolue et qu'il faut tenir compte de cette nouvelle réalité.

M. Yannick Vaugrenard . - Ce sujet est extrêmement complexe. Nos ambitions au moment de la sortie du rapport devront donc être tempérées par le réalisme. Trois mois de travail me semblent beaucoup trop courts. Si nous parvenions à poser les bonnes questions sans pour autant y apporter toutes les réponses, nous aurions déjà accompli une bonne partie du chemin.

Je voudrais aborder trois aspects importants du revenu de base.

Premièrement, nous observons avec horreur un non-recours aux dispositifs existants. M. Louis Gallois chiffre ce phénomène à 7 ou 8 milliards d'euros par an, M. Étienne Pinte, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, à 10 milliards d'euros. Par ailleurs, 50 % des personnes qui pourraient bénéficier du RSA ne le perçoivent pas pour des raisons qui tiennent à la complexité administrative que chacun connaît. Le chiffre atteignait même 70 % pour le RSA activité. C'est énorme ! Pour empêcher ce non-recours, il existe probablement beaucoup de propositions. Néanmoins, la solution pourrait consister à mettre en oeuvre le revenu de base.

Deuxièmement, nous vivons une révolution technologique sans précédent. Pour la plupart des économistes, quoi qu'il advienne, nous n'aurons pas un niveau d'emploi suffisant pour employer l'ensemble de la population active.

Troisièmement, sur un plan davantage philosophique, nous pourrions considérer que nous avons automatiquement une forme de responsabilité collective vis-à-vis de toute personne présente sur notre territoire et que, de ce fait, nous devons lui garantir un revenu minimum de subsistance.

C'est en tenant compte de ces trois aspects qu'il importe d'approfondir notre réflexion. Il faut retenir l'idée d'un revenu universel minimum pour lequel aucune contrepartie ne serait nécessairement prévue, notamment sous la forme d'un travail. On peut très bien être utile à la société tout en étant bénévole. On peut par exemple accompagner des malades en fin de vie sans être rémunéré. Il doit davantage être question d'utilité sociale que du lien entre salariés et entreprises.

Une fois le constat posé, on voit bien que les choses sont compliquées et que les oppositions peuvent naître de nos idées politiques respectives. Pourtant, on pourrait très bien s'accorder sur une orientation qui prendrait en considération les trois aspects que je viens d'évoquer. Cela nous permettrait d'avancer collectivement. Cela ne signifie pas que l'on s'accorde sur les solutions à apporter, mais que l'on peut s'entendre au niveau à la fois économique, philosophique et social sur le fait que le dispositif législatif actuel n'est pas opérant.

L'expérimentation n'est essentielle qu'à la condition de prévoir une évaluation. Cela doit aller de soi.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous sommes tous d'accord !

M. Yannick Vaugrenard . - Enfin, pour faire disparaître cette forme d'idéologie dominante un peu préoccupante qui fait que, aujourd'hui, les pauvres sont à la fois pauvres et stigmatisés, je m'interroge sur l'opportunité de restreindre l'expérimentation à un public particulier. On pourrait cependant envisager de mener l'expérimentation en ciblant tantôt le public jeune à l'échelle d'un territoire donné, tantôt les retraités ou les familles monoparentales à l'échelle d'un autre territoire. On pourrait également imaginer de faire coexister ces expérimentations avec une expérimentation locale où l'ensemble de la population du territoire bénéficierait du dispositif. Cette réflexion doit être collective, conduite au niveau national sous la responsabilité financière de l'État.

Enfin, même si je sais que cette disposition ne figure ni dans notre règlement ni dans la coutume sénatoriale, je pense que nous devrions créer un dispositif de suivi obligatoire des propositions et des orientations formulées par une mission six mois ou un an après la fin de ses travaux. Cela permettrait d'examiner l'état d'avancement de la réflexion et d'observer si le rapport est resté sur une étagère ou non !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Vous avez parfaitement raison, monsieur le sénateur. La commission des affaires sociales a par exemple créé un comité de suivi sur l'amiante en vue d'examiner la réalité de la mise en oeuvre des préconisations du rapport de la mission d'information de 2005.

Mme Anne-Catherine Loisier . - Il s'agit d'un débat très riche et intéressant. Je partage à peu près l'intégralité des positions exprimées à l'instant par notre collègue Yannick Vaugrenard. À l'heure de la révolution numérique, il nous appartient de trouver une nouvelle forme de compromis social et de refonder un contrat social dans lequel chacun doit trouver sa place et qui ne reposerait pas nécessairement sur le salariat. Nous devons donc conduire un travail d'approfondissement autour du modèle social de demain et réfléchir à la place que devra occuper chaque individu. Comme M. Michel Amiel l'a déjà dit, nous sommes passés d'une société dans laquelle les individus bénéficient d'un traitement caritatif à une société où l'on partage les dividendes.

Sur la question plus spécifique du financement, je tiens à souligner que, compte tenu du coût du dispositif, il n'est pas envisageable de créer un revenu de base qui s'ajouterait aux allocations existantes.

S'agissant du champ de l'expérimentation, il faut ensuite reconnaître qu'il existe un véritable malaise de la jeunesse : les jeunes sont les plus exclus. Ce sont eux qui paient le prix fort aujourd'hui. Je suis donc partagée : je suis à la fois favorable à la prise en compte des difficultés des jeunes et à l'instauration d'un revenu universel. C'est pourquoi je considère que la recommandation de M. Yannick Vaugrenard au sujet d'une expérimentation « à la carte » est intéressante.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Nous convergeons sur ce point, ma chère collègue.

En tant qu'observateur passionné de la V e République, je pense que la France est aujourd'hui en difficulté parce qu'elle est aux prises avec la mondialisation, comme elle l'a été par le passé avec la décolonisation. Elle rencontre des difficultés à régler les problèmes posés par la mondialisation des échanges, la compétition des territoires, des nations, voire des empires, ainsi que par la révolution technologique.

Aux États-Unis, les conclusions d'une étude qui vient de paraître montrent qu'après sept ou huit ans, le commerce avec la Chine n'a coûté que 2,7 millions d'emplois au pays. Seulement, ces emplois ont été perdus dans des régions où l'on ne parvient pas à les remplacer.

En tant qu'ancien président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, je sais ce qu'est un territoire déstructuré par la désindustrialisation : il existait 173 000 emplois dans l'industrie textile au moment de la conclusion de l'Accord multifibres, il n'en reste plus que 13 000 aujourd'hui... Curieusement, les emplois ne repoussent pas sur les ruines de la deuxième révolution industrielle ! Or le revenu universel répond en partie à cette angoisse.

Ensuite, j'aimerais souligner que les Finlandais m'ont impressionné : ils ont su déminer la question du revenu universel, en premier lieu, parce qu'ils ont imaginé le lancement d'une expérimentation et, en second lieu, parce qu'ils n'ont pas prévu de le verser aux jeunes. En effet, tous les jeunes Finlandais bénéficient déjà d'une allocation d'études pour un montant total d'environ 500 euros par mois. Bien entendu, ils ne perçoivent cette somme qu'en contrepartie d'un contrôle sur la réalité de leur formation. Autrement dit, un lycéen finlandais doit attester de son assiduité au lycée, l'étudiant finlandais de son assiduité à l'université.

Ce serait une erreur de considérer que le contrat social serait rempli en France, parce que notre pays détient le record du monde des dépenses en matière de protection sociale avec 34 % du PIB national. Dans l'arrondissement de Lens, par exemple, 45 % des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage. Aussi, quand j'entends dire que l'avenir se situe au niveau des métropoles et que celles-ci vont créer 70 % des richesses, je sais à quel point il y a danger. Les jeunes de la France périphérique peuvent légitimement s'inquiéter. C'est la raison pour laquelle, moi aussi, je trouve très intéressant de mettre en place une expérimentation à destination des jeunes.

En Finlande, le revenu de base de 560 euros ne sera pas imposable. Il s'ajoutera aux dispositifs en vigueur. Les Finlandais qui retrouveront un emploi conserveront ce revenu non imposable. Ceux qui imaginent un revenu de base en France l'envisagent à l'inverse sous la forme d'un crédit d'impôt positif ou négatif. Une expérimentation sur un public jeune serait donc intéressante, car ils ne bénéficient pas de la protection sociale aujourd'hui. Ils forment un public pour lequel la question de savoir si le revenu de base doit constituer un complément ou un substitut aux allocations ne se pose pas. C'est pourquoi nous pourrions peut-être expérimenter la distribution d'un revenu de base pour l'ensemble des jeunes d'un territoire donné. C'est un terrain nouveau et c'est d'autant plus intéressant que l'on toucherait ainsi davantage les familles et les parents. En effet, qui dit jeunes dit parents...

Un tel dispositif rend nécessaire la mise en place non pas d'une contrepartie, mais d'un encadrement de l'expérimentation : les bénéficiaires du revenu de base devront être en apprentissage, faire une formation, conclure un contrat de professionnalisation, suivre des cours au lycée ou à l'université. Il ne faut pas donner l'impression qu'il s'agit de paresseux qui ont réussi au bout du compte à toucher la prime suprême ! Nous savons désormais que toute une partie de la population est sensible aujourd'hui à l'effet Trump : si M. Donald Trump a autant de succès aujourd'hui, c'est parce qu'une partie de l'Amérique blanche est victime des effets de la mondialisation.

Trouver un consensus à propos de la diversité de l'expérimentation à conduire inciterait vraisemblablement l'État à l'accepter - je suis d'accord avec l'idée que les travaux de la mission devraient dès lors se poursuivre dans la durée. Il faudra néanmoins prévoir une grille d'évaluation du dispositif. On voit bien que la personnalité démultipliée de M. Louis Gallois et la composition du comité de pilotage constituent pour les entreprises une forme de garantie absolue que le dispositif « Territoires zéro chômeur de longue durée » ne dérapera pas.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - L'ensemble des interrogations convergent, qu'il s'agisse de l'expérimentation, des jeunes ou de l'évaluation. Sur certains points, il semble que nous soyons d'accord et qu'il soit possible d'avancer, même s'il risque d'être difficile de fixer le champ de l'expérimentation. Pour ma part, je comprends parfaitement les observations faites sur le ciblage des jeunes. Cependant, expérimenter signifie justement mesurer ! On peut tout à fait retenir une cohorte de jeunes chômeurs, une autre cohorte d'élèves et étudiants, puis évaluer les différences de comportements et de réactions. Il convient de le rappeler : l'objectif est de ramener ces populations au travail,...

M. Yannick Vaugrenard . - À l'activité !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . -... sous quelque forme que ce soit.

On sait déjà que l'emploi marchand ne constituera pas une réponse à la situation de certaines personnes. C'est une préoccupation qui est déjà partiellement prise en compte dans le cadre des « territoires zéro chômeur de longue durée ». Il convient par conséquent de veiller à bien coordonner ces deux expérimentations. Elles sont différentes, l'une consistant à verser aux entreprises une allocation qui l'était auparavant aux individus, l'autre, celle sur le revenu de base, ayant pour objet de profiter directement aux individus. Il y a peut-être là matière à engager une réflexion, car nous ne sommes pas encore parvenus à clarifier le débat qui s'ouvre sur le sujet.

Mme Annie David . - Certaines questions me viennent lorsque je vous écoute.

Il me semblait que le revenu universel devait être versé à tous et à toutes, quel que soit leur statut : salariés, jeunes, chômeurs, étudiants... Or, d'après ce que vous venez dire, ce ne serait déjà plus tout à fait le cas, puisque vous souhaitez avant tout ramener ces personnes à l'emploi. Cela signifie-t-il qu'une fois un emploi retrouvé, elles perdraient le bénéfice du revenu universel ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président et M. Daniel Percheron , rapporteur . - Non !

Mme Annie David . - Reste la question des travailleurs pauvres. Il est difficile pour des personnes qui travaillent à temps plein et qui rencontrent des difficultés pour joindre les deux bouts d'accepter la mise en place d'un revenu universel sans contrepartie attendue de la part de ses bénéficiaires. C'est peut-être la raison pour laquelle les organisations syndicales y sont hostiles. Il s'agit d'un véritable changement de société, il sera donc nécessaire de faire preuve de pédagogie à l'occasion de la présentation du dispositif.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - En effet, il faudra être très attentifs à la manière de présenter les choses, faute de quoi on s'exposera au populisme et à l'effet Trump.

Mme Annie David . - Enfin, à la suite de M. Michel Amiel, je me pose une question sur le financement du revenu de base : quelles participations peut-on attendre de « la finance » pour assurer le financement du revenu de base ? Quelle répartition des richesses envisagez-vous ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - L'Europe découvre soudain qu'il existe un problème avec la jeunesse. On pourrait peut-être réfléchir à la manière d'interpeller l'Europe sur le sujet. On pourrait engager une grande politique européenne en faveur des jeunes. Aujourd'hui, il existe certes des dispositifs comme le programme Erasmus, mais il existe aussi des centaines de milliards d'euros qui pourraient probablement être mieux utilisés si on les consacrait à une politique européenne claire, crédible et populaire. C'est une autre piste à explorer !

M. Yannick Vaugrenard . - Je suis favorable à ce que l'on approfondisse la piste européenne. Cependant, pour moi, la question du financement du revenu de base constitue un autre débat, et je ne sais pas s'il est possible de le mener dans le cadre de la mission.

La pédagogie autour du dispositif est très importante, compte tenu du poids de l'opinion publique. Comme je l'ai déjà dit, il me semble intéressant de cibler l'expérimentation sur les jeunes à l'échelon d'un territoire bien déterminé, sur les retraités pauvres à l'échelon d'un autre territoire, sur les familles monoparentales encore sur un autre, et enfin de prévoir un versement généralisé du revenu sur un dernier.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Nous sommes d'accord sur ce point.

Lorsque l'on étudie deux arrondissements miniers, Longwy à l'est, Lens dans le Nord, on s'aperçoit que ce sont les territoires où l'économie de marché produit le moins de richesses par habitant. Autrement dit, c'est là où le système ne fonctionne pas. À Lens, cela représente 1 000 euros par an et par habitant. Dans une vallée de Savoie, l'économie touristique rapporte à elle seule 8 000 euros par an et par habitant ! On voir bien que certains territoires ne parviennent pas à surmonter les phénomènes de désindustrialisation liés à la mondialisation. La part de l'industrie dans l'économie a tellement reculé qu'elle atteint 11 % du total.

L'échec de l'économie de marché sur un territoire pourrait constituer l'un des critères de sélection des lieux d'expérimentation du dispositif.

Les jeunes représentent un terrain vierge pour cette expérimentation. C'est pourquoi nous pourrions peut-être verser le revenu universel à l'ensemble de jeunes d'un territoire, en prenant la précaution de ne pas rendre ce versement totalement inconditionnel. Tout le monde doit le percevoir, ce qui nous permettrait de savoir si cela correspond à un éloge de la paresse ou si, au contraire, ce dispositif permet aux jeunes de trouver du travail ou de mener à une activité autre que le salariat.

Dans le cadre de nos travaux, nous avons auditionné de jeunes entrepreneurs, qui ont déclaré que leur entreprise leur permettait d'augmenter la charge de travail, mais qu'ils n'étaient pas en mesure de la convertir en salaires supplémentaires. En revanche, ils nous ont affirmé que si nous mettions en place un revenu de base inconditionnel, ils seraient prêts à intégrer des personnes dans leur entreprise.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Étant entendu qu'ils ont précisé qu'il ne s'agissait pas de créer une trappe à pauvreté !

Mme Anne-Catherine Loisier . - Aborder la question du revenu de base en termes d'impôt négatif ou d'impôt positif permet aux personnes qui disposent d'un emploi de mieux comprendre l'intérêt d'un tel revenu. Il est donc important de bien définir l'approche que l'on entend retenir.

Je n'ai aucun complexe à dire qu'il existe une énorme injustice et un problème de solidarité entre générations. Il ne faut certes pas stigmatiser les jeunes en en faisant la cible du dispositif, mais il existe dans les faits une injustice fondamentale.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Lorsque j'étais président de conseil régional, j'avais la conscience tranquille. Je connaissais le montant des investissements de la région dans les lycées professionnels, les subventions accordées pour les cantines, les aides à la rentrée scolaire. Or je m'aperçois que, en réalité, le pays n'a pas réalisé tout ce qu'il fallait pour sa jeunesse.

Nous devons tenir compte du fait que les Finlandais, ce peuple à l'intelligence collective exceptionnelle - ils ont tout de même cohabité avec le géant stalinien ! -, ce peuple courageux, mesuré et diplomate, a su déminer ce dossier.

En France, nos grands penseurs déclarent - à juste titre ! - qu'il faut mettre en place un revenu de base et qu'il doit être imposable pour que le système puisse s'équilibrer. Or ils oublient qu'une minorité des Français paient l'impôt sur le revenu et que 10 % d'entre eux seulement paient 70 % de l'impôt. Cette révolution fiscale pourrait en réalité conduire à une révolution tout court. Il faut donc la manier avec précaution.

En Finlande, après un travail considérable, on s'est aperçu que le Parlement, la sécurité sociale et les communes parvenaient progressivement à déminer le dossier en prévoyant une expérimentation ciblée, mesurée et non fiscalisée : ils ont ainsi cherché à « apprivoiser » le revenu de base.

En ce qui me concerne, je trouve qu'il serait passionnant d'envisager une expérimentation du revenu universel pour tous les jeunes d'un territoire, notamment dans les zones où l'économie de marché balbutie.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous venons d'accomplir un vaste tour d'horizon de notre sujet. Il ne reste plus désormais qu'à en faire la synthèse !

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