SYNTHÈSE

1. Une réponse d'urgence à une situation de crise

? Un flux migratoire exceptionnel

La très forte augmentation du nombre de réfugiés en provenance du Levant, notamment liée à la crise syrienne, commencée en 2014, prend un tour aigu à l'automne 2015 et à l'hiver 2015-2016.

De fait, en 2015, la Grèce a accueilli 857 000 migrants par la mer, sur les îles de la mer Egée, soit 80 % du million de migrants entrés sur le territoire de l'UE par la voie maritime. Pour la Grèce, cela représente une multiplication par 20 du nombre d'arrivées par rapport à 2014.

Les déterminants de ce mouvement massif sont connus : l'intensification de la guerre en Syrie et la situation en Irak aux prises avec Daech, la dégradation de la situation des réfugiés dans les pays voisins, la déclaration de la chancelière allemande à l'été 2015, l'activité grandissante des réseaux de passeurs et le positionnement de la Turquie comme carrefour migratoire ont contribué à l'émergence d'une vague migratoire inédite, aux conséquences humanitaires dramatiques (800 noyades en mer Egée).

? L'insuffisante efficacité de la réponse européenne

La difficulté des Etats membres à s'entendre et à apporter une réponse coordonnée et efficace (déploiement des hotspots , relocalisations, fourniture de renforts...) a abouti à une situation de crise .

Un plan d'action convenu avec la Turquie le 29 novembre 2015, pour l'inciter à mieux contrôler les départs depuis ses côtes, n'avait pas produit de résultats suffisants. Les arrivées sur les îles grecques de la mer Egée se maintenaient malgré l'hiver à un niveau élevé (2 000 par jour).

Or, la fermeture progressive de leurs frontières par les pays de la route des Balkans à compter de février privait ce flux massif de débouché et exposait une Grèce, déjà éprouvée par la crise économique et financière, à une crise humanitaire de grande ampleur.

2. Un accord politique controversé

? Les différents volets de l'accord

L'accord prévoit notamment :

- le renvoi vers la Turquie de tous les migrants arrivés dans les îles grecques à compter du 20 mars 2016, après l'examen éventuel de leur demande d'asile selon une procédure dite de recevabilité visant à apprécier si la Turquie constitue pour le demandeur un « pays tiers sûr » ;

- un mécanisme dit du « 1 pour 1 » selon lequel, pour chaque Syrien renvoyé en Turquie, un autre Syrien est réinstallé de la Turquie vers l'UE, selon les critères de vulnérabilité des Nations unies ;

- le versement d'une aide financière de 3 milliards d'euros , destinée à améliorer les conditions de vie des 3 millions de réfugiés installés en Turquie, un financement supplémentaire de 3 milliards d'euros étant prévu d'ici 2018 ;

- à titre de « contreparties politiques », la relance du processus d'adhésion de la Turquie à l'UE et la libéralisation du régime des visas pour les ressortissants turcs d'ici la fin du mois de juin 2016, sous réserve du respect des 72 critères ;

- une coopération en matière de lutte contre l'immigration irrégulière.

? Un accord controversé

La signature de l'accord du 18 mars est intervenue sur fond de polémiques et d'inquiétudes : soupçons à l'égard de négociations influencées par l'Allemagne, reproche de céder au chantage de la Turquie en matière de « contreparties politiques » alors même que la situation des droits fondamentaux dans ce pays ne cesse de se dégrader, critique du principe d'un renvoi en Turquie de tous les migrants arrivés après le 20 mars, y compris ceux potentiellement éligibles à l'asile, critique également de l'échange de réfugiés syriens contre d'autres dans le cadre du programme dit « 1 pour 1 », soustraction de l'accord à l'approbation du Parlement européen comme à celle des Parlements nationaux, malgré ses conséquences budgétaires...

3. Un objectif partiellement atteint

? Des flux drastiquement réduits

Le nombre des arrivées irrégulières sur les îles grecques a enregistré une diminution drastique, passant de plus de 2 000 par jour en février à 50 par jour au printemps, une légère augmentation étant relevée depuis l'été (100 par jour).

? Une aide aux réfugiés en cours de déploiement en Turquie

L'accord contribue à améliorer la situation des réfugiés en Turquie grâce à l'aide financière européenne. Au 28 septembre 2016, sur les 3 milliards prévus au titre de la facilité financière, 2,2 milliards d'euros, soit 75 % ont été engagés, 1,2 milliard d'euros contractualisé et 467 millions d'euros effectivement versés.

Les divergences initiales concernant les modalités de versement de l'aide ont été surmontées. Cette aide permettra des améliorations concrètes dans le quotidien des réfugiés présents sur le sol turc, ainsi que de leurs communautés d'accueil, qu'il s'agisse de scolarisation, de santé, d'accès à l'eau et d'assainissement...

Une avancée permise par l'aide financière est la mise en place sous l'égide du Programme alimentaire mondial (PAM) et du Croissant rouge, pour un coût de 348 millions d'euros, d'un « filet de sécurité sociale d'urgence » qui permettra à plus d'un million de réfugiés syriens de disposer d'une somme mensuelle sur une carte de paiement leur permettant d'acheter, selon leurs besoins, de la nourriture, des médicaments ou encore se loger.

4. Des fragilités demeurent

? Un dispositif de renvoi inopérant

Alors que plus de 20 000 migrants seraient arrivés irrégulièrement dans les îles depuis le 20 mars, seuls 633 d'entre eux ont été renvoyés vers la Turquie au 7 octobre, dont aucun à la suite d'une décision d'irrecevabilité à l'asile.

Cette situation tient non seulement à l'engorgement du service grec de l'asile , confronté à une explosion des demandes puisque la plupart des arrivants demandent désormais l'asile en Grèce, mais aussi à la réticence du système d'asile grec à considérer que la Turquie constitue un « pays tiers sûr » pour les migrants renvoyés.

? Une situation des réfugiés en Turquie qui doit encore progresser

La Turquie n'octroie l'asile sur le fondement de la Convention de Genève qu'aux ressortissants européens. Pour les autres, la loi turque prévoit l'accès à une procédure et, le cas échéant, à un statut de protection internationale recouvrant des droits moins étendus. Il subsiste en outre des doutes sur la réalité de l'accès des migrants à la procédure de demande d'asile et sur le contenu réel de la protection accordée.

Les Syriens (2,7 millions sur les 3,1 millions de réfugiés en Turquie) bénéficient toutefois d'un régime plus favorable, dit de « protection temporaire » censé équivaloir à celui garanti par la Convention de Genève.

Cependant, outre le fait que la durée pour laquelle ce régime leur est octroyé n'est pas précisée, la réalité de l'intégration des réfugiés syriens en Turquie est marquée notamment par un accès encore insuffisant à la scolarisation (500 000 enfants syriens non encore scolarisés) et au marché du travail légal (seulement 8 000 permis de travail délivrés), ainsi que par la précarité économique dans laquelle ils se trouvent. Cette situation souligne tout l'intérêt de l'aide financière européenne.

? Des réinstallations insuffisantes

Malgré une accélération ces derniers mois avec 1 614 réinstallations réalisées à la date du 26 septembre, ce nombre reste encore fort modeste au regard du volume de réinstallations envisagé dans le cadre de l'accord, de l'ordre de 72 000.

? Une situation critique dans les hotspots grecs

La conséquence du retard dans le traitement des demandes d'asile et du faible nombre de renvois qui en découle est le maintien d'un grand nombre de migrants dans les hotspots , plus de 14 600 aujourd'hui, dans des conditions matérielles très précaires dès lors que la capacité d'accueil n'excède pas 7 500 places. Cette situation, difficile sur le plan humanitaire, génère des tensions, des heurts et laisse craindre la multiplication des incidents comme l'incendie fin septembre au centre de Moria à Lesbos.

? La persistance des flux irréguliers

Une autre fragilité est la porosité des frontières et la persistance des passages, aussi bien entre les hotspots et le continent qu'aux frontières terrestres turco-grecque, turco-bulgare et gréco-macédonienne, qui, via l'information diffusée par les passeurs, contribuent à entretenir les flux de départs depuis la Turquie. Ces brèches démontrent la vitalité de réseaux de trafiquants et pourraient être mises à profit en cas de signal donné à une réactivation des flux.

? Des « contreparties politiques » difficiles à concrétiser

Concernant le processus d'adhésion, des avancées formelles ont été enregistrées mais la dérive autoritaire du régime, accentuée depuis le coup d'Etat manqué du 15 juillet dernier, pose la question de sa légitimité.

En matière de visas, malgré des progrès rapides de la Turquie pour respecter la feuille de route, cinq critères restent à satisfaire, dont l'un, celui sur la loi anti-terroriste, constitue un point de blocage, dans le contexte de la récente tentative de putsch et la recrudescence des attentats sur le territoire turc.

5. Quelle ligne de conduite ?

1°) Tenir un discours de vérité à la Turquie sur le respect des valeurs

S'il est dans notre intérêt de conserver cet accord, nous devons continuer à tenir à la Turquie un discours ferme et sans ambiguïté sur nos valeurs et notre attachement à la démocratie, au respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Il est dès lors exclu d'accepter des accommodements en ce qui concerne les critères définis pour les visas, notamment s'agissant de la lutte anti-terroriste : la Turquie accédera à un régime sans visas, lorsqu'elle sera prête.

Sur les négociations d'élargissement, il est dans notre intérêt de maintenir les enceintes de discussion qu'elles comportent et qui justement peuvent permettre d'aborder les questions sensibles relatives à la situation des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

2°) Honorer sans tarder nos engagements sur les volets liés à la question des réfugiés

- en accélérant le versement de l'aide financière, pour contribuer à la charge que représentent les 3 millions de réfugiés présents sur son sol ;

- en procédant rapidement aux réinstallations ce qui suppose aussi que la Turquie se montre coopérative, en ne sélectionnant pas les réfugiés.

3°) Parallèlement, il est urgent de conforter la mise en oeuvre de l'accord côté grec, notamment :

- par une aide au déblocage du traitement des demandes d'asile dans les hotspots , ce qui implique de renforcer le Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO) , qui assiste le service grec de l'asile dans cette tâche, en lui fournissant les experts dont il a besoin ;

- par un soutien financier aux retours volontaires , qui peuvent s'avérer un complément utile aux réadmissions, dès lors que les migrants arrivant actuellement sont surtout des migrants économiques ;

- enfin, par un renforcement sensible de la protection des frontières maritimes et terrestres en Grèce, avec l'appui de Frontex.

4°) En complément de l'accord, conforter le soutien apporté à la Grèce :

- par l'accélération de la mise en oeuvre des relocalisations pour les demandeurs d'asile concernés « d'avant le 20 mars ». Actuellement, seules 4 555 relocalisations ont été réalisées au 27 septembre depuis la Grèce (dont 1 721 vers la France) sur les 160 000 prévues (pour la Grèce et l'Italie) ;

- par la mise en oeuvre rapide de l'aide humanitaire prévue pour aider la Grèce à gérer les 46 000 migrants accueillis avant le 20 mars sur son territoire, une priorité devant être la prise en charge des 2 200 mineurs isolés ; la question des mineurs isolés, qui caractérise tous les flux migratoires actuels, appelle à cet égard, la mise au point de solutions adaptées ;

- par la prise en compte de la situation de crise humanitaire dans laquelle la Grèce se trouve pour la renégociation de sa dette.

5°) Inscrire cet accord dans le cadre d'une politique migratoire européenne

La mission appelle de ses voeux la mise en place d'une politique européenne cohérente et ambitieuse, fondée sur des partenariats avec les pays tiers et prévoyant un soutien significatif au développement économique dans les pays sources, la mise en place de voies légales de migration et une véritable mobilisation contre les réseaux de trafiquants et de passeurs.

I. LE CONTEXTE DE L'ACCORD : UN RAPPROCHEMENT RAPIDE AVEC LA TURQUIE SUR FOND DE VAGUE MIGRATOIRE

A. DES RELATIONS UE-TURQUIE ERODÉES AVANT LA VAGUE MIGRATOIRE

1. Des relations distendues en dépit de la volonté d'adhésion à l'Union européenne

Le souhait d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est ancien - il date de 1957 - même si la candidature officielle du pays n'a été présentée que le 14 avril 1987 .

La lenteur du processus d'adhésion qui s'en est ensuivie est depuis plusieurs décennies mal ressentie par une Turquie qui a toujours soupçonné l'Europe d'une approche discriminatoire à son égard et ce, principalement, pour des raisons d'ordre religieux ou « civilisationnel ».

Pourtant, depuis le début des années 60, plusieurs formules de rapprochement entre l'Union européenne et la Turquie ont structuré en profondeur les relations entre les deux parties avec notamment l'accord d'association dit « accord d'Ankara » signé le 12 septembre 1963 , l'association de la Turquie à l'Union de l'Europe occidentale, progressivement intégrée au « deuxième pilier » de l'Union et, surtout, l'accord d'union douanière signé le 6 mars 1995 , la Turquie étant, au demeurant, depuis lors, le seul pays avec lequel l'Union européenne a réalisé une union douanière.

Mais la consolidation de ces liens économiques, financiers, militaires et culturels était indépendante du processus d'adhésion lui-même sur lequel, il faut bien le dire, des soupçons de la part des Turcs quant à la sincérité européenne et des ambiguïtés de la part des Européens ont pesé et continuent à peser.

Lors de la présentation de la candidature officielle de la Turquie, en 1987, le premier ministre turc d'alors insistait sur « la vocation européenne de la Turquie et son attachement à l'unité européenne ainsi qu'aux idéaux qui ont donné naissance aux traités instituant les communautés européennes. ». Deux mois plus tard, le Parlement européen conditionnait, dans une résolution, l'adhésion de la Turquie à la reconnaissance « du génocide arménien et au respect des minorités ». En décembre 1989, la Commission européenne émettait un avis négatif sur l'ouverture des négociations d'adhésion avec ce pays compte tenu « du contexte économique et politique de la Turquie », mais aussi de l'environnement grec et chypriote.

De fait, ce n'est qu'au mois de décembre 1999 que le Conseil européen d'Helsinki a reconnu à la Turquie le statut de candidat à l'adhésion à l'Union européenne. Les négociations sur les 35 chapitres de « l'acquis communautaire » 1 ( * ) ne commencèrent effectivement que le 3 octobre 2005, en même temps que pour la Croatie. Entre-temps, au mois de décembre 1997, le Conseil européen de Luxembourg avait lancé un processus d'adhésion des Etats candidats d'Europe centrale et orientale, de Chypre et de Malte.

Si les négociations avec la Turquie avaient bien avancé les premières années, tant qu'étaient concernés des chapitres dont l'ouverture ne posait pas de difficulté particulière, le processus d'adhésion se trouvait à l'arrêt avant la crise migratoire . Seuls 15 chapitres sur 35 avaient été ouverts depuis le début des négociations en 2005, le dernier chapitre à l'avoir été, le 12 février 2013, étant le chapitre 22 relatif à la politique régionale. Un seul chapitre - le chapitre « science et recherche » - avait été « clôturé ».

Cette situation s'explique pour partie par les relations difficiles entre la Turquie et Chypre , la question de la réunification de l'île tardant à être résolue. De ce seul fait, l'ouverture de 14 chapitres est bloquée. En effet, le Conseil européen a gelé l'ouverture de huit chapitres de négociation en décembre 2006, suite au refus de la Turquie d'appliquer à Chypre le protocole d'Ankara qui étend l'union douanière aux États devenus membres de l'Union européenne en mai 2004. En outre, Chypre a gelé de manière unilatérale l'ouverture de six autres chapitres en 2009.

Cependant, il est clair que les négociations ont également été sensiblement ralenties au cours des dix dernières années en raison des changements dans la politique intérieure turque, notamment les dégradations concernant les libertés publiques et les droits de l'homme .

2. Le nouveau contexte politique

En 2002, l'AKP remportait les élections législatives. Son fondateur, Recep Tayyit Erdogan, devient Premier ministre en 2003 . Premier président de la République turque élu au suffrage universel direct en 2014, il obtient une majorité relative aux élections législatives de juin 2015 avant de regagner une majorité absolue (mais pas la majorité des deux-tiers qui lui permettrait de modifier, selon son souhait, c'est-à-dire dans un sens « présidentialiste », la Constitution turque) aux élections législatives du mois de novembre de la même année.

Au fil du temps, une évidente « dérive autoritaire » (surtout à l'encontre des médias : poursuites judiciaires contre des journalistes de presse écrite ; 15 chaînes de télévision interdites d'émettre en 2015) a accompagné un conservatisme religieux de plus en plus affirmé (avec l'autorisation du port du voile à l'Université en 2008, celle du port de signes religieux dans les administrations publiques dans les années 2014-2015) avec une remise en cause progressive des principes de laïcité sur lesquels reposait la République turque de Mustafa Kemal.

Les quinze dernières années ont été aussi caractérisées par une indéniable croissance économique (au moins jusqu'en 2014) et, peut-être ipso facto , par une politique beaucoup plus active en termes de présence turque dans son environnement régional, au Moyen-Orient, dans le Caucase, en Asie centrale et dans les Balkans.

Avant le déclenchement des « printemps arabes », la Turquie était ainsi engagée dans une stratégie de « zéro problème » avec ses voisins la conduisant à « s'ouvrir » sur la région avec, notamment, une politique de suppression de visas , en particulier avec le voisin syrien. Une grande zone de libre circulation et de libre-échange était alors envisagée. Le message était clair : puisque l'espace Schengen se refusait à elle, la Turquie était prête à lui substituer son propre espace régional. L'objectif historique et stratégique d'intégration de la Turquie dans l'Union européenne semblait passer au second plan .

Il est à noter qu'avec cette nouvelle politique, les dirigeants de l'AKP, héritiers de partis « islamistes » plus anciens, se rattachaient à une ligne politique sceptique vis-à-vis de l'intégration européenne de la Turquie .

Mais les conséquences de cette politique sur les flux migratoires ne se firent pas attendre. La Turquie devint très vite une plaque tournante régionale des migrations, notamment en direction de l'Europe .

Dès la fin des années 2000, l'UE a pris des mesures pour contenir cette forte pression migratoire . En octobre 2010, l'agence européenne Frontex, créée en 2004, déploie à la frontière terrestre gréco-turque ses premières équipes d'intervention rapide aux frontières (Rapid Border Intervention Teams- RABIT), en même temps qu'est créé (le 1 er octobre 2010) le premier bureau opérationnel de Frontex au Pirée. En 2011 est mise en place, dans le prolongement du déploiement des équipes RABIT aux frontières terrestres, l'opération conjointe permanente Poséidon Terre. C'est également dans ce contexte que l'UE entama dès 2009 des négociations pour obtenir de la Turquie un accord de réadmission des clandestins transitant par son territoire . La question de la libéralisation des visas fut alors présentée par la Turquie comme une « monnaie d'échange ».

3. La réadmission et la libéralisation des visas

Conformément à la politique menée à l'égard de nombreux pays de son voisinage, l'UE a donc lié la signature de l'accord de réadmission avec la Turquie le 16 décembre 2013 à celle d'une feuille de route conditionnant l'attribution d'un régime d'exemption de visas au respect de 72 critères impliquant des modifications de sa législation.

La politique européenne de libéralisation de visas

La libéralisation du régime des visas permet d'exempter de visa les ressortissants de pays tiers lorsqu'ils franchissent les frontières des États membres de l'Union européenne pour les séjours de courte durée, d'une durée maximale de 90 jours sur toute période de 180 jours, dans le cadre de voyages d'affaires, touristiques ou à des fins familiales.

Il s'agit d' un des leviers de la politique extérieure de l'Union européenne lui permettant d'obtenir des contreparties des pays tiers. Toutefois, elle reste encadrée et soumise à certaines conditions.

Tout d'abord, la Commission européenne dispose d'un mécanisme de suspension 2 ( * ) lui permettant de réintroduire l'obligation de visa notamment face à un accroissement substantiel et soudain de la migration irrégulière. En outre, préalablement à la libéralisation du régime des visas, la Commission exige préalablement des États tiers la conclusion d'un accord de réadmission avec l'Union européenne. Ensuite, les deux parties s'accordent sur un certain nombre de réformes dans les domaines de la justice et du droit notamment, que l'État tiers devra mettre en oeuvre. L'objectif est de garantir une coopération policière effective et de prévenir les migrations irrégulières. Pour cela, une feuille de route énonce les critères à remplir et des rapports d'évaluation sont régulièrement présentés par la Commission. Une fois ces critères remplis et l'accord de réadmission appliqué, l'exemption de visa peut être accordée.

L'accord de réadmission UE-Turquie est entré en vigueur en octobre 2014 en ce qui concerne les ressortissants de chacune des parties (citoyens de l'Union européenne et citoyens turcs), son application aux ressortissants des États tiers étant, quant à elle, initialement prévue le 1 er octobre 2017 .

La libéralisation des visas ne peut, quant à elle, intervenir qu'une fois les critères de la feuille de route remplis. On rappellera que ces 72 critères s'articulent autour de cinq grands thèmes ou « blocs » : la sécurité des documents , la gestion migratoire , l' ordre public et la sécurité , les droits fondamentaux ainsi que la réadmission des migrants en situation irrégulière .

Les critères du volet « sécurité des documents » de la feuille de route des visas :


• délivrer des documents de voyages biométriques conformes aux normes de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) et introduire progressivement des passeports internationaux comprenant des données biométriques, y compris une photographie et les empreintes digitales, conformément aux standards européens ;


• mettre en oeuvre des mesures administratives adéquates pour garantir l'intégrité et la sécurité du processus de personnalisation et de validation des passeports internationaux ;


• mettre en place des programmes de formation et adopter des codes de déontologie relatifs à la loi contre la corruption, destinés aux fonctionnaires et agents de toute autorité publique chargée des visas ou des passeports ;


• veiller à ce que les vols et pertes de passeports soient rapidement et systématiquement signalés dans la base de données d'Interpol ;


• conférer un niveau de sécurité élevé aux documents sources et aux cartes d'identité et définir des procédures rigoureuses de demande et de délivrance de ces documents ;


• procéder à des échanges réguliers de spécimens de passeports et de formulaires de visa ainsi que d'information sur les faux documents et coopérer avec l'UE en matière de sécurité des documents ;


• adopter et mettre en oeuvre les mesures assurant l'intégrité et la sécurité de l'état civil y compris l'intégration et l'interconnexion des bases de données pertinentes et la vérification des données scannées au regard de la base de données d'état civil, en accordant une attention particulière à la modification des informations personnelles de base d'une personne.

4. Le débat autour de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne

Les négociations d'adhésion avec la Turquie ont débuté en 2005, soit il y a onze ans, et trois ans après l'arrivée au pouvoir de l'AKP.

Il ne faut peut-être pas exagérer la lenteur du processus de négociation sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne au vu des autres élargissements. Il s'est également écoulé onze ans entre la décision de principe prise en 1993 par le Conseil européen de Copenhague (définissant également les critères politiques, économiques et ceux relatifs à la reprise de l'acquis communautaire dits « critères de Copenhague ») d'étendre l'Union européenne aux pays de l'Europe centrale et orientale et de la Méditerranée (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie, Chypre, Malte) et leur intégration définitive le 1 er mai 2004.

Le dernier État à avoir rejoint l'Union européenne - la Croatie - a déposé sa demande d'adhésion en 2003 et a entamé ses négociations en mars 2005 (en même temps que la Turquie d'ailleurs). Ce pays est devenu le 28 e membre de l'Union le 1 er juillet 2013, soit huit ans après sa demande d'adhésion.

Cela étant dit, il est clair que la candidature turque - officielle depuis 1999 - a partagé les opinions en Europe . Dans les États membres, il y a « ceux qui sont pour » et « ceux qui sont contre ». Il en est de même au sein des classes politiques. Cinq années se sont d'ailleurs écoulées entre l'annonce officielle de la candidature turque - 1999 - et le début des pourparlers en 2005.

Cette même année, le président de la République française, M. Jacques Chirac, lui-même partisan, à titre personnel, de l'entrée de la Turquie dans l'Union, a jugé nécessaire de faire inscrire dans la Constitution de 1958 une obligation de référendum en France sur les futures adhésions éventuelles et, en particulier, celle de la Turquie. L'Autriche a adopté des mesures dans le même sens. En tout état de cause, l'adhésion à l'UE, en 2004, des pays d'Europe centrale et orientale, de Chypre et de Malte, n'a pas suscité les mêmes débats ni les mêmes oppositions. Pourquoi ?

La Turquie a longtemps été perçue comme un pays politiquement instable qui a connu quatre coups d'État militaires depuis 1960 : un premier putsch militaire sanglant (le Premier ministre d'alors avait été exécuté) le 2 mai 1960 ; une deuxième intervention militaire en 1971 (avec les lois martiales qui n'ont été levées qu'à la fin de 1973) ; un troisième coup d'État débouchant sur la dissolution du Parlement, des partis politiques et des syndicats ainsi que sur une constitution provisoire donnant des pouvoirs quasi illimités aux militaires, le 12 septembre 1980 ; enfin, le 18 juin 1997, une quatrième intervention de l'armée contraignant à la démission le Premier ministre d'alors, l'islamiste Necmettin Erbakan.

Si la nécessité d'un large partenariat économique entre l'Europe et la Turquie n'est contestée par personne (et suscite, au demeurant, des propositions de formules de rapprochement économique et même politique qui se substitueraient à l'adhésion pure et simple à l'Union européenne), l'idée selon laquelle la Turquie n'appartiendrait pas véritablement au « club démocratique » a certainement pesé dans le débat européen. Dans le même ordre d'idées, beaucoup ont avancé que la Turquie n'était tout simplement pas un pays « européen » et n'avait donc pas sa place dans une union européenne, la difficulté d'intégrer un pays « musulman » très peuplé étant en filigrane dans bien des discours.

Bien sûr que la persistance de l'occupation de la partie nord de Chypre en 1994 et surtout le refus (malgré un certain infléchissement très relatif au cours des dernières années) de reconnaître la responsabilité de la Turquie dans le « génocide arménien » (et ce, bien avant l'arrivée au pouvoir des « islamistes ») ont constitué une source supplémentaire d'inquiétude et de méfiance expliquant la ligne politique hésitante des États membres face à la perspective de l'intégration turque. Parfaitement consciente de cette situation, la Turquie, de son côté, a longtemps accompli de réels efforts pour se rapprocher des standards européens tout en manifestant périodiquement son aigreur et même sa colère face au traitement discriminatoire dont elle estimait être l'objet.

Toutes ces raisons, parmi bien d'autres évidemment, expliquent le « piétinement » des négociations entre l'Union européenne et la Turquie et éclairent le contexte dans lequel, face à la crise migratoire aiguë de l'automne 2015, la partie européenne a dû opérer un rapprochement « obligé » parce que, selon la majorité des observateurs, il n'y avait pas d'autre solution.


* 1 Avant d'intégrer l'Union européenne, un pays officiellement candidat doit remplir un certain nombre de critères qui correspondent à l'acquis communautaire. Ceux-ci sont divisés en chapitres correspondant à différents thèmes. L'ouverture d'un chapitre se fait à l'unanimité des États membres et permet au pays candidat de bénéficier d'une assistance technique et financière pour se conformer à cet acquis communautaire.

* 2 http://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/PDF/?uri=CELEX:02001R0539-20140609&from=fr

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