ANNEXE III - AUDITION CONJOINTE DU 25 MAI 2016

La commission auditionne conjointement sur l'Australie :

- M. Christian Lechervy, ambassadeur, secrétaire permanent pour le Pacifique ;

- M. David Camroux, enseignant, chercheur associé au CERI ;

- Mme Sarah Mohamed-Gaillard, Maître de conférences en histoire contemporaine - Inalco, Histoire du Pacifique.

M. Christian Cambon, président. - Chers collègues, nous travaillons ce matin sur l'Australie, thème que notre commission a choisi cette année d'approfondir. Cette table ronde va nous permettre d'aller plus en avant dans la meilleure connaissance de ce continent et du rôle que la France peut jouer dans cette zone, notamment dans la perspective du contrat de construction d'une douzaine de sous-marins que la France s'est récemment vu attribuer. Je souhaite la bienvenue parmi nous à M. Christian Lechervy, ambassadeur, secrétaire permanent pour le Pacifique, que nous avons déjà eu le plaisir d'entendre dans le cadre du groupe de travail sur l'Australie, ainsi qu'à M. David Camroux, enseignant et chercheur associé au centre de recherches internationales (CERI) et à Mme Sarah Mohamed-Gaillard, Maître de conférences en histoire contemporaine à l'institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Histoire du Pacifique. Je vous remercie de venir contribuer aux réflexions de la commission sur les enjeux géostratégiques de la zone Pacifique, ou « indo-Pacifique », du point de vue australien et du point de vue français.

Je rappelle que cette audition fait l'objet d'une retransmission en direct, sur le site Internet du Sénat, et d'un enregistrement qui sera consultable à la demande sur ce site.

L'Australie est un pays avec lequel la France a de nombreux liens, par sa situation géographique avec trois collectivités territoriales, la Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna, la Polynésie française, et ses zones économiques exclusives (ZEE). Est-ce que nous appréhendons correctement cette situation depuis Paris ? Est-ce que la France est une puissance du Pacifique, qui, peut-être, s'ignore elle-même ou se sous-estime ? Il serait intéressant d'entendre vos analyses en la matière.

Les relations politiques entre nos deux pays se sont largement améliorées depuis que la question nucléaire a trouvé une issue acceptable pour les opinions publiques de la zone Pacifique et de l'Australie. La France est désormais perçue comme un élément important de stabilité, notamment par les contacts réguliers qu'ont nos forces armées dans le cadre d'exercices militaires bilatéraux et régionaux , par la surveillance des pêches, et les opérations d'assistance en cas de catastrophe naturelle au titre de l'accord trilatéral France-Australie-Nouvelle-Zélande dit accord FRANZ . Occupe-t-elle toute sa place ? Et avec des moyens suffisants ? Je pense notamment aux patrouilleurs la Moqueuse et la Glorieuse, qui seront désarmés en 2020 et ne seront pas remplacés en Nouvelle-Calédonie avant 2024 et 2029. Comment cela peut-il jouer sur la capacité d'influence française dans la zone ? Quels sont nos autres points forts ou faiblesses dans cette zone ?

L'Australie est aussi un marché émergent : douzième puissance économique mondiale, membre du G20, l'Australie est entrée dans sa 25 ème année consécutive de croissance et connaît, depuis 1991, une croissance moyenne annuelle de 3 %. Pourtant, l'économie australienne doit évoluer pour faire face aux diminutions du prix des matières premières qu'elle exporte vers l'Asie. La Chine est d'ailleurs le premier partenaire commercial bilatéral de l'Australie et la croissance australienne est largement dépendante de l'expansion économique des pays asiatiques. Comment dans ce contexte les investissements français peuvent-ils se frayer une place ? Quelles stratégies pourraient être définies dans ce domaine ? La France peut-elle participer au développement économique de cette zone par ses propres collectivités ?

Enfin, l'Australie, fédération de six États et trois territoires, est entourée d'États fragiles ou instables, soumis aux risques climatiques, mais aussi de grands voisins. L'alliance traditionnelle avec les États-Unis ne se dément pas, mais s'accommode d'un certain pragmatisme : l'Australie a ainsi choisi de soutenir la banque asiatique d'investissement pour les infrastructures portée par la Chine. Le Japon est son deuxième partenaire économique, l'Indonésie et l'Inde sont des partenaires économiques significatifs. L'Australie redéfinit-elle aujourd'hui son ancrage dans le monde asiatique ? C'est une question que nous nous posons. Est-ce ainsi qu'il convient de lire son partenariat global avec l'ASEAN datant déjà de 2007 ? La France parviendra-t-elle à trouver sa place dans ces enceintes ? Et quelle doit être cette place justement ? Comment l'évolution de ses collectivités peut-elle à moyen terme se répercuter sur sa capacité d'influence ? L'évolution de la Nouvelle-Calédonie, particulièrement, le développement de son propre réseau diplomatique sont, je crois, regardés avec attention par l'Australie et les autres États de l'Asie pacifique.

Animée, comme l'Australie, d'une vision globale du monde et des menaces, la France peut-elle proposer une autre voix dans cette zone ? Les Australiens et les pays de la zone sont-ils en demande de cette autre voix ? Voilà bien des questions, Madame, Messieurs, sur lesquelles nous souhaitons vous entendre. Je vous propose, Madame, de commencer nos échanges.

Mme Sarah Mohamed-Gaillard. - Étant historienne, ma présentation se fera à la lumière des enseignements qui peuvent être tirés de l'histoire partagée entre la France et l'Australie. Cette histoire est marquée par des ambiguïtés et une certaine méconnaissance réciproque.

Je rappellerai d'abord que l'Australie a, surtout depuis les années 1990, tourné sa diplomatie et son économie vers l'Asie, en particulier vers la République populaire de Chine qui est devenue un partenaire économique vital. L'Australie doit ainsi concilier cette dépendance économique à l'égard de la Chine et son alliance stratégique avec les États-Unis qui constitue depuis 1951 le pilier de sa sécurité.

En raison des tensions entre Pékin et Washington, Canberra tente de se poser en intermédiaire, cherchant à conjuguer son pragmatisme économique et ses liens historiques et stratégiques. Toutefois les tensions croissantes en mer de Chine qui impliquent aussi le Japon, autre partenaire stratégique et économique essentiel pour l'Australie, peuvent constituer un sujet d'inquiétude poussant Canberra à diversifier ses partenariats stratégiques afin de répondre à son besoin de sécurité.

Dans ce contexte, la France peut être une des cartes à jouer d'autant que les deux nations partagent :

- la mémoire de combats communs lors des deux conflits mondiaux : en cette période de commémoration de la Grande guerre, la participation des troupes ANZAC (Australian and New Zealand Army Corps) aux batailles de la Somme s'impose comme un symbole fort des relations franco-australiennes ;

- la défense de valeurs partagées, notamment dans le contexte actuel de la guerre contre le terrorisme islamiste et face au défi social et politique que représente le danger de radicalisation d'une frange de la jeunesse ;

- une présence et une implication dans les équilibres des océans Pacifique et Indien ainsi qu'en Antarctique ;

- une longue frontière commune dans le Pacifique Sud puisque la Nouvelle-Calédonie est un des archipels les plus proches de l'Australie. Cet élément me semble largement minoré dans ces deux pays.

Cette proximité historique, géographique, idéologique et culturelle constitue un facteur déterminant des relations franco-australiennes et de leur développement à venir. Je voudrais insister ici sur mon domaine de compétence à savoir l'Océanie dont la France est un acteur régional depuis le XIXe siècle du fait de l'administration de la Nouvelle-Calédonie, de Wallis et Futuna et de la Polynésie française. Ces collectivités lui permettent d'être présente d'Ouest en Est du Pacifique Sud mais aussi dans le Pacifique nord en tenant compte de l'îlot inhabité de Clipperton. Ces îles participent de l'ambition de la France d'être une puissance mondiale dans la mesure où :

- elles participent à faire d'elle la deuxième puissance maritime au monde et leur ZEE sont importantes à l'heure de la maritimisation des économies et parce qu'elles pourraient receler des potentialités en termes de matières premières ;

- le nickel calédonien représentant 25 % des réserves mondiales ;

- près de 3 000 militaires stationnent en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française ;

- ces îles constituent enfin des arguments forts du discours des autorités françaises présentant la France comme « un État du Pacifique à part entière » dont les archipels du Pacifique Sud pourraient être « des têtes de pont de l'Union européenne » dans la zone, voire des pôles d'influence en Asie-Pacifique. Reste à savoir si la France est réellement perçue comme un État « du » Pacifique ou comme un État « dans » le Pacifique.

Pourtant, Paris semble minorer l'intérêt stratégique et diplomatique de ces régions comme l'indique la réduction du personnel militaire stationné dans ces territoires et des moyens de déploiement et de projection notamment maritimes, relativement limités.

Signalons aussi que ces archipels peuvent constituer de potentiels points sensibles pour la diplomatie française dans la région. L'histoire en a témoigné, avec les essais nucléaires ou la gestion de la crise politique de la Nouvelle-Calédonie. Mais si en Océanie, les relations entre la France et l'Australie ne sont pas dénuées de frictions, la solidarité entre nations occidentales a toujours pris le pas sur les sujets de contentieux. Il faut d'ailleurs noter que ces sujets de tensions sont étroitement liés à la recherche de sécurité qui est un élément central de la vie politique de l'Australie depuis le XIXe siècle. Ce pays est soucieux de la stabilité des archipels qui l'entourent car ceux-ci peuvent constituer de potentiels points d'attaque contre elle ou bien former les derniers remparts de sa défense. Si la France a pu être perçue par l'Australie comme une puissance potentiellement déstabilisante, elle est, depuis les accords de Matignon et la fermeture du Centre d'expérimentations du Pacifique, un partenaire de plus en plus recherché.

L'avenir de la Nouvelle-Calédonie reste à écrire et nous ne pouvons pas exclure de nouvelles tensions entre la France et l'Australie mais il me semble que le contexte a changé sous l'effet notamment des difficultés rencontrées par les États indépendants de Mélanésie depuis les années 1990 qui constituent un sujet d'inquiétude et de dépenses pour l'Australie. L'implication de la France au sein de ce que Canberra a appelé « l'arc d'instabilité mélanésien » apparaît désormais comme un gage de stabilité et présente l'avantage de partager le poids financier des aides destinées à accroître l'équilibre de la région.

La présence de la France en Océanie lui confère donc des responsabilités qui sont régulièrement soulignées et louées par l'Australie et la Nouvelle-Zélande. L'accord de partenariat stratégique que la France et l'Australie ont conclu en 2012 consacre d'ailleurs une partie importante à la coopération dans le Pacifique insulaire. Cet accord appelle les deux parties à oeuvrer de concert à la stabilité d'une région insulaire largement perçue sous le prisme de ses vulnérabilités.

La recherche de cette stabilité passe par des voies variées. Il s'agit, tout d'abord, que les forces militaires françaises stationnées en Nouvelle-Calédonie et Polynésie française :

- participent à des exercices conjoints avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande ;

- contribuent à la surveillance des ZEE des États insulaires qui n'ont pas les moyens matériels, humains et financiers de l'assumer seuls ;

- et interviennent en cas de catastrophes naturelles via l'accord FRANZ.

Il s'agit aussi de promouvoir les valeurs démocratiques et les normes de bonne gouvernance, ainsi que de soutenir le développement par le biais de la Communauté du Pacifique mais aussi et surtout de l'Union européenne dont la France estime que ses territoires constituent la vitrine.

L'action de la France est d'autant plus recherchée que des puissances, qui ne sont pas historiquement impliquées dans la région, manifestent un intérêt susceptible de bousculer les équilibres.

Cette nouvelle donne a également des effets sur l'action et l'image de la France dans la zone. D'une part, l'appui de ces nouveaux acteurs est recherché par les États insulaires, et cela peut tendre à reléguer la France à un rôle de partenaire parmi d'autres, à moins qu'elle ne renouvelle ou approfondisse son action diplomatique. D'autre part, l'intérêt de la République populaire de Chine, de Taiwan, de l'Inde ou de la Corée du Sud redonne à l'Océanie une importance géopolitique qui avait été quelque peu minorée depuis la fin de la Guerre froide. Du côté français, cela réactive l'argument selon lequel les archipels du Pacifique confèrent à la France une position particulière dans la région. Restent à déterminer les enjeux de cette situation géographique particulière et la place accordée aux collectivités d'outre-mer dans la stratégie d'influence de la France.

Enfin, le dynamisme économique de l'Australie et la signature du contrat avec DCNS ne doivent pas faire oublier à la France les autres acteurs océaniens que sont la Nouvelle-Zélande et les États insulaires. Bien que le poids de l'Australie sur la politique régionale océanienne soit fort, son action n'est pas toujours unanimement bien perçue par les États insulaires, souvent plus proches diplomatiquement de la Nouvelle-Zélande. En outre, ces États insulaires constituent des partenaires naturels des collectivités françaises dont le rôle diplomatique ne peut se réduire à être une simple vitrine de la France et de l'Europe. L'intégration régionale est un enjeu pour le devenir de ces collectivités, quel que soit leur futur statut politique. C'est aussi un enjeu pour la place de la France en Océanie.

En 2013, la résolution, présentée par plusieurs États océaniens, qui visait à obtenir la réinscription de la Polynésie française sur la liste des pays à décoloniser des Nations unies, soutenue par une partie de ces États insulaires, témoigne de l'action qu'il reste à mener mais aussi du soutien que peuvent représenter ces États d'Océanie au sein des forums internationaux.

M. David Camroux - Mes ancêtres ont quitté la France au moment de la révocation de l'édit de Nantes et ils seraient bien étonnés de me voir ici aujourd'hui. Je suis surtout un spécialiste de l'Asie du Sud-Est et je vais donc vous parler de l'Australie dans le contexte de l'Asie-Pacifique. Quand on parle de l'Australie, on commet beaucoup d'erreurs. Dire que l'Australie est un grand pays, c'est faux, c'est le plus petit des cinq continents et l'Indonésie a une population dix fois plus nombreuse. Dire que l'Australie est un petit pays, c'est faux, c'est la plus grande île et sa population est dix fois supérieure à celle de la Nouvelle-Calédonie. L'Australie est un pays « inventé » au caractère particulier. Les Australiens sont très fiers de descendre d'émigrés européens « triés sur le volet » par les meilleurs juges anglais ou irlandais : les bagnards bien sûr. Peu de pays ont une telle origine.

Dans la conception qu'a l'Australie de sa place dans le monde, plusieurs idées entrent en jeu. La première, c'est « la tyrannie de la distance ». L'Australie se pense comme une sorte de poste avancé de l'Europe et surtout de la Grande-Bretagne, dans cette partie du monde. Avec la montée de l'Asie, « la tyrannie de la distance » est devenue « l'avantage de la proximité ». L'Australie profite de sa place dans la région la plus dynamique du monde. Après la seconde guerre mondiale, elle a profité de la reconstruction du Japon, dont elle est devenue le premier partenaire dans les années 1970. Quelques décennies plus tard, c'est la même chose avec la Chine. La dépendance à l'égard de l'Asie est toutefois à « double tranchant ». Le ralentissement de l'économie chinoise a ainsi des conséquences négatives sur l'économie de l'Australie, qui a tout de même un taux de croissance de 3 % et un taux de chômage de 5 %.

Dans la conception de l'Australie, il y a aussi l'idée de « front yard » ou jardin de devant et de « backyard » ou arrière-cour. Le jardin de devant, c'est l'Asie et l'arrière-cour, c'est le Pacifique sud. Il y a eu des périodes d'incompréhension entre la France et l'Australie avec les essais nucléaires et les troubles en Nouvelle-Calédonie, mais la grande réussite de la France et de ses différents gouvernements, de droite comme de gauche, c'est qu'on ne parle plus de tout cela dans les médias. Cette réussite est à mettre au compte des grands serviteurs de l'Etat qui connaissent bien le Pacifique sud et la Nouvelle-Calédonie et qui ont su oeuvrer, depuis plus de trente ans, pour préparer le référendum de 2018 sur le statut de la Nouvelle-Calédonie.

Certains d'entre vous viendront en Australie en septembre prochain. Avant cela, des élections législatives fédérales auront lieu le 2 juillet. Je vais faire un petit point sur la situation politique actuelle. Tout d'abord, le vote est obligatoire en Australie, ce qui donne un taux de participation de 95 %. Le scrutin est un scrutin préférentiel à un seul tour où le votant coche ses préférences dans l'ordre 1, 2, 3, 4, etc. Le candidat élu est celui qui correspond à la première préférence recevant plus de 50 %. Pour moi, c'est un système plus démocratique que le scrutin majoritaire simple à un seul tour britannique. La première préférence est le vote du coeur, les suivantes sont les votes de la raison, voire du portefeuille. Ce système permet d'avoir des majorités stables. L'Australie a un système politique bipartite, un parti libéral de centre droit et un parti travailliste de centre gauche. En fait, le parti libéral forme une coalition avec le parti national, ancien parti agraire, depuis soixante ans et depuis vingt ans, on a des partis écologistes qui tiennent l'équilibre entre les deux grands partis, notamment au Sénat. Seul bémol, le mandat législatif de trois ans qui fait que l'entrée en campagne pour les nouvelles élections arrive très vite, mais l'on n'est pas parvenu à instaurer un mandat de quatre ans au niveau fédéral.

Actuellement, le parti libéral de centre droit est au pouvoir avec un nouveau ministre, Malcom Turnbull, qui a fait tomber son prédécesseur, Tony Abott, à la fin de l'année dernière. Tony Abott est très impopulaire parce qu'il n'a pas respecté la solidarité gouvernementale, mais son successeur, Malcom Turnbull n'a pas totalement convaincu la population que son arrivée était un véritable changement. Le Gouvernement perd souvent les élections du fait de divisions internes. Le parti libéral est déchiré entre une ligne un peu plus conservatrice et une aile plus centriste. Les sondages sont très serrés et il n'est pas exclu que le parti travailliste revienne au pouvoir après son échec « sanglant » de 2013, dû à une lutte interne entre deux premiers ministres, Kevin Rudd et Julia Gillard.

En juillet 2016, il y aura les élections législatives pour élire la chambre basse du Parlement et le renouvellement du Sénat dans sa totalité. Normalement, le Sénat est renouvelé par moitié tous les trois ans, mais nous sommes, là, dans un cas de « double dissolution » qui peut être demandée lorsque plusieurs blocages d'une législation ont eu lieu. Pour les résultats, il faut attendre bien sûr. Mais pour le Sénat, où le système électoral est encore plus compliqué du fait d'un système de vote préférentiel avec une dose de proportionnelle de liste, on risque de ne pas avoir de majorité claire, ni pour le parti libéral et ni pour le parti travailliste, avec la présence d'autres partis comme les indépendants et les écologistes. La chambre basse pourrait être remportée par les travaillistes.

Quelles seront les implications de ces élections sur les relations entre la France et l'Australie ? On peut penser à une continuité. Le succès de la France remportant le contrat des sous-marins est la preuve de l'instauration d'une relation de long terme avec l'Australie : c'est de l'investissement à long terme, cinquante ans. Je crois que ce succès est lié à l'activité de Thalès, qui est le premier constructeur d'armement en Australie depuis la privatisation de la compagnie publique d'armement. L'Australie est un marché important car c'est un marché de référence en matière de défense. Dans d'autres domaines, comme les vins australiens, on retrouve la même chose. Il faut savoir que deux-tiers des vins produits le sont par des entreprises dont les capitaux sont français.

Quels que soient les résultats des élections, il y aura aussi une continuité en politique étrangère et notamment s'agissant de l'alliance avec les États-Unis. Comme beaucoup d'autres pays d'Asie-Pacifique, l'Australie essaye d'équilibrer ses rapports avec la Chine, locomotive économique, par son alliance avec les États-Unis, garants de sa sécurité. J'estime d'ailleurs que le Président Xi Jinping a plus fait pour « le pivot » des États-Unis vers l'Asie-Pacifique que l'administration Obama elle-même. On le voit bien avec la visite d'Obama au Vietnam et la possibilité pour la septième flotte de se trouver dans Cam Ranh Bay près d'Ho Chi Minh. En réaction aux positions de la Chine, parfois perçues comme une agression dans la région, on assiste au renforcement des relations avec les États-Unis. Il y a aussi une question d'équilibre par rapport à l'Europe. La France qui représente l'Europe dans le Pacifique sud a une carte extraordinaire à jouer, celle du « troisième larron » en quelque sorte ou celle d'un autre pôle d'équilibre pour l'Australie dans cette région.

M. Christian Cambon, président. - Merci d'avoir replacé l'Australie dans son contexte et de nous avoir initiés aux subtilités de la politique australienne, compte tenu des élections prochaines. Je donne maintenant la parole à M. Christian Lechervy, secrétaire permanent pour le Pacifique, que nous avons déjà eu l'honneur de recevoir au sein de notre groupe de travail. Il pourra peut-être nous parler de ce rôle de « troisième larron » de la France dans ce contexte géopolitique tout à fait passionnant.

M. Christian Lechervy - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je suis très heureux de me retrouver aujourd'hui devant vous pour partager un certain nombre d'interrogations. La relation de notre pays avec l'Australie comprend cinq facettes.

Premièrement, l'Australie est notre voisin immédiat, c'est le pays avec lequel nous partageons la frontière maritime la plus longue. Il y a donc un espace à gérer, en matière de sécurité environnementale, de sécurité de navigation, de sécurité des personnes. Cette dimension bilatérale est essentielle.

Deuxièmement, l'Australie a une dimension mélanésienne. Si l'on regarde attentivement tous les Livres blancs rédigés par l'Australie depuis les années 1970, on constate que le premier chapitre consacré à la sécurité porte sur la dimension mélanésienne du Pacifique Sud. Or, s'il y a un Etat qui a une dimension mélanésienne, c'est bien la France, au travers de la Nouvelle-Calédonie. Cela justifie à la fois que le FLNKS soit membre du groupe mélanésien Fer de lance et que le gouvernement dirigé par Philippe Germain aspire à devenir observateur de cette organisation régionale. Nous sommes au coeur du monde mélanésien d'un point de vue culturel, politique et institutionnel, économique et commercial. La commission mixte, regroupant l'Etat, la Nouvelle-Calédonie et le Vanuatu, qui s'est tenue récemment, à Nouméa, a rappelé combien il est important de développer les relations d'affaires avec le Vanuatu. Le président du gouvernement de Nouvelle-Calédonie Philippe Germain a annoncé la possibilité d'aller vers des accords économiques et commerciaux.

Troisième dimension de notre relation avec l'Australie, la France est un Etat océanien. Nous sommes positionnés en Mélanésie, mais aussi dans le triangle polynésien. La Polynésie française et Wallis et Futuna participent aux organisations polynésiennes. Le groupe des dirigeants politique de la Polynésie va se réunir dans quelques semaines à Papeete, comme l'année dernière, ce qui avait été l'occasion d'une grande déclaration sur l'environnement dans la dynamique de la COP 21. Nous partageons avec l'Australie une vision et une responsabilité d'ensemble sur le monde océanien en participant aux organisations sous-régionales.

Quatrièmement, et nous avons trop tendance à l'oublier, il y a la relation avec l'Union Européenne. Je ne reviens pas sur la discussion d'un accord de libre-échange entre l'UE et l'Australie, mais n'oublions pas que l'UE est devenue l'un des tout premiers donateurs au profit des États et territoires océaniens. Nous devons souligner à quel point nous sommes des contributeurs financiers et politiques. Ceci s'explique par le fait que nous avons à la fois l'outil d'aide publique au développement mais aussi le réseau diplomatique les plus denses ainsi que des responsabilités particulières en vertu du lien qui nous unit à nos territoires d'outre-mer.

Enfin, la dernière facette de notre relation avec l'Australie, c'est que ce pays est un partenaire global, que nous avons voulu inscrire en 2012 dans un partenariat stratégique. L'Australie est un partenaire efficace, comme elle l'a démontré à l'occasion de sa participation pendant deux ans au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Elle l'a montré aussi dans la gestion globale des crises, car l'Australie partage avec nous trois moyens essentiels dans la gestion des crises internationales : une volonté politique d'agir, des moyens de projection, y compris militaires, et enfin une procédure de décision qui permet d'être en phase avec les grands partenaires.

Le partenariat de la France avec l'Australie est donc un partenariat qui va du local au global. Il se structure aujourd'hui dans le cadre d'une vision commune à l'égard de l'Asie Pacifique. La diplomatie australienne fonctionne par cercles concentriques. J'ai dit que l'Australie considère le Pacifique Sud comme le théâtre principal, mais sans doute faudrait-il nuancer ce propos car le dernier Livre blanc sur la défense lie explicitement les enjeux de sécurité à l'évolution et à la stabilité de l'Asie du Sud-Est maritime. Pour la première fois, la même importance est ainsi accordée à l'Asie du Sud-Est et au monde pacifique. Cette évolution s'explique par le fait que des États d'Asie du Sud-Est, à commencer par l'Indonésie, se montrent de plus en plus actifs dans la région. C'est aussi le cas du Timor-Oriental ou encore de la Thaïlande. La dimension indonésienne résonne de manière particulière pour la France car nous avons avec ce pays un partenariat stratégique et une relation ancienne. Mme Mohamed-Gaillard, dans le livre qu'elle a publié récemment sur l'histoire de l'Océanie chez Armand Colin, rappelle toute la période où des travailleurs venant de Java sont venus s'installer en Nouvelle-Calédonie, ce qui a donné naissance à des relations diplomatiques particulières. L'Indonésie entretient à Nouméa un consulat général depuis 1951. Et il y a une relation qui s'affirme aujourd'hui, y compris dans le « narratif politique » des dirigeants indonésiens, à travers l'affirmation de leur mélanésité. Il s'agit d'un affichage qui suscite certes quelques polémiques, notamment sur la situation particulière de la Papouasie-Occidentale avec les exactions qui peuvent y être commises, sur laquelle l'UE a pris un certain nombre de positions. Le fait de lier l'évolution du monde pacifique insulaire à l'Asie du Sud-Est est une dimension que nous partageons avec l'Australie.

La deuxième dimension consiste à lier plus globalement l'espace océanien au monde asiatique. Notre approche doit être, de plus en plus, une approche Asie-Pacifique, ne serait-ce, et les deux orateurs précédents l'ont rappelé, parce que tous les États de la région ont établi des partenariats politiques, dans des formats Océanie + 1, avec les États insulaires depuis la fin des années 90. C'est vrai du Japon, de la Chine, de Taïwan, de la Corée, de l'Indonésie et de l'Inde. Le partenariat politique se nourrit aussi du développement des relations économiques et commerciales. Nous le constatons aujourd'hui pour nos territoires. Les exportations de nickel calédonien se dirigent vers le Japon, la Corée, la Chine, et peut-être d'autres partenaires demain. C'est vrai aussi en matière de produits pétroliers : Singapour est devenu un partenaire de première importance pour Wallis et Futuna, son deuxième partenaire commercial. C'est une dimension qu'il faut prendre en compte et structurer.

La troisième dimension de la politique australienne qui entre en résonance avec notre approche, c'est une dimension indo-pacifique. Ce que nous avons de particulier et de commun avec l'Australie, c'est notre proximité avec l'Océan pacifique et l'Océan indien. Les États de l'Océan indien tournent un regard de plus en plus affirmé vers le Pacifique Sud. Je prendrai l'exemple de l'Inde. En trois années, on compte trois sommets de l'Inde avec des chefs d'Etat et de gouvernement des États océaniens, dans le Pacifique à Fidji, dans le Sud de l'Inde l'année dernière et dans quelques mois dans un autre Etat insulaire. Les contacts s'intensifient après la visite du Premier ministre indien Modi à Fidji et la visite du président indien Mukherjee en Papouasie-Nouvelle-Guinée et en Nouvelle-Zélande.

En conclusion, il faut voir notre relation avec l'Australie au travers de trois forums qu'il nous faut aujourd'hui valoriser. Premièrement, les forums institutionnels : la France a la particularité de participer à toutes les organisations régionales, comme Etat membre, Etat associé, partenaire de dialogue ou encore au travers de nos territoires - Nouvelle-Calédonie, Polynésie française et Wallis et Futuna. Ces organisations régionales sont appelées à évoluer pour éviter les doublons entre organisations et pour prendre en considération les nouveaux donateurs. Il est indispensable que dans toutes les organisations régionales les grands donateurs aient une place institutionnelle, à commencer par l'UE. La réforme des institutions du Pacifique est un travail que nous cherchons à conduire avec l'Australie et les autres États insulaires de la région de manière à avoir une approche la plus inclusive possible pour nos territoires au regard des défis qui se posent.

La deuxième orientation de notre relation à cette zone consiste à faciliter l'intégration régionale et sous-régionale de nos territoires, à commencer par la Nouvelle-Calédonie qui entretient des relations particulières avec l'Australie. Ceci passera par la mise en place, comme le prévoit l'accord entre le ministère des affaires étrangères, le ministère des Outre-mer et le gouvernement de Nouvelle-Calédonie, de délégués de la Nouvelle-Calédonie dans les ambassades de la région. C'est déjà le cas en Nouvelle-Zélande, cela devrait l'être aussi dans les années qui viennent en Australie, au Vanuatu, en Papouasie-Nouvelle-Guinée et à Fidji. L'insertion régionale de nos territoires passe par les forums politiques. Le Président de la République et le Premier ministre ont rappelé ces derniers mois combien il est important que la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française deviennent membres à part entière du forum des îles du Pacifique. Mais cela passe aussi par d'autres organisations régionales à caractère « technique », comme la Communauté du Pacifique, principal instrument d'aide au développement, mais aussi les organisations socio-professionnelles, on le voit au travers du développement des relations des chambres d'agriculture ou encore les business forums qui se multiplient.

Enfin, il faut bâtir un nouveau récit, ou « narratif » de nos relations qui tienne à la fois compte d'une Australie devenue un partenaire global, un partenaire structurant dans la région indopacifique et plus spécifiquement dans le monde océanien. Ce récit doit témoigner de notre volonté de poursuivre notre action au travers de l'UE, de notre volonté de développer nos territoires dans l'ensemble du spectre de leurs responsabilités, et de notre volonté d'affirmer durablement l'intérêt de la France dans cette région, dont la principale caractéristique est d'être très interconnectée.

M. Christian Cambon, président. - Merci, Monsieur l'Ambassadeur, pour ce propos très riche. Sans plus attendre je donne la parole à nos collègues qui souhaitent vous interroger. Je donne immédiatement la parole à Marie-Françoise Perol-Dumont, coprésidente avec moi du groupe de travail de la commission des affaires étrangères sur l'Australie.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Je tenais tout d'abord à remercier nos orateurs pour l'éclairage qui nous ont apporté ce matin. Cette table ronde s'inscrit dans le cadre de la mission sur l'Australie qui nous a été confiée, à Christian Cambon, André Trillard, Christian Namy et moi-même, dont l'intitulé est : « l'Australie, quelle place pour la France dans le Nouveau Monde ? ». On aurait pu, pour reprendre les propos de M. l'Ambassadeur, choisir comme titre « Comment écrire le nouveau narratif de la relation avec l'Australie ». Vous êtes par vos fonctions et vos travaux universitaires de grands experts de la région et je souhaite vous interroger plus particulièrement sur les lignes d'influence française.

Pour autant auparavant, je souhaiterais, Madame, vous inviter à préciser vos propos. Vous avez indiqué que Paris semblait minorer l'importance accordée à ce territoire. Vous me permettrez de m'interroger sur ces propos, dans un contexte où pour la première fois depuis que cet Etat existe, un président de la République française y a effectué une visite officielle. Dans un contexte où nous venons d'emporter un marché dont le succès n'était pas écrit d'avance, qui a été suivi par une visite du Premier ministre, dans un contexte marqué par le fait que la France appartient à toutes les institutions et tous les forums régionaux, j'aimerais que vous explicitiez l'impression que vous avez selon laquelle la France n'accorderait pas suffisamment d'importance à cette zone. Ce n'est pas d'ailleurs le sentiment que nous avons dans le cadre de la mission que nous conduisons.

Je souhaite intervenir sur une structure qui fait partie des organisations régionales précédemment mentionnées. Nous sommes avec Singapour à l'origine du dialogue Asie-Europe, dit ASEM, qui regroupe désormais 53 membres, dont l'Australie. En 2018 aura lieu le sommet de l'ASEM à Paris, seront invités 25 chefs d'Etat de toute l'Asie, auxquels s'ajouteront 28 chefs d'Etat ou de gouvernement européens ; comment faire fructifier cette opportunité de relations avec nos partenaires asiatiques ? Comment confirmer notre intérêt pour cette zone ? Et comment donner consistance à l'ASEM qui ne semble pas avoir aujourd'hui tenu les promesses qui présidaient à sa création ?

Au-delà de cette instance, comment renforcer la coopération stratégique entre la France et les pays de cette zone ? Plusieurs des propos que vous avez tenus m'incitent à vous poser la question suivante : vous semblerait-il souhaitable et possible de développer des partenariats tripartites associant par exemple l'Inde et l'Australie à la France, afin d'asseoir notre influence dans cette partie du monde, maintenant que les difficultés que nous avons eues il y a quelques années sont derrière nous ?

La deuxième question que je souhaiterais vous poser concerne notre réseau diplomatique puisque la mission que nous conduisons porte également sur l'évolution de notre réseau diplomatique et sur les missions que l'ancien ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius avait confiées aux ambassadeurs chargés d'incarner la diplomatie économique. Comment voyez-vous la réactivité de notre réseau diplomatique ? La perception que nous en avons, nous, après avoir auditionné notre ambassadeur, est que notre réseau diplomatique a bien fait son travail et a bien joué son rôle. Si DCNS a emporté le marché de fourniture de sous-marins à l'Australie, c'est aussi grâce à l'aide de notre réseau diplomatique. Mais peut-on dynamiser encore notre réseau diplomatique pour qu'il soit encore plus efficient au service des intérêts de notre pays ?

M. Xavier Pintat. - Je vais essayer d'être court, merci pour ces présentations denses, intéressantes et complémentaires que vous nous avez présentées. J'aurai deux questions. Je voudrais revenir sur un sujet qui a déjà été un peu abordé. Le contrat du siècle signé par DCNS doit encore être négocié. Techniquement DCNS a remporté l'appel d'offres ouvert en 2012 par l'Australie, ce qui l'autorise à des négociations exclusives. Le précédent contrat de vente des Rafales à l'Inde ne doit-il pas nous pousser à la prudence ? Bien que l'Ambassadeur de France en Australie nous l'ait assuré, allant dans le même sens que M. Camroux, j'aimerais savoir ce que nos interlocuteurs pensent : la promesse du contrat ne peut-elle pas être contrariée par le résultat des prochaines élections législatives anticipées de juillet ?

Ma deuxième question concerne la diversification de l'économie de l'Australie. L'Australie se rapproche du marché asiatique, multiplie les traités de libre-échange ; pensez-vous que les entreprises françaises puissent profiter des opportunités offertes par cette nouvelle Australie asiatique ?

M. Jacques Legendre. - Une question simple : notre rapport avec l'Australie a tout de même été assez variable. Comme élu du Nord de la France, je suis très sensible à l'émotion des Australiens lorsque l'on retrouve des centaines de corps d'Australiens morts à Fromelles en 1916. Dans ces cas-là nous nous sentons très proches. Pour autant, je ne peux pas oublier non plus les difficultés que nous avons eues avec l'Australie lorsqu'elle s'est ingéniée à réduire l'influence française dans ce qui reste de l'ancienne Indochine, ou quand il s'agit du Vanuatu. J'aimerais savoir si les difficultés que nous avons pu rencontrer dans le temps avec l'Australie au Vanuatu sont derrière nous et s'il y a désormais une approche française et australienne commune vis-à-vis de ce pays ou bien si sur ce point une forme de compétition demeure ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - Je vous remercie d'avoir souligné quelques vérités, notamment que l'Australie est un continent mais aussi une île. Quand on regarde cet énorme continent qui est sous-peuplé dans un monde asiatique surpeuplé, cette situation peut-elle durer encore longtemps ?

M. Gilbert Roger. - J'ai remarqué dans l'ensemble des propos tenus par nos trois orateurs une grande absente : Sa Majesté la reine d'Angleterre. Or il me semble que par l'intermédiaire de l'Australie elle a une vue sur ce secteur. Le drapeau australien comporte bien l'Union Jack en son sein. Quelle est l'indépendance intellectuelle et économique de l'Australie par rapport au Royaume-Uni ? Et si le Brexit devait avoir lieu, quel sera l'avenir des relations commerciales, économiques, touristiques et autres entre l'Australie, dépendante du Royaume-Uni, et l'Union européenne et ses partenaires ?

M. Jean-Marie Bockel. - Il y a là des enjeux maritimes, des enjeux de relations commerciales avec les pays de la région, des enjeux propres au devenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie : au-delà de tous ces défis brillamment rappelés par nos orateurs, quelle est la perspective pour la France ? Sera-t-elle un pays du Pacifique ou dans le Pacifique ? Bien sûr dans cette question se dessine l'idée d'une France, pays du Pacifique, notamment dans l'installation des relations diplomatiques que va développer la Nouvelle-Calédonie avec son environnement.

M. André Trillard. - Je souhaitais compléter la question de notre collègue en parlant de la perception des États-Unis par les pays de cette zone. Les États-Unis sont supposés avoir effectué un pivot vers l'Asie au prix d'un relatif désengagement des conflits majeurs du Moyen-Orient. Comment est perçu ce positionnement dans cette zone immense où l'on retrouve la Chine mais aussi l'Inde ? Comment se positionne l'Australie par rapport aux États-Unis, qui ne sont pas un partenaire anodin ?

Mme Gisèle Jourda. - Ma question porte sur les politiques de migration. L'Europe et la France doivent gérer les vagues de réfugiés de Syrie et des zones en guerre. Tel est également le cas de l'Australie. Dans un article du quotidien Libération du 27 avril 2016, consacré au verdict rendu par la Cour suprême de Papouasie-Nouvelle-Guinée qualifiant d'illégal et inconstitutionnel l'accord permettant à l'Australie de placer en détention sur le territoire de la Papouasie-Nouvelle-Guinée des demandeurs d'asile indésirables, vous indiquez, Monsieur Camroux, que la fermeture des camps et la prise en charge par l'Australie elle-même des demandes d'asile permettraient de réaliser une économie de 2 milliards d'euros. Pourriez-vous nous expliquer comment cette économie est possible ?

Mme Mohamed-Gaillard - Je ne voulais pas dire que la France minorait l'intérêt de l'Australie, mais que la France sous-estimait la place et le rôle que les collectivités d'outre-mer pouvaient jouer dans la relation avec l'Australie au sein de l'Océanie. Je pensais notamment aux délégués de la Nouvelle-Calédonie qui pourraient être en poste dans les ambassades. Je me souviens d'un colloque organisé par le Sénat en 2013 où avait été évoquée l'installation de ces délégués en Nouvelle-Zélande et dans d'autres ambassades à suivre - mais on en est resté à la seule Nouvelle-Zélande. C'est pourquoi je pose la question : quelle est la position de la diplomatie française à l'égard du rôle que peuvent jouer ces territoires dans le développement de relations avec l'Australie ou les autres États de la région ? La question qui se pose est celle de la capacité de ces territoires à jouer leur propre jeu au sein d'une diplomatie plus globale. Mon interrogation fait aussi écho au fait qu'il y a deux patrouilleurs en Nouvelle-Calédonie qui sont désarmés et qui ne seront pas immédiatement remplacés, ce qui pose des questions quant à la surveillance des zones économiques exclusives et à la capacité de la France à réagir dans le cadre des accords FRANZ.

Concernant les difficultés avec le Vanuatu, je pense - même si je ne suis pas toujours suivie sur ce point - qu'il faut faire attention à ce qu'on a pu dire de l'hostilité de l'Australie à l'égard de la France en Océanie entre les années 1960 et 1980. Il est évident que l'indépendance du Vanuatu a provoqué de grandes tensions avec la France, du fait de l'implication de l'Australie en sous-main pour l'indépendance de ce territoire. Je pense qu'il n'y a pas de difficultés à attendre dans la relation de la France avec l'Australie dans le cadre océanien, tant que la politique française dans ces territoires et la diplomatie menées iront dans le sens de la stabilité des îles et de la région, plus particulièrement de la Mélanésie.

Il est certain que si une politique française mettait à mal la sécurité australienne, il y aurait une réaction, mais ceci ne semble pas d'actualité. Il faut rappeler que la sécurité est un enjeu important pour l'Australie. Sa dimension insulaire peut être une protection, mais c'est aussi une vulnérabilité. Les archipels de la région, notamment mélanésiens, sont surveillés attentivement par l'Australie. Le pays mobilise beaucoup de moyens financiers et humains qui pourraient être déployés dans un cadre plus large, Asie-Pacifique ou indo-pacifique.

Concernant la Nouvelle-Calédonie et la question de savoir si la France est une puissance du Pacifique ou dans le Pacifique, il est certain que la France a longtemps été perçue plutôt comme une puissance dans le Pacifique, dont la légitimité à y être pouvait être questionnée. La situation a cependant changé dans les années 1990, avec la fermeture du centre d'expérimentations nucléaires et les accords de Matignon. De plus en plus, la France s'apparente à une nation du Pacifique. Mais là encore, la politique que la France mène dans ces territoires peut avoir un impact sur cette vision. Tant que les territoires seront stables, il n'y aura pas de tensions.

M. David Camroux - Je ne crois pas qu'un changement de gouvernement aura un impact sur la vente des sous-marins. Le contrat a fait l'objet d'une évaluation indépendante créée à cet effet et comprenant notamment des sous-mariniers américains. L'Australie s'est appuyée sur des considérations techniques pour faire son choix. Il y a certes une dimension politique, qui est celle de la construction dans les chantiers d'Adélaïde. Cet Etat d'Australie méridional peut basculer vers le parti travailliste. Mais ceci pourrait même avoir des avantages, du fait des liens entre le parti travailliste et les syndicats. En effet, le contrat est largement soutenu par le monde syndical en Australie.

Concernant les relations avec la monarchie britannique, il y a eu un référendum sur un passage à la république en Australie. Sur ce sujet, l'opinion varie. Les jeunes sont plutôt favorables à la poursuite de la monarchie constitutionnelle. Je considère pour ma part que la monarchie constitutionnelle a l'avantage d'opérer une réelle distinction entre chef d'Etat et chef de gouvernement. Quant au Brexit, je dirai plus largement qu'il est considéré comme une « bêtise monumentale » par tous les dirigeants des pays de la sphère anglophone. On ne comprend pas qu'un pays qui a tous les avantages de l'Union européenne sans les désavantages - l'euro et Schengen - souhaite en sortir. Il faut cependant rappeler que depuis la Seconde guerre mondiale, ce sont les États-Unis qui sont le grand protecteur de l'Australie et non le Royaume-Uni.

Sur la question des migrations, la politique australienne consistant à repousser des bateaux vers l'Indonésie et à mettre les migrants en détention provisoire sur l'île de Manus et l'île de Nauru me semble moralement répréhensible. D'un autre côté, en voyant les difficultés de l'Union européenne vis-à-vis de la Turquie, je constate que la situation n'est pas si simple. Cette question pèse dans le débat électoral. Si le parti travailliste revient au pouvoir, il fermera le camp de Manus conformément à la décision de la Cour suprême papouasienne. Quant à l'île Nauru, on s'oriente vers une solution consistant à traiter ces questions en Australie même, sur l'île Christmas. Par ailleurs, les centres de détention sont sous-traités à des entreprises de sécurité privées, ce qui est extrêmement coûteux, près de deux milliards d'euros. Il serait moins cher d'accueillir les personnes sur place.

M. Christian Lechervy - Concernant la politique américaine, il faut rappeler que les États-Unis sont un Etat positionné dans la région : avec les Marianne du Nord, les Samoa et l'île de Guam. Chacun de ces territoires a voté pour les primaires américaines, à défaut de pouvoir voter le jour de l'élection présidentielle à proprement parler. La campagne des primaires a montré une grande attention à l'importance stratégique du Pacifique Nord et à la poursuite de la politique du pivot. Les États-Unis, dans cette perspective, voient en Guam un « outil » de première importance. Je crois que, dans les années qui viennent, il y aura une évolution institutionnelle et un renforcement des moyens militaires déployés à Guam, on annonce 3 000 marines supplémentaires en 2021, mais aussi une opération de transfert qui coûtera 8 milliards de dollars dont 3 milliards seront intégralement pris en charge par le Japon. Sur le plan institutionnel, il y a des débats aux États-Unis concernant le fait que les citoyens américains dans ces territoires n'ont pas le droit constitutionnel de vote à l'élection présidentielle. Le statut de ces territoires sera débattu. Certains proposeront probablement un amendement constitutionnel, comme celui qui a donné le droit de vote aux ressortissants de Washington en 1961, d'autres proposeront peut-être de faire de Guam le 52 ème Etat des États-Unis.

En complément, les États-Unis vont être interpellés par les partenaires Palaos, les États fédérés de Micronésie et les Marshall dans la mise en oeuvre du Compact Act - cet outil juridique qui lie ces pays avec les États-Unis depuis leur indépendance. Le Compact Act devrait venir à échéance en 2023, et certains acteurs disent qu'il pourrait être renégocié d'ici là.

La France est un partenaire des États-Unis, même si leur attention est prioritairement tournée vers la Micronésie. Nous participons avec les Américains et les Australiens aux relations dites QUAD, qui sont un lieu d'échange structuré en matière de défense. Les États-Unis développent par ailleurs de nouvelles relations avec les pays de la région dans des formats triangulaires Australie-États-Unis-Japon. L'Australie développe aussi un dispositif triangulaire avec le Japon et l'Inde, auquel se joignent ponctuellement les États-Unis. Le monde océanien entre dans cette politique générale du pivot américain qui, quel que soit le nouveau président, devrait se poursuivre.

Sur la politique de la Grande-Bretagne dans la région, je souligne que nous avons des relations avec les Britanniques au titre des territoires d'Outre-mer de l'Union européenne. Il est évident que si la Grande-Bretagne faisait le choix du Brexit, ces relations seraient mises à mal. Nos efforts menés avec les Britanniques pour donner de la synergie aux fonds européens de développement aux territoires du Pacifique et aux pays du Pacifique du groupe ACP seraient compromis. Néanmoins, nous entretenons des relations de coopération avec les îles Pitcairn sous souveraineté britannique. A l'heure où nous parlons, le gouverneur de Pitcairn est en Polynésie française pour évoquer un certain nombre de programmes de coopération. Dernier élément, la politique britannique dans la région est conduite notamment au travers du Commonwealth. Le Secrétariat du Commonwealth est un bailleur de fonds et offre des soutiens en matière de bonne gouvernance et de coopération juridique.

Concernant le Vanuatu, il faut rappeler combien nous travaillons étroitement avec l'Australie en matière de gestion de crise. Les efforts que nous avons menés dans le format FRANZ à l'occasion du cyclone Pam ont satisfait tout le monde, les victimes, le Vanuatu et nos territoires, qui ont apporté des concours très concrets : personnels de la sécurité civile, qui est une compétence des territoires, ne l'oublions pas, mais aussi aides en provenance des communes et des associations de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française.

Une deuxième dimension de notre relation avec le Vanuatu est la priorité que nous donnons, conjointement avec l'Australie, au développement de l'éducation. La commission mixte qui vient de se tenir en a fait une priorité. L'Australie octroie des bourses qui permettent à des étudiants du Vanuatu de venir étudier en Nouvelle-Calédonie, à l'université ou dans des formations socioprofessionnelles. Je soulignerai que la commission mixte s'est déroulée intégralement en français, le ministre des affaires étrangères, le Premier ministre, mais aussi d'autres autorités du Vanuatu sont parfaitement bilingues. L'affirmation de la francophonie du Vanuatu n'est pas mise en cause par nos partenaires.

Concernant le contrat sur les sous-marins, pour avoir longtemps travaillé au cabinet du ministre de la défense, puis du Président de la République sur l'exportation du Rafale en inde, je crois que la comparaison n'est pas tout à fait adaptée. Comme le rappelait le professeur David Camroux, le choix du gouvernement Turnbull de retenir l'offre française n'a pas été contesté. Il peut y avoir des débats sur la forme qu'a prise la décision, mais il n'y a pas de contestation de la qualité du produit ou de la fiabilité du partenaire. Ceci a été affirmé clairement par tous les acteurs politiques. Il appartient maintenant à l'industriel de conclure son contrat, avec le soutien de l'Etat et, lors de sa visite à Canberra, le Premier ministre a rappelé que les plus hautes autorités de l'Etat entendent s'impliquer dans la mise en oeuvre de ce programme. Ce contrat est structurant non seulement pour notre coopération industrielle, mais aussi pour notre action commune dans l'Océan indien et l'Océan pacifique. Nous avons des relations très étroites dans le domaine de la marine, la visite du chef d'état-major de la marine vient de le confirmer. Nous avons de bonnes chances de finaliser ce contrat dans les délais, et les délais sont très importants en termes de sécurité pour l'Australie. Ainsi nous pourrons développer un nouveau chapitre de la relation politique avec l'Australie.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie pour ces précieux éclairages sur une région du monde où la France a de nombreux intérêts et des partenariats à développer.

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