ANNEXE II - AUDITION DE M. CHRISTOPHE LECOURTIER DU 27 AVRIL 2016

La commission auditionne M. Christophe Lecourtier, ambassadeur de France en Australie, sur « la place de la France dans le nouveau monde ».

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je suis très heureux de vous accueillir, Monsieur l'ambassadeur, au lendemain de l'annonce par l'Australie qu'elle a choisi la France pour ses sous-marins océaniques ; dans un communiqué, notre commission a salué cet accord très important pour les deux pays et pour la zone Pacifique dans son ensemble ; nous sommes passés en quelques années d'un « excès » de France en Australie - une phase de tension, cristallisée par nos essais nucléaires atmosphériques - à une « demande » de France, ce contrat historique en atteste. Monsieur l'ambassadeur, je ne vous présente pas nos deux rapporteur sur l'Australie, je sais que vous étiez avec Christian Cambon lundi au petit matin pour la célébration de l'ANZAC-Day, cérémonie du « point du jour » en commémoration des troupes australiennes et néo-zélandaises engagées dans la Grande Guerre, 6 000 Australiens étaient à vos côtés. Notre commission a choisi de travailler cette année sur l'Australie, notre mission s'y déplacera en septembre : cette audition, dans ce contexte tout à fait heureux, est l'occasion de vous interroger sur les relations bilatérales entre la France et l'Australie, mais aussi, plus largement et sans préjuger des nombreuses questions que ne manqueront pas de vous poser mes collègues, sur votre perception de l'ancrage, somme tout récent, de l'Australie à l'Asie.

M. Christophe Lecourtier, ambassadeur de France en Australie. - Le métier d'un ambassadeur consistant à donner du contenu et de la perspective à la relation bilatérale entre la France et le pays où il exerce, vous mesurez le plaisir rare, en plus de l'honneur, que j'ai à venir devant vous au lendemain de l'accord annoncé par le Premier ministre australien. Cet accord va structurer les cinquante prochaines années des relations entre la France et l'Australie et il est le résultat d'une stratégie mise en place ces dernières années.

De très longue date, les relations entre nos deux pays se situaient dans une zone « grise » - avant 2014, aucun président de la République ne s'était rendu en visite officielle ou d'Etat en Australie, le voyage le plus élevé dans le protocole avait été, en deux siècles, celui du Premier ministre Michel Rocard en 1988. Trois raisons à cet état des choses : le contentieux des essais nucléaires français, qui a culminé dans les années 1990 avec un puissant mouvement d'opinion et le boycott de produits français en Australie ; les événements en Nouvelle-Calédonie et le soutien, supposé ou réel, des Australiens aux mouvements indépendantistes kanaks ; enfin, la politique agricole commune (PAC), dont la France a été le grand inspirateur et le grand bénéficiaire et qui était perçue comme un cheval de Troie en Australie où l'adhésion britannique à la Communauté européenne a été un véritable traumatisme, avec des conséquences dramatiques - et l'Australie a été l'un des principaux inspirateurs du groupe de Caïrns, pourfendeur de la PAC et de la France en particulier.

Ces trois raisons de tension avec la France ont progressivement disparu : nous avons cessé nos essais nucléaires atmosphériques dans le Pacifique, le processus politique mis en place en Nouvelle-Calédonie a été reconnu exemplaire et les réformes de la PAC ont ôté les éléments perçus comme nocifs du côté australien. Le terrain étant redevenu neutre, encore fallait-il construire une relation : c'est ce que nous avons fait, avec cette première visite d'Etat d'un président de la République française en Australie, au lendemain du G20 de novembre 2014.

Le contexte stratégique a profondément changé pour l'Australie. Depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale au moins, l'île-continent vivait sous « la tyrannie de la distance », selon une expression consacrée, pour le pire et le meilleur - à l'abri, en particulier, des risques stratégiques qui touchaient le continent européen, et d'abord celui des Soviétiques. Depuis une décennie, l'émergence des marines chinoise et indienne, les tensions en mer de Chine, le réarmement des pays de la région, la Malaisie, Singapour, l'Indonésie, le Vietnam, aussi bien que les hésitations perceptibles des États-Unis à garantir un parapluie irrévocable de sécurité aux Australiens, tous ces éléments incitent l'Australie à vouloir assumer directement sa sécurité par elle-même dans la région. L'économie, ensuite : pendant 25 ans, l'Australie a connu une croissance ininterrompue, c'est même le seul pays de l'OCDE dans ce cas, avec des finances publiques saines, un endettement faible, un taux d'endettement tout à fait exemplaire. Ce « miracle australien » s'explique par la « mine » et la Chine, c'est bien le développement chinois qui a tiré la croissance australienne, focalisée sur les ressources minières - des millions de mètres cube de gaz, des millions de tonnes de minerai de fer et de charbon, ont servi aux Chinois à développer leurs infrastructures, leurs villes. Or, ce cycle s'estompe, la Chine change de modèle économique, ce qui a des conséquences directes pour les Australiens : il leur faut trouver comment pérenniser une croissance ininterrompue qui les a placés aux tout premiers rangs mondiaux pour la richesse par habitant. La société, enfin : longtemps « blanche », anglo-saxonne, abritée derrière une « White Australian Policy » qui interdisait l'immigration de populations non-européennes, la société australienne s'ouvre désormais aux flux migratoires de Chine, d'Inde, d'Asie du Sud-Est - aujourd'hui, 40% des habitants de Melbourne et Sydney, les principales métropoles, sont nés en dehors d'Australie, dont une forte proportion de ces pays de nouvelles migrations. Aussi cette société se trouve-t-elle aujourd'hui confrontée à la question du multiculturalisme; les responsables s'en réjouissent officiellement mais ils s'en inquiètent également, en particulier pour l'intégration de populations d'origine musulmane - avec des effets comparables à ceux que nous connaissons, malgré des différences de condition de vie évidentes, puisqu'une centaine d'Australiens seraient partis combattre en Syrie et en Irak, que l'Etat a confisqué les passeports de quelque 500 autres candidats au départ et qu'il surveillerait plusieurs milliers de citoyens pour cette raison.

L'Australie ne connaissait guère de risque stratégique, pas de problème économique ni de problèmes sociaux : en quelques années, la donne a changé, ce qui a rendu les Australiens désireux d'un dialogue avec nous. Nous avons proposé une stratégie au président de la République, en partant des questions et des attentes de nos interlocuteurs australiens - ce qui n'est guère une habitude du génie français, lequel a tendance à plaquer sur l'autre sa propre façon de voir les choses plutôt que de partir de ce que les autres attendent de nous.

Le président de la République a défendu cette stratégie consistant à dire aux Australiens que nous allions les aider à assumer leurs responsabilités de défense et de sécurité, à diversifier leur économie en investissant sur des nouveaux domaines où ils ont des avantages comparatifs qu'ils ignorent, pour s'être trop longtemps focalisés sur l'économie minière, et que nous allions également échanger sur des questions sociales qui nous sont communes. Au passage, les cent mille Français qui vivent en Australie sont un levier pour notre stratégie; l'émigration française est principalement composée de familles, qui viennent s'établir dans cette partie du monde pour des raisons très positives, passant le crible de l'immigration choisie australienne, organisée autour de listes d'emplois à pourvoir.

La question des sous-marins est au carrefour de ces trois axes : un lien direct, évident, avec la défense, mais aussi avec l'industrialisation de l'Australie, qui ne compte que 6% d'emplois industriels - et qui peut développer des niches de pointe, à haute valeur ajoutée - ainsi qu'avec les questions sociales puisque le partenariat établi pour 50 ans entrainera des échanges de centaines d'Australiens formés en France, dans des programmes intégrés à nos pôles de compétitivité, à l'université, aussi bien que l'ouverture d'écoles françaises à proximité des chantiers navals.

Plusieurs événements survenus l'an passé ont changé l'image de la France. Les Australiens trouvent notre pays éminemment sympathique, ils sont 1,2 million à venir chez nous chaque année, ils y dépensent autant que les Chinois ; mais c'est pour eux une « destination plaisir », associée à la qualité de vie, à la bonne chère, au charme, et c'est à Londres qu'ils pensent pour faire des affaires, c'est à l'Allemagne, aux États-Unis et au Japon qu'ils associent la qualité, l'innovation et la recherche. Nous avons travaillé sur ces représentations, avec le programme « Creative France », lancé par Laurent Fabius, en valorisant la créativité comme le chaînon manquant entre la tradition et l'innovation, un positionnement original, peu usité par nos concurrents. Or, avec les attentats de Paris et la COP 21, les Australiens se sont mis à regarder la France différemment, en particulier les jeunes adultes surtout tournés vers l'Asie.

Les trois-quarts des Australiens estiment qu'il faut faire quelque chose en matière de changement climatique, ce qui n'était pas la position traditionnelle du gouvernement australien; aussi, quand la France a décidé de se lancer, seule, dans l'organisation de la COP 21, cette prise de risque est très bien passée dans l'opinion australienne et le compromis passé à Paris a été vécu comme un succès. Les attentats, ensuite, une fois passé le moment de solidarité, très forte, avec un pays qui fait front, ont montré une France aux prises avec les problèmes de demain, et nous sommes redevenus modernes.

C'est l'ensemble de ces éléments qui ont conduit au choix de DCNS, nous avions la technologie, mais l'Australie nous a choisis parce qu'elle a accepté de s'engager avec nous dans un partenariat stratégique, une relation intime, forte, lancée pour les cinq prochaines décennies. L'Australie est souvent décrite comme un pays « adolescent », il semble qu'elle passe à l'âge adulte, en choisissant de manière plus libre avec qui elle sera partenaire : il y aura la Chine, devenue incontournable, les États-Unis, la Grande-Bretagne, pour des raisons historiques, mais aussi la France, qui est entrée, avec cet accord, dans le premier cercle des partenaires, c'est un fait très important pour les décennies à venir.

M. Christian Cambon. - Je veux souligner l'importance de la mémoire dans la relation de l'Australie à la France. Je l'ai constaté pendant l'ANZAC Day le 25 avril, lors de la cérémonie, à quatre heures du matin dans la plaine de la Somme : quelque six mille Australiens étaient à nos côtés, c'est dire que la question compte encore aujourd'hui ! Les Australiens ont perdu 60 000 des leurs en Europe pendant la Première guerre mondiale, chaque famille porte aujourd'hui le souvenir d'un ascendant disparu, le Gouverneur général australien l'a rappelé lors des cérémonies.

Monsieur l'ambassadeur, tout le monde vous félicite aujourd'hui pour le succès français, mais nous savons, nous qui avons décidé de travailler sur la France et le nouveau monde, que vous vous êtes plutôt heurté au doute que notre pays puisse l'emporter face aux favoris qu'étaient l'Allemagne et le Japon : comment avez-vous réussi le tour de force de faire travailler tout le monde ensemble ? Les entreprises entre elles, au premier chef, mais aussi les différentes administrations ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Cette victoire pour notre technologie, notre diplomatie, où vous avez joué un rôle majeur, n'était effectivement pas écrite d'avance; vous soulignez qu'elle a demandé une sorte de révolution culturelle de notre part, pour que nous partions des attentes de nos interlocuteurs plutôt que de notre vision du monde : cette démarche est-elle applicable sur d'autres zones, pour d'autres secteurs ? Notre outil diplomatique, ensuite, a-t-il disposé des moyens suffisants ? Quels sont les atouts de notre pays et ses faiblesses, pour étendre la démarche ? Comment, ensuite, gérer l'après, comment accompagner nos PME dans cette opportunité inédite que nous devons saisir - pour conforter aussi notre influence et jouer toute notre partition ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Vous l'aurez compris, Monsieur l'ambassadeur, nous nous occupons de la France et du nouveau monde, mais aussi de ce que c'est, un bon ambassadeur, ce sera une partie du rapport de nos collègues - et je crois que vous avez tout pour nous y aider !

M. Jacques Gautier. - Merci pour cette mise en perspective de ce dossier technique. DCNS a fait des offres, le Gouvernement australien a donné son accord de principe, nous sommes entrés dans une négociation exclusive : tout n'est donc pas terminé. Que se passera-t-il en cas d'alternance politique lors des prochaines élections générales en Australie : cet accord peut-il être remis en cause ?

Vous n'avez pas cité le nom de Thales, qui est dans le capital de DCNS et qui a racheté ces dernières années plusieurs entreprises australiennes de l'armement; sa participation me paraît décisive : qu'en pensez-vous ?

M. Robert del Picchia. - Un ambassadeur a aussi une dimension politique : de ce point de vue, estimez-vous que le choix australien puisse avoir des conséquences sur nos relations avec certains des voisins de l'Australie, en particulier la Chine ?

Sur les écoles françaises qui ouvriraient près des chantiers navals : dépendraient-elles de l'Agence pour l'enseignement du français à l'étranger (AEFE), ou seraient-elles gérées localement ?

M. Xavier Pintat. - Monsieur l'ambassadeur, bravo d'être parvenu à faire venir le Président de la République en Australie : bien de vos prédécesseurs en avaient rêvé, vous l'avez fait. Je partage votre analyse sur la nouvelle attente de France et sur la dimension stratégique du partenariat mis en place. Sur l'importance de la mémoire, ensuite, il faut rapporter le nombre de soldats australiens morts pendant la Première guerre mondiale, à la population australienne de l'époque : les 60 000 victimes représentent 10% de la population masculine d'alors, c'est tout à fait considérable.

On se félicite, enfin, d'une victoire pour les groupes industriels français, mais il faut compter avec les transferts de technologies, les filiales à l'étranger : avez-vous une idée plus précise des retombées pour notre commerce extérieur ?

M. Cédric Perrin. - La démarche que vous avez suivie vous paraît-elle pouvoir être dupliquée dans d'autres pays ? Je pense à la Norvège, qui va acheter des sous-marins et où certains considèrent que les jeux sont faits, que l'Allemagne l'emporterait à tous les coups - vous démontrez plutôt que les seules batailles perdues d'avance sont celles qu'on ne mène pas...

La Papouasie-Nouvelle Guinée, ensuite, décide de fermer le camp australien de réfugiés sur l'île papoue de Manus, outil d'une politique australienne très restrictive en matière d'accueil des migrants : quelle est la position de l'opinion australienne dans cette affaire ?

M. Joël Guerriau. - L'Australie, sixième pays plus grand au monde, très concernée par les thèmes de la mer et de l'environnement, est aussi aux tout premiers rangs pour les déchets plastiques, avec 65 kg par habitant et par an, source d'une pollution marine très importante : quelles mesures environnementales le pays prend-t-il contre ce phénomène ?

M. Jean-Marie Bockel. - Je rejoins Christian Cambon pour souligner l'importance de la mémoire, mais aussi la profondeur de la relation des Australiens avec notre continent et son rôle dans la construction de l'identité australienne. Le déplacement de Michel Rocard en Australie avait été un geste fort et le processus politique en Nouvelle-Calédonie est, je le crois, un vecteur de nos relations fructueuses avec l'Australie.

M. Jeanny Lorgeoux. - Je rends hommage à notre ambassadeur, mais aussi à Laurent Fabius, qui a su faire travailler le Quai d'Orsay sur les questions économiques et de défense.

Une question : existe-t-il toujours, en Australie, une question aborigène et quels en sont les contours ?

M. André Trillard. - La perspective de quarante années de partenariat assure l'avenir de notre Marine nationale elle-même comme force océanique et notre siège permanent au Conseil de sécurité, que certains voudraient remplacer par un siège européen. Je crois cependant qu'il faut se garder de tout triomphalisme : nos concurrents n'étant pas engagés dans des opérations mais seulement dans des manoeuvres militaires, ils ont doté leurs équipements des dernières technologies plutôt qu'ils n'ont cherché, comme nous le faisons du fait même de notre engagement dans des opérations, à les adapter aux adversaires éventuels : ce décalage d'engagement compte pour beaucoup dans notre succès.

Vous êtes notre ambassadeur pour toute la zone Pacifique, qui abrite les quatre-cinquièmes de notre zone économique exclusive; nous n'en tirons aucune ressource : a-t-on avancé de ce côté-là, ne serait-ce que dans la prospection, les études ? Enfin, où en est la Nouvelle-Zélande ?

M. Alain Gournac. - Je vous félicite pour votre action, Monsieur l'ambassadeur, mais aussi pour votre état d'esprit positif, votre propos fait du bien et nous attendions cela depuis longtemps : vous nous donnez aussi une idée plus moderne du rôle de l'ambassadeur idéal... Une question : comment voyez-vous la diplomatie parlementaire ?

M. Philippe Esnol. - Votre enthousiasme communicatif, effectivement, nous fait du bien. Pouvez-vous nous préciser les aspects financiers de l'accord passé et du contrat à venir ? Pensez-vous que la méthode utilisée soit applicable à d'autres secteurs, en particulier à l'aéronautique et au ferroviaire ?

Mme Bariza Khiari. - Je sais que vos fonctions antérieures vous ont sensibilisé aux questions d'intégration et ces compétences acquises vous ont certainement aidé dans cette négociation - c'est aussi un élément à prendre en compte dans la définition de ce qui fait un bon ambassadeur. Sur les conséquences des contrats à venir, la presse américaine se fait l'écho de la création de 4000 à 5000 emplois en France : qu'en est-il ?

Mme Josette Durrieu. - Merci, Monsieur l'ambassadeur, vous nous faites du bien en nous parlant de la technologie française, de la France créative - et ce grand succès tient pour beaucoup à votre action. Cette réussite nous démontre, s'il en était besoin, que nous devons avoir confiance dans les potentialités de notre pays. Je vous remercie également d'avoir cité la COP 21 et je déplore que certains de nos collègues n'en mesurent pas l'importance.

Deux questions : cet accord aura-t-il une incidence sur nos relations avec les autres pays de la région ? Quelles sont les priorités pour son suivi ?

M. Claude Malhuret. - Comment l'Australie juge-t-elle l'attitude de Pékin en mer de Chine ? Les Australiens parlent-ils d'une menace ? Quelles suites aux cyber-attaques qu'ils ont subies ? Quelle répartition des rôles dans la défense collective, entre les différents pays de la région - en particulier les États-Unis ? L'Australie est-elle sur une position alignée sur celle des États-Unis, ou bien est-elle en train de s'autonomiser ?

M. Daniel Reiner. - Ce succès commercial avec l'Australie et ce que vous nous en dites, Monsieur l'ambassadeur, confirme ce que nous avons vu dans d'autres pays : la négociation commerciale est laissée aux industriels, les responsables politiques s'attachent quant à eux à créer un climat général de confiance à leur niveau. Je salue la mobilisation très large qui a permis cette victoire, en particulier celle du ministère de la défense. L'enjeu est effectivement le partenariat stratégique avec l'Australie, donc de conforter nos relations sur les sujets qui nous sont communs, où chacun cherche des solutions : c'est une fois ce climat de confiance et de travail instauré, que l'on obtient des succès commerciaux, nous le constatons dans bien des régions du monde. Dans quels autres secteurs voyez-vous des possibilités d'autres succès ?

M. Jean-Pierre Cantegrit. - La mémoire de la Première guerre mondiale est effectivement capitale dans les relations qu'entretiennent les Australiens avec notre pays - je pourrais citer plusieurs anecdotes avec d'anciens combattants centenaires encore présents aux cérémonies il y a une dizaine d'années. Les responsables politiques australiens sont au rendez-vous et nous apportent de l'aide pour la vie des sites mémoriels, mais aussi pour des relations vivantes avec nos territoires - je pense en particulier à l'école franco-australienne de Pozières, dans la Somme, c'est un exemple très intéressant.

Mme Christiane Kammermann. - Tel père, tel fils : votre père a été un excellent ambassadeur, je l'ai constaté à Beyrouth, vous voici engagé à votre tour. Cent mille Français vivent en Australie : espérons que certains des emplois liés aux sous-marins leur reviendront. Je me réjouis, également, de la création de nouvelles écoles.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Voici des éloges bien mérités, mais gardez en mémoire ce mot de Claude Brasseur : « Un homme qui reçoit une gifle est un homme giflé, un homme qui reçoit un hommage, est un homme âgé » (Sourires).

Sachez rester jeune, Monsieur l'ambassadeur !

M. Christophe Lecourtier, ambassadeur de France en Australie. - Merci pour vos encouragements. Je crois que la règle d'or est bien de garder la tête froide, d'autant qu'une fois l'accord obtenu, l'essentiel est encore à venir.

Notre méthode a effectivement renversé des habitudes et des façons de faire. Le génie français a trop souvent consisté soit à foncer dans la mêlée, sabre au clair comme dans la bataille de Crécy - pour se retrouver vite à terre -, soit, façon La guerre des Gaules, à offrir la victoire à l'adversaire après s'être épuisés dans la discorde. Ce constat fait, nous avons adopté ce que l'on peut appeler « la stratégie de la tortue » : être modeste, discret, persévérant, avec un fort esprit d'équipe - qui sont autant de valeurs cardinales de la société australienne, les Australiens y sont très attachés et très attentifs, cela se voit dans la vie quotidienne, aussi bien dans leur goût pour les sports d'équipe que dans les récits de la Première guerre mondiale qui valorisent avant toute chose la camaraderie entre soldats, le fait de ne laisser personne sans secours. Ces qualités ne sont pas celles qu'on associe au génie français, nous les avons cultivées d'autant plus facilement que nous étions en position d'outsider et que nous savions que rien ne nous était acquis, que nous devions travailler beaucoup, tâcher de convaincre, persévérer. Nous avons travaillé en équipe, l'équipe France, comme pour l'interprétation d'une symphonie : à chaque instrument sa musicalité, mais avec une partition commune.

Nous avons commencé avec les entreprises elles-mêmes. Vous avez tout à fait raison de souligner l'importance de Thales : pour les Australiens, c'est une entreprise australienne tant le groupe est implanté dans le pays, elle entre dans la fabrication de sonars, de véhicules blindés, de fusils, de munitions, ou encore dans la réparation navale, c'est une entreprise emblématique de l'industrie de défense australienne. Le PDG de Thales, Patrick Caine, s'est très vite engagé. Nous avons élargi le cercle à Safran et à Schneider, mais aussi à une trentaine de PME françaises que j'ai fait venir pour associer leur savoir-faire très spécialisé et très largement reconnu : cet ensemble a montré la profondeur du partenariat que nous étions capables de nouer.

Il y a eu ensuite la mission confiée par le Medef à Guillaume Pépy, qui s'est rendue en Australie avec une importante délégation de chefs d'entreprises françaises, tous secteurs confondus. Les Australiens ont été très sensibles à notre bonne articulation entre la recherche et l'entreprise - nous sommes très bien classés par l'OCDE sur ce point, alors que l'Australie accuse un net retard -, et nous avons montré à cette occasion l'écosystème « France » dans son ensemble.

Il y a eu, en parallèle, l'engagement de toutes les administrations concernées, elles ont été coordonnées plutôt que concurrentes, en particulier le Quai d'Orsay et le ministère de la Défense, orchestrés par Laurent Fabius et Jean-Yves Le Drian ; tous les responsables sont venus sur place pour dialoguer avec les Australiens, crédibilisant l'offre globale de la France.

J'ai obtenu la nomination d'un représentant spécial pour l'Australie, en la personne de Ross McInnes, Président du Conseil d'administration de Safran, né australien, naturalisé français et dont le père est un patron de premier plan à Camberra : il a pu dire aux Australiens ce que ni le ministre, ni son ambassadeur, ni les patrons français pouvaient dire, ce lien a été important.

La diplomatie parlementaire a joué tout son rôle, et singulièrement celle de la Haute Assemblée, qui n'a pas ménagé ses efforts : il y a eu la mission conduite par le Président Jean-Claude Lenoir, qui a rencontré tout le monde sur place, il y a l'action du groupe d'amitié France-Australie, conduit par notre collègue Marc Daunis, il y a bien sûr votre commission, qui soutient notre action - le Sénat a été en première ligne.

Quel est le rôle de l'ambassadeur, dans une telle séquence ? Je crois qu'il doit avoir suffisamment d'autorité pour animer l'orchestre dans la durée - pour filer la métaphore symphonique -, tout en évitant l'écueil du caporalisme ; car en réalité, l'ambassadeur n'a aucun pouvoir sur tous ceux qui s'engagent dans le partenariat, qui en sont les acteurs. Chacun vient avec sa propre histoire et il doit pourvoir l'exprimer, la vivre, parce qu'elle n'est ni tout à fait la même ni tout à fait une autre que celle des autres, et l'ambassadeur est là pour faire partager la vision d'ensemble, proposer à chacun d'y contribuer au bon moment, sans froisser les sensibilités et en laissant à chacun sa part de lumière, de succès. C'est pourquoi, même si je suis très heureux de vos louanges, je sais qu'elles s'adressent à une équipe, le succès est collectif et l'essentiel du travail est devant nous.

Nous avons été choisis comme partenaire préféré, la négociation exclusive doit ouvrir sur la signature d'un contrat d'ici la fin de l'année - c'est le calendrier souhaité par le Premier ministre australien -, il nous faut maintenant honorer nos engagements : technologiques, industriels, mais aussi celui de l'accompagnement étatique - le président de la République a pu, à un moment clé, réaffirmer des engagements de l'Etat français qui ont pesé lourd dans la décision.

Quel sera l'équilibre financier de cet accord et son impact sur l'emploi, en particulier pour notre territoire ? Ces volets sont à construire, nous en connaîtrons le contenu une fois seulement le contrat signé. Ce que je peux vous dire cependant, c'est que les Australiens ont mis l'accent sur la qualité de l'offre plutôt que sur le seul prix...

M. Jacques Gautier. - Ils ont l'expérience traumatisante des sous-marins Collins...

M. Christophe Lecourtier, ambassadeur de France en Australie. - C'est vrai, l'accent est clairement mis sur les transferts de technologie. Nous sommes crédibles parce que notre industrie de défense est souveraine et autonome, c'est une constante depuis six décennies. Ce partenariat stratégique passe par un partage d'éléments clés de notre défense, et si nous l'acceptons, c'est parce que nous sommes certains d'avoir en commun avec les Australiens les mêmes valeurs fondamentales, une même vision du monde. Mon expérience passée a fait de moi un militant de la diversité et de l'intégration, ce creuset est au coeur de la culture française et c'est un point de dialogue avec les Australiens. Je sais aussi que le partenariat stratégique ne se limite pas à participer à des manoeuvres communes, mais qu'il consiste à s'engager pour défendre des valeurs communes - et nous savons que les Australiens, comme ils l'ont si fortement démontré par le passé, ne se contentent pas de discours mais qu'ils passent à l'acte, bien plus nettement parfois que certains de nos voisins européens -.

La Chine est-elle perçue comme une menace en Australie ? Au début des années 2000, l'ancien Premier ministre John Howard disait que l'Australie n'avait pas besoin de choisir entre son histoire et son économie - c'est-à-dire entre les États-Unis et la Chine; je ne suis pas certain que cette formule soit encore d'actualité. La Chine est le premier partenaire commercial de l'Australie, ce fait majeur est durable, la Chine se projette hors de ses frontières, dans l'environnement proche des Australiens, avec l'enjeu des routes commerciales de l'île-continent. Sur ce point, la France maintient le principe cardinal du droit international, en l'espèce le respect du droit de navigation dans les eaux internationales.

La question aborigène, en Australie, participe du débat sur le multiculturalisme, sur la diversité. L'Australie est une société de confiance et ce pays qui regarde surtout vers son avenir a encore parfois des difficultés à traiter son passé; le débat est intense sur l'inscription des Aborigènes dans la Constitution en tant que premiers habitants de l'Australie. Je suis certain que l'Australie va revisiter ces questions de manière dynamique et que nos amis australiens trouveront chez nous des débats qui font écho aux leurs.

Nos zones économiques exclusivement exclusives sont effectivement peu exploitées, même si des recherches auraient identifié des gisements d'hydrocarbures, qui pourraient devenir des sujets de coopération avec l'Australie, avec laquelle nous partageons la plus grande frontière maritime.

L'environnement est devenu un sujet majeur pour l'Australie, le Premier ministre actuel a été ministre de l'environnement et il est convaincu, comme nous le sommes en France, que l'environnement et l'économie vont de pair plutôt qu'ils ne s'opposent, qu'il faut les articuler par de l'innovation. Des mesures ont été prises pour plusieurs années, c'est un premier tournant et le Premier ministre australien sera plus actif encore s'il gagne les prochaines élections - dans le fond, il serait déraisonnable pour l'Australie de détruire l'image de pays de grande nature qui est la sienne, en particulier auprès des touristes chinois qui viennent toujours plus nombreux chaque année.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Pouvez-vous nous dire un mot sur l'organisation, institutionnelle, de l'Australie : l'institution du « Gouverneur général », héritée du passé, vous paraît-elle destinée à perdurer ?

M. Christophe Lecourtier, ambassadeur de France en Australie. - Le Premier ministre actuel est résolument républicain, puisqu'il a été dans les années 1980 l'un des artisans d'un référendum sur l'instauration d'une république australienne, perdu à l'époque. Je suis convaincu que la question se reposera.

La relation avec la Grande-Bretagne est ambiguë, en raison même de l'origine du peuplement de l'Australie - lors de la Première guerre mondiale, il y a eu ce sentiment que les soldats australiens ont été, plus que les autres, envoyés en première ligne, ce qui a motivé par la suite la formation d'un commandement australien. L'Australie, parmi les « Five Eyes », a souvent été traitée comme un petit frère et je crois que nous n'avons nul complexe à avoir, nous offrons une alternative, la possibilité d'un partenariat complémentaire dans cette phase où le pays longtemps adolescent, devient adulte. C'est ce qui, ajouté à notre technologie, explique le succès que nous venons d'obtenir ; mais ne nous y trompons pas : l'essentiel du travail reste à faire !

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