B. L'INDUSTRIE FINANCIÈRE OU LE TRIOMPHE DE LA « FINANCE CASINO »

Ce dernier quart de siècle sera aussi celui de la naissance d'une véritable industrie financière aux mains des plus grosses banques qui vont en user et abuser, comme la crise le montrera. Ses objectifs sont, comme toujours, séduisants : sécuriser les échanges financiers tout en permettant de prendre des risques, donc de gagner plus d'argent sans risque, ou du moins à un niveau de risque défini et assumé.

Deux voies complémentaires seront explorées : le partage du risque et la mesure de celui-ci. Le problème, c'est que loin de se limiter à sécuriser les échanges économiquement utiles, ces nouveaux produits permettront de porter la spéculation à un niveau inégalé.

1. Du partage du risque à la spéculation sans frontières
a) La titrisation

« Titriser » consiste à faire des paquets de créances (prêts hypothécaires, obligations, etc.) pouvant être à leur tour négociés. En faisant avec les « paquets » d'autres « paquets » plus gros susceptibles, après labélisation par une agence de notation, d'être vendus par petits morceaux, on crée des produits dérivés de crédits ou CDO ( collateralized debt obligations ). Étendus à toute espèce de créance, ces « produits dérivés de crédits » joueront un rôle de plus en plus important dans les échanges financiers et dans la crise des subprimes . Sans CDO, la crise serait restée locale et sectorielle.

La titrisation transfère le risque - et les gains supplémentaires à attendre de cette prise de risque - d'abord au fabricant des titres, puis à l'ensemble de ceux qui les achèteront. Dans la version pour enfants, cette technique, en diffusant le risque sur un grand nombre d'acquéreurs, diminue l'impact pour chacun d'une éventuelle défaillance des créanciers situés au début de la chaîne. Le risque global s'en trouverait ainsi diminué.

Dans la version pour adultes, le risque étant transmis à d'autres, la tentation est forte de « titriser » des créances douteuses, donc de haut rapport. En mélangeant des créances présentant des degrés de risques très différents pour fabriquer des titres que les fées agences de notation transformeront en produit sûrs, le doute s'installe sur la valeur dudit produit. Ainsi débuta la crise, quand il fut impossible de donner une valeur aux titres hypothécaires faute d'acquéreurs et donc d'apprécier la solvabilité des banques qui en avait achetés ou fabriqués.

Non seulement les titres possédés risquaient de plomber l'actif mais, même si les titres fabriqués et vendus contre des liquidités avaient disparu du bilan, la structure ad hoc (véhicule), créée pour cela et toujours liée à la banque, n'en restait pas moins redevable des intérêts dus aux acheteurs des titres même si elle ne percevait plus les revenus de la matière première des titres.

Ce qui signifie que, si la titrisation de prêts consentis par les banques permet de les faire disparaître du bilan et donc de rouvrir, à fonds propres identiques, de nouvelles capacités de prêts, on ne peut en conclure que les risques liés à l'opération ont disparu. Simplement qu'il est plus difficile de les percevoir et de les évaluer.

b) « L'or des fous »83 ( * )

• Une nouvelle technique d'assurance

Au départ, il s'agissait d'appliquer les techniques de l'assurance utilisées par les producteurs agricoles pour garantir un prix de vente de leur récolte indépendamment des fluctuations d'un marché volatil. Ces nouveaux outils vont prendre la forme de contrats à terme, de gré à gré, donc bien plus difficiles à contrôler que des échanges sur les marchés régulés, contrats fermes puis à option. Ainsi seront inventées des garanties contre les variations de prix de certains produits et marchandises, de taux (de change, d'intérêt), etc.

Exemple : un exportateur étasunien a conclu un marché de livraison à terme, libellé en dollars, avec un importateur européen. Si le dollar baisse par rapport à l'euro, l'importateur européen gagne la différence en euros, ce qui l'intéresse. En revanche, si le dollar monte par rapport à l'euro, il devra payer davantage en euros. S'agissant de l'évolution du cours des devises, exportateur et importateur ont donc des intérêts contraires, qui deviennent complémentaires si leur but est de neutraliser les turbulences du marché des changes. Pour ce faire, il leur suffira de conclure un contrat stipulant que, en cas de baisse du dollar, l'importateur remboursera ses gains à l'exportateur et que ce sera l'inverse en cas de hausse du dollar. Leur banque se chargera de rédiger le contrat et d'en garantir l'exécution contre rétribution.

Mais les choses vont se compliquer et surtout prendre un cours nouveau avec l'invention, par les banquiers de JP Morgan en 1994, des « dérivés de crédit » , les plus célèbres étant les CDS, ou credit default swaps . Dérivés de crédit car la garantie recherchée concerne non plus des biens ou des marchandises, mais des titres de crédit, des créances : obligations, titres hypothécaires, etc. Garantie que le débiteur (l'entreprise ou l'État émetteurs de l'obligation, l'emprunteur...) ne fera pas défaut, que le titre conservera sa valeur, que le gain attendu sera bien au rendez-vous, etc.

Il y a transfert, contre rétribution, du risque lié à ces titres de crédit à une ou plusieurs contreparties - vendeurs de protection - sans transfert des titres. Ces contreparties - essentiellement des banques - s'engagent à suppléer les débiteurs défaillants, par exemple à rembourser les obligations émises par une entreprise en faillite ou un État devenu insolvable. Le prix de la garantie dépend de l'importance du risque encouru et de la demande, paramètres en principe liés puisque l'augmentation de la demande témoigne théoriquement d'une inquiétude quant à la solvabilité des débiteurs.

Qui dit transfert de risques dit incitation à la prise de risques, donc à la spéculation, les titres risqués étant ceux qui rapportent le plus. Plusieurs innovations vont faciliter la transformation des dérivés de crédit, instruments au départ utiles puisque permettant de sécuriser les investissements, en « armes de destruction massive » pour reprendre l'expression de Warren Buffett. Parmi ces innovations : la possibilité d'acheter des CDS sans posséder les titres qu'ils garantissent (comme si on s'assurait contre l'éventuel accident d'une voiture qu'on ne possède pas), les contrats optionnels...

• Des « armes de destruction massive »

Cette possibilité de séparer le contrat de garantie (le CDS) de ce qu'il garantit (le sous-jacent), de le vendre à tout moment, va transformer le CDS en titre , titre sur la valeur duquel on va pouvoir spéculer à moindre frais. Non seulement la valeur du CDS va varier en fonction de l'évolution de la valeur sur le marché de la créance qu'il garantit - la rumeur de défaillance d'une entreprise ou d'un État fera baisser le prix de ses obligations et monter celui des CDS qui les garantissent - mais, en cas de défaut, c'est le montant garanti des obligations qui sera remboursé au spéculateur sans qu'il ait jamais à les posséder ! Les marchés se trouvent donc transformés en casino où des mises modestes (le coût initial du CDS) peut rapporter très gros, d'autant plus que l'on peut aider le sort en spéculant à la baisse des sous-jacents que l'on aura garantis.

Les produits dérivés sont devenus des armes de destruction massive pour au moins quatre raisons : leur déconnexion de l'économie réelle, leur volume, leur rôle dans l'interconnexion des grandes banques systémiques mondiales, au point de rendre impossible la faillite de l'une d'elle sans que l'ensemble ne tombe, l'impossibilité d'une estimation exacte et plus encore d'une limitation des prises de risques.

- Déconnexion de l'économie réelle : selon Christophe Nijdam, secrétaire général de Finance Watch au moment de son audition 84 ( * ) , et depuis membre des Stakeholders Groups de l'Autorité bancaire européenne (EBA) et de l'Autorité européenne des marchés financiers (ESMA), on pourrait se passer des garanties accordées à 75 % des montants notionnels. « C'est quatre fois plus important que ce qui pourrait être justifié par l'économie réelle. »

- Volume : selon Christophe Nijdam, toujours, le montant notionnel total des produits dérivés est de l'ordre de dix fois le PIB mondial, le danger principal venant de leur accumulation dans les très grandes banques. Ainsi, précise Jézabel Couppey-Soubeyran 85 ( * ) : « La BNP a un bilan équivalent au PIB français. Son hors-bilan équivaut à vingt-quatre fois le PIB français. Le montant notionnel de produits dérivés hors bilan des trente banques systémiques dans le monde s'élève à 720 000 milliards de dollars de notionnels dérivés. »

- Risques d'interconnexion . Ils viennent de ce que les émetteurs de garanties se garantissent souvent eux-mêmes auprès d'autres émetteurs de garanties, d'où un enchevêtrement de garanties et contre-garanties interbancaires, sécurisant par temps calmes mais rendant très fragile le système en cas de crise. Certaines banques, comme AIG aux États-Unis, se sont même spécialisées dans la réassurance, ce qui lui vaudra d'être sauvé par l'État américain, avec les banques qu'elle garantissait (Goldman Sachs, Société Générale, etc.) qui, autrement, auraient été emportée par leurs engagements aventureux. Même scénario pour Fannie Mae et Freddie Mac, institutions privées de garantie des prêts hypothécaires, elles-mêmes garanties par l'État.

Le Monde, en décembre 2013, raconte ainsi l'épisode AIG 86 ( * ) : « L'assureur américain AIG, qui fut sauvé de la faillite par un prêt massif de l'État en 2008, détenait ainsi pour plus de 1 600 milliards de dollars de CDS (credit default swap) "Comme personne ne savait qui détenait les CDS vendus ou échangés par AIG, ces derniers ont contribué à propager la panique dans tout le système", rappelle Christophe Nijdam, qui a travaillé sur les marchés dérivés dès les années 1980 au sein de plusieurs établissements financiers. Un risque systémique que les dérivés font toujours planer sur le système financier. »

Le même Christophe Nijdam, de préciser lors de son audition : « Quand on revient à la crise de 2008 des subprimes, il s'agissait de crédits immobiliers. Cette crise aurait pu rester locale en l'absence de produits dérivés, plus spécifiquement de CDS. Entre les sous-jacents des subprimes et le montant des risques accumulés autour des CDS, c'est devenu une crise systémique. C'est en cela que les produits dérivés justifiés au départ peuvent devenir une machine infernale . » 87 ( * )

Étonnant effet boomerang d'inventions créées pour sécuriser les marchés !

- Impossibilité d'une estimation exacte des engagements extravagants pris par les émetteurs de produits dérivés et encore plus d'une limitation des prises de risque car ils ne figurent pas au bilan des banques. Ceux-ci retraçant uniquement les mouvements financiers effectifs, ils sont rejetés hors bilan à l'exception des recettes et des dépenses issues des ventes et des achats de CDS. Le hors-bilan, en effet, enregistre les droits et obligations contractées par la banque, susceptibles d'avoir un impact sur sa situation future. On le voit, à la différence des prêts, les CDS permettent aux banques de faire du business sans besoin de fonds propres supplémentaires.

Ainsi que l'écrit un spécialiste, « une activité notable du banquier est la prise ou réception d'engagements significatifs (opérations de hors-bilan) sans qu'il y ait transfert de fonds. Il peut en découler que ces engagements ne génèrent pas d'écritures comptables dans les systèmes généraux. La non-prise en compte de ces éléments peut être difficile à déceler » 88 ( * ) .

Ce que, en 2003, Warren Buffett traduira par le jugement politiquement plus incorrect que l'on connaît mais qui mérite d'être repris en entier : « Je considère les produits dérivés comme étant des armes de destruction massive, véhiculant le risque, qui même s'il est latent actuellement est potentiellement mortel. »

Avec l'explosion des produits dérivés, la « finance casino » fait donc un saut qualitatif important : protéger des variations des marchés les acteurs économiques devenus une infime minorité est un objectif secondaire ; il s'agit beaucoup plus désormais de permettre à la masse des spéculateurs qui n'y sont pas exposés d'en profiter en pariant sur l'évolution à la hausse ou à la baisse de tout ce qui peut varier : valeurs, taux, indices... Ils n'ont même pas à acquérir le sous-jacent qui sert de référence pour, si le pari est gagnant, encaisser leurs gains... ou leurs pertes, s'il ne l'est pas.

Ces merveilleux instruments permettent non seulement de profiter de la volatilité naturelle des marchés, mais d'influencer et d'amplifier les mouvements moutonniers des « investisseurs ». Ils permettent de spéculer à la baisse, donc de provoquer des catastrophes juteuses, de parier sur l'évolution du taux d'intérêt ou de la valeur d'obligations qu'on ne possède pas, sur le taux d'intérêt futur d'emprunts auxquels on n'a nullement l'intention de souscrire, etc.

2. L'industrie du risque

« C'est l'équivalent financier de l'alchimie. »
Benoît Mandelbrot 89 ( * )

Longtemps technique, mélange d'intuition, d'expérience, de codification plus ou moins changeantes de recettes et de pratiques, la finance, en rencontrant les mathématiques du hasard, la statistique et le calcul des risques, s'est métamorphosée en science, ou du moins a réussi à le faire croire.

On a vu, à l'usage, que la grenouille qui avait voulu se faire plus grosse que le boeuf en a connu le destin ; sauf qu'à la différence de la fable on l'entend toujours coasser. Une orthodoxie financière progressivement élaborée, perfectionnée et méthodiquement diffusée s'est ainsi imposée.

Benoît Mandelbrot détaille : « Le concept fondamental en est : les prix ne sont pas prévisibles, mais leurs fluctuations peuvent être décrites par les lois mathématiques du hasard. Par conséquent, le risque est mesurable et gérable. » 90 ( * )

Cette « théorie moderne de la finance » résulte du croisement entre le modèle des variations des cours boursiers de Louis Bachelier exposé dans sa thèse de 1900, des lois de la physique et des dernières sophistications mathématiques.

L'axiome central de la thèse de Bachelier et des outils de gestion du risque qui en découleront est que les variations des cours autour de la moyenne sont uniquement le produit du hasard. Les investisseurs, selon la vulgate libérale, étant censés disposer des mêmes informations, aucune raison particulière ne les pousse dans un sens ou dans un autre. Aléatoires, ces variations se distribuent selon la courbe de Gauss-Laplace : concentration de petites variations autour de la moyenne et probabilités de plus en plus faibles de variations extrêmes. Les pertes et les gains se distribuent donc de la même façon : forte probabilité de petites pertes (ou gains), faible probabilité de pertes (ou gains) moyennes, très faible probabilité de pertes (ou gains) sévères. Autrement dit, plus on s'éloigne de la moyenne des cours, plus les pertes et les gains sont importants mais moins ils sont fréquents. Par construction, de probabilité infime, la possibilité de pertes massives, de krach est, de fait, impossible.

Autre axiome : les variations de cours sont pratiquement continues. La nature, en physique comme en économie (Alfred Marshall), ne procède pas par sauts. Ce qui permet de mobiliser les mathématiques des fonctions continues et des équations différentielles largement utilisées en physique. « La continuité est une hypothèse fondamentale de la finance conventionnelle » rappelle Benoît Mandelbrot, ajoutant : « Les mathématiques de Bachelier, Markovitz, Sharpe et Black-Scholes supposent toutes une variation continue d'un prix au suivant. Sans cette dernière, leurs formules ne marchent tout simplement pas. »

C'est sur cette base que sera élaborée toute une panoplie d'outils d'évaluation et de gestion des risques boursiers utilisés par les agences de notation et les gestionnaires de portefeuilles.

Deux exemples : la « théorie moderne du portefeuille » de Markowitz (prix de la Banque de Suède) et la « formule magique » de Black et Scholes (eux aussi prix de la Banque de Suède)

• La théorie de Markowitz, c'est la courbe de Gauss « façon paysanne » : ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier. Selon lui, les perspectives d'évolution de chaque action sont analysables en termes de gain et de risque. L'estimation la plus probable du gain est donnée par la moyenne de tous les cours que l'on peut attendre avant la vente. Le risque (volatilité, façon dont la valeur fluctue autour de sa moyenne), par la variance et l'écart-type de la distribution.

Pour une valeur, l'estimation de la volatilité future est faite à partir d'échantillons passés, la distribution étant considérée comme normale (vérifiant la courbe de Gauss).

On peut ainsi comparer les actions (gains et risques) et constituer des portefeuilles pouvant être soit stables, en mélangeant des actions qui n'évoluent pas dans le même sens (à la hausse et à la baisse) selon la conjoncture (croissance ou récession, stabilité politique, etc.), soit « efficients », c'est-à-dire produisant un gain maximal pour un risque minimal. Pour chaque niveau de risque choisi, on peut constituer un portefeuille permettant le maximum de gain ou, inversement, pour un niveau de gain, un portefeuille présentant le risque minimum.

Entre deux portefeuilles d'investissement, le meilleur est celui qui a la meilleure performance moyenne attendue avec l'exposition au risque la plus faible.

« Markovitz et consorts ont transformé l'investissement qui n'était qu'un jeu fait de tuyaux boursiers et d'intuition, en une ingénierie financière peuplée de moyennes, de variances et d'indices d'aversion au risque. » 91 ( * )

• De nombreuses innovations suivront, les plus intéressantes pour la spéculation étant celles qui permettent d'exploiter la volatilité des cours en choisissant « d'investir » sur les valeurs (actions, monnaies, marchandises) les moins stables, donc potentiellement les plus rentables. La formule magique de Black et Scholes qui rencontre alors un grand succès est de celles-là. « Elle a permis l'émergence d'un type entièrement nouveau de commerce, ne portant pas sur les actions ou les liquidités, mais sur leur volatilité. Les opérateurs peuvent ainsi bâtir des combinaisons élaborées d'options qui ne sont pas censées rapporter pour une valeur spécifique du cours, mais simplement lorsque les prix fluctuent plus fortement, à la hausse ou à la baisse, que la normale. Ils peuvent aussi faire l'inverse : concevoir un paquet d'options qui ne rapportent que si les cours restent stables. En ce sens, on peut dire que la formule attribue un prix au risque. » 92 ( * )

Le problème, c'est que ces théories reposent sur une modélisation inadéquate du fonctionnement des marchés : les cours ne se distribuent pas aléatoirement, sans lien les uns avec les autres, selon la courbe de Gauss. Ils ne varient pas non plus de manière continue d'où l'impossibilité de leur appliquer les mathématiques du continu. « Il ne fait pas de doute que les prix financiers bondissent et sautent - à la hausse et à la baisse . » 93 ( * ) Les prix, les cours, les taux, etc., ne glissant pas, par petits sauts, de manière continue mais procédant par sauts brusques, des hausses brutales du niveau des pertes deviennent possibles. La continuité n'existant pas, Wall Street l'a organisée, confiant à des « spécialistes », la mission d'équilibrer, par leurs interventions, les achats et les ventes. Devenus spéculateurs, on leur doit une part du krach de 1997 ! Les marchés sont donc en partie, et parfois en très grande partie, des créations et non une donnée naturelle (voir la fabrication de la liquidité).

Surtout, comme le montrera Mandelbrot, la distribution des cours boursiers ne vérifie pas les présupposés sur lesquelles repose la courbe de Gauss.

• « Il y a bien trop de variations, soit très grandes, soit très petites, et pas assez de moyennes » 94 ( * ) pour que l'on puisse considérer que le modèle brownien représente adéquatement le fonctionnement du marché.

• Les variations ne sont pas indépendantes les unes des autres comme au jeu de pile ou face. Au contraire, les prix s'influencent les uns les autres, à court terme et probablement à long terme. La volatilité procède par « bouffées » : « Les variations de prix se concentrent clairement en fonction de leur taille. Les grandes variations arrivent par rafales, comme une fusillade ou des tirs d'artillerie ; elles sont suivies par de longues séries de petites variations semblables à des bruits de pistolets à bouchon [...] La volatilité n'est pas constante, comme le prévoit la théorie standard, mais varie dans le temps. Les turbulences extrêmes des marchés sont la norme et non l'exception. » 95 ( * )

• Élément plus fâcheux sur le plan pratique, les variations de grande, voire de très grande, ampleur sont bien plus fréquentes que prévues par la loi normale, ce qui donne des « queues épaisses aux distributions. Les queues de distribution ne disparaissent pas autour de la moyenne, comme le prévoit la loi normale, mais décroissent selon une "loi de puissance" » . Ce qui signifie que, moins une variation est fréquente, plus son ampleur sera forte et aussi que, les variations faibles étant les plus fréquentes et non les variations moyennes, cela n'a aucun sens de faire des prévisions sur la base de moyennes.

Il en résulte que les risques de krach et leur magnitude sont bien plus élevés que prévu.

Selon Benoît Mandelbrot, si les variations de prix vérifiaient la distribution statistique « en cloche », une variation de plus de cinq écarts-types de l'indice Dow Jones ne pourrait intervenir que tous les 7 000 ans ; elles interviennent en réalité tous les trois-quatre ans.

La probabilité d'une variation de dix écarts-types de la moyenne est égale à 1 suivi de 23 zéros. En réalité, elles ne sont pas rares.

Une chute des cours de l'amplitude du krach de 1987 ne devrait pouvoir se reproduire que tous les 15 milliards d'années, soit l'âge de l'univers. Or, on a déjà pu l'observer durant la Grande crise de 1929. Selon Benoît Mandelbrot, avec ces théories, chacun risque plus d'être vaporisé par une météorite que d'être ruiné par un krach financier. On comprend pourquoi les « experts ès risques financiers » n'ont pas vu venir le krach de 2008 !

On comprend aussi pourquoi, ayant constaté que la variation des cours ne vérifiait pas la courbe en cloche, les financiers professionnels, à partir de leur expérience et de leur intuition, ont procédé à divers bricolages pour obtenir des modèles donnant des résultats plus proches de la réalité, notamment en réservant un traitement particulier des queues de courbe pour tenir compte de la fréquence plus grande que prévue des résultats exceptionnels.

Conclusion de Benoît Mandelbrot : « L'économie financière, en tant que discipline, en est là où était la chimie au XVI e siècle : c'était un ramassis de savoir-faire, de sagesse populaire fumeuse et de spéculations grandioses . » 96 ( * )


* 83 Titre d'un ouvrage de Gillian Tett - Le jardin des livres - 2011.

* 84 Audition du 6 avril 2016 dans le cadre du déplacement à Bruxelles.

* 85 Maître de conférences en sciences économiques - Audition du 18 février 2016.

* 86 « Les produits dérivés dépassent leur niveau d'avant-crise » - Marie Charrel - Le Monde Économie - 17 décembre 2013.

* 87 Audition du 6 avril 2016 dans le cadre du déplacement à Bruxelles.

* 88 Jean-Luc Siruguet - « Le contrôle comptable bancaire » - Revue Banque Édition, page 86.

* 89 Une approche fractale des marchés : Risquer, perdre et gagner - Éditions Odile Jacob - 2005.

* 90 Ibid.

* 91 Benoît Mandelbrot - Ibid.

* 92 Ibid.

* 93 Ibid.

* 94 Ibid.

* 95 Ibid.

* 96 Ibid. Préface de la 2 e édition.

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