B. LA RÉVOLTE DES CLASSES MOYENNES

Nous l'avons dit, la rançon de la restauration libérale, c'est, dans tous les pays, malgré des différences, la baisse des revenus du travail, l'augmentation des inégalités de revenus et de patrimoines 228 ( * ) . Le constat portait sur l'évolution de la part revenant aux 10 % les plus riches de la population ainsi que sur l'évolution de la part revenant à chacune de ses fractions jusqu'au premier millième. Il apparaissait que l'augmentation était d'autant plus importante que la fraction de population concernée rétrécissait.

Une question essentielle n'était pas directement abordée : qu'en est-il, non pas de l'évolution du sort des plus riches par rapport à celui de l'ensemble de la population, mais de celle de la situation des classes moyennes et des plus pauvres ?

1. La leçon de l'éléphant

« Loin de s'atténuer comme on l'escomptait,
les inégalités de revenus se sont accentuées depuis un quart de siècle. »
Branko Milanovic

Ce graphique de l'économiste Branko Milanovic, ancien directeur de la recherche de la Banque mondiale, retrace l'évolution des revenus, hors inflation, de 1988 à 2008, au niveau mondial. La distribution des revenus est découpée en parts de 1 % qui seront placées en fonction de leur évolution. On obtient une courbe qui a la silhouette d'un éléphant.

On constate que, pour les personnes situées au voisinage de la médiane (point A), principalement des Chinois et des Indiens, le revenu a augmenté de 80 % durant la période. On a vu ce que la régression de la pauvreté dans le monde devait à la Chine et, quoique à un moindre degré, à l'Inde. En revanche, la partie basse, entre A et B, qui correspond aux revenus des classes moyenne des pays développés, traduit une nette dégradation de leur situation. Au contraire, le point C qui correspond au centile le plus élevé de la distribution vérifie ce que nous savions déjà.

Voici ce qu'a déclaré Branko Milanovic au magazine suisse L'Hebdo le 23 juin 2016 : « Lorsqu'on examine les données économiques, on remarque que l'avènement de [Donald Trump, Marine Le Pen, l'AfD] va de pair avec le déclin de la classe moyenne dans presque tous les pays industrialisés.

« Les revenus réels de beaucoup de travailleurs modestes n'ont qu'à peine augmenté en Occident ces vingt-cinq dernières années, alors que ceux des plus riches ont explosé. Au milieu des années 1970, aux États-Unis, le pourcentage le plus riche de la population empochait 8 % du revenu national. Aujourd'hui, c'est à peu près 20 %. Bien des gens sont déçus, ce qui se répercute sur leurs choix d'électeurs.

« Il a fallu du temps pour que les gens comprennent ce qui se passe. Aux États-Unis, en tout cas, la crise financière a été un déclencheur décisif. Auparavant, les gens gagnaient déjà peu, mais ils se sentaient plus riches parce que leur banque les fournissait en crédits bon marché et que la valeur de leur maison augmentait. Lorsque la bulle a éclaté, ils ont compris d'un coup qu'il ne leur restait pas grand-chose.

« Les différences sont particulièrement criantes en Amérique, mais le modèle est le même dans d'autres économies occidentales. L'inégalité n'a reculé dans aucun pays. Même la Suède, avec sa tradition sociale-démocrate, est devenue plus inégale. Or, selon les populistes, c'est la mondialisation qui en est responsable.

« [Les populistes] n'ont en tout cas pas tout à fait tort. La plupart des économistes attribuent la montée des inégalités à trois facteurs indépendants les uns des autres : le progrès technologique, la politique de dérégulation et une concurrence croissante de la part de pays comme l'Inde et la Chine. Je suis convaincu que ces trois facteurs sont en lien avec la mondialisation.

« [Les] critiques de la mondialisation ont affirmé que l'ouverture des frontières appauvrirait les pays pauvres et enrichirait les riches. Ironie de l'histoire, c'est le contraire qui s'est produit : dans les pays riches, la classe moyenne est sous pression, tandis que dans les pays pauvres une classe moyenne a vu le jour. N'oublions pas qu'en Chine et en Inde, les revenus ont parfois fortement augmenté. Et l'on parle ici de 1,5 à 2 milliards de personnes concernées. Pour ces gens, la mondialisation aura été un bénéfice et ces années passées auront été de bonnes années.

« [Aux] États-Unis, l'inégalité a atteint une ampleur qui menace des acquis essentiels. Lorsque l'accès à une bonne formation est interdit à des salariés "normaux" parce qu'ils ne peuvent se payer l'université, lorsque les super-riches peuvent, avec leur argent, in?uencer l'agenda politique, on a les caractéristiques d'un pouvoir ploutocratique dont la stabilité ne peut être assurée que par un appareil sécuritaire sans cesse plus important. »

2. Le Royaume désuni : un Brexit moins imprévu qu'il n'y paraissait

En 2006, rappelle Véronique Riches-Flores, 24 % des Britanniques avaient un revenu compris entre une fois et deux fois le revenu moyen européen. En 2014, ils n'étaient plus que 13 % ! Les graphiques ci-dessous confirment l'appauvrissement important d'une partie des Britanniques en fonction de leur catégorie sociale et de la région où ils résident.

• Alors que 32 % seulement des Britanniques avaient un niveau de vie inférieur à la moyenne de l'UE, avant la crise, ils sont 68 % dans ce cas après

• En 2006, 17 % des Britanniques ont un revenu juste supérieur à la moyenne (entre 100 et 124), ils ne sont plus que 11 % en 2014 (entre 96 et 123).

• Liste des régions ayant subi un déclassement durant la période, soit 44 millions d'habitants. La Grande-Bretagne ne se résume pas au Grand Londres.

• Évolution de la situation des régions durant la crise

Plus la couleur est chaude, plus la situation s'est améliorée et, inversement, plus elle est froide, plus elle s'est dégradée. De nombreuses parties de l'Angleterre sont ainsi passées en zone froide.

3. Les raisons du vote Trump
a) La situation des ouvriers

Comme on le sait, le succès de Donald Trump a tenu au passage aux Républicains des électeurs de quatre États de la « ceinture de la rouille » : Ohio, Wisconsin, Pennsylvanie et Michigan. Pendant que Trump y a fait campagne contre le libre-échange et les délocalisations, Hillary Clinton boudait ces États qui, jusque-là, votaient démocrate et où la situation des ouvriers n'avait pas cessé de se dégrader. Dans le Wisconsin, comme l'explique Jérôme Karabel dans Le Monde diplomatique 229 ( * ) , « entre 1975 et 2014, les revenus médians des travailleurs blancs sans diplôme ont décliné de plus de 20 %, avec une chute de 14 % entre 2007 et 2014 ».

Michael Moore avait pronostiqué, alors que tous les sondages indiquaient une nette victoire d'Hillary Clinton, que c'est dans ces États qu'elle perdrait les élections.

b) La question du logement

Un autre élément à prendre en compte, étonnamment oublié dans les analyses, est l'impact de la crise immobilière sur les électeurs dans un pays où la population est plus mobile que sur le vieux continent.

La propriété immobilière n'est pas seulement un moyen de se loger mais aussi une sorte d'assurance et une garantie permettant d'emprunter en cas de besoin.

Ce que montrent les graphiques ci-après, c'est l'explosion du prix des habitations, le gros de la crise passée, en même temps que la baisse du taux de propriétaires. C'est aussi l'inflation des loyers en même temps que la baisse des salaires.

C'est, au final, un transfert de ressources des locataires aux propriétaires et plus d'incertitudes pour une partie de la population qui, jusque-là, « s'en sortait ».

On peut présumer raisonnablement que ce malaise s'est traduit dans les urnes.

• Diminution du nombre de propriétaires, hausse des loyers

• Transfert historique des revenus des locataires vers les propriétaires

c) La fracture entre les États de la Fédération

Les États les plus pauvres ont souvent vu leur position relative s'aggraver depuis 2008 :

- les activités de services y sont en retrait par rapport à la moyenne nationale, les gisements d'emploi, peu qualifiés, sont trop faibles, le taux de participation à la vie économique y a particulièrement baissé ;

- la moindre mobilité de la population (crise immobilière, avancement de l'âge) installe ces États dans un retard chronique ;

- d'où la frilosité des consommateurs, un sentiment d'insécurité et la rancoeur de la population.

Comme le montre le graphique ci-dessus, douze États américains représentant 25 % de la population ont vu leur revenu par tête diminuer de plus de 2 % par rapport à la moyenne depuis 2007. Treize États représentant 37 % de la population l'ont vu augmenter de plus de 2 %. Pour vingt-quatre États, la variation se situe entre une baisse de 2 % et une hausse de 2 %.

4. L'Europe

• En Europe, si la paupérisation relative de la Grande-Bretagne est spectaculaire, il faut constater que dans tous les pays, à l'exception de l'Allemagne, le niveau de vie par habitant aura régressé avec la crise.

• Particulièrement significatif est le diagramme que l'on doit à Riches-Flores Research 230 ( * ) , qui représente l'évolution du PIB par habitant et de la croissance entre l'avant crise (2000-2007) et la crise (2008-2015). On constate un glissement de l'ensemble des pays - à l'exception de l'Allemagne, qui reste stable mais doit se contenter d'un développement au ralenti - vers la zone de couleur froide signifiant un ralentissement de la croissance, voire pour beaucoup, une décroissance, cas de l'Italie, de l'Espagne, de la Grèce évidemment, de l'Autriche, et de bien d'autres. Pour certains pays, même si la croissance reste positive, elle est nettement inférieure à ce qu'elle était dans la période antérieure.

• L'histogramme ci-dessous montre, de son côté, la croissance de la pauvreté, y compris en Allemagne, entre l'avant-crise et la période de crise.

5. Le cas autrichien

La montée de l'extrême droite en Autriche, pays européen riche où les inégalités sont relativement réduites et le taux de pauvreté faible, passe pour inexplicable, sauf à évoquer une tradition ancienne et l'âge moyen de la population. Il suffit de regarder le diagramme ci-dessus qui présente le niveau de PIB par habitant et la croissance par période pour commencer à se douter qu'il pourrait y avoir aussi d'autres raisons.

• La première est certainement la stagnation de la croissance .

Au cours des cinq dernières années, le chômage a progressé dans ce pays habitué au plein emploi, passant de 4 % à 6 % de la population active. Surtout, il a fortement augmenté pour les plus de cinquante ans. Depuis 2011, la croissance plafonne à moins de 1 %. Les revenus stagnent, voire reculent.

• À cela s'ajoute la peur de l'immigration, vécue comme une forme de mondialisation à domicile. Elle est d'ailleurs très présente à Vienne, où plus d'une personne sur cinq est d'origine étrangère. Une peur activée par le flux des réfugiés en 2015, à comparer avec les réactions en France qui a accueilli moins de 100 000 réfugiés.

• Quoi qu'il en soit, selon les observateurs, la peur du déclassement a été omniprésente durant la campagne électorale présidentielle.


* 228 Voir, au sein de la troisième partie, le développement intitulé « La nouvelle lutte des classes et l'obsolescence démocratique ».

* 229 « Comment perdre une élection ? » - Jérôme Karabel - Le Monde diplomatique - 1 er décembre 2016.

* 230 « Avec ou sans l'Europe du Brexit à l'EUxit » - Juin 2016.

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