Rapport d'information n° 547 (2016-2017) de M. Jean BIZET , Mme Patricia SCHILLINGER et M. Alain VASSELLE , fait au nom de la commission des affaires européennes, déposé le 5 mai 2017

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N° 547

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2016-2017

Enregistré à la Présidence du Sénat le 5 mai 2017

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur les actes du colloque « les pouvoirs publics face aux perturbateurs endocriniens » organisé le 11 avril 2017,

Par M. Jean BIZET, Mme Patricia SCHILLINGER et M. Alain VASSELLE,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet, président ; MM. Michel Billout, Michel Delebarre, Jean-Paul Émorine, André Gattolin, Mme Fabienne Keller, MM Yves Pozzo di Borgo, André Reichardt, Jean-Claude Requier, Simon Sutour, Richard Yung, vice-présidents ; Mme Colette Mélot, M Louis Nègre, Mme Patricia Schillinger, secrétaires , MM. Pascal Allizard, Éric Bocquet, Philippe Bonnecarrère, Gérard César, René Danesi, Mme Nicole Duranton, M. Christophe-André Frassa, Mmes Joëlle Garriaud-Maylam, Pascale Gruny, M. Claude Haut, Mmes Sophie Joissains, Gisèle Jourda, MM. Claude Kern, Jean-Yves Leconte, François Marc, Didier Marie, Robert Navarro, Georges Patient, Michel Raison, Daniel Raoul, Alain Richard et Alain Vasselle.

Ouverture : M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes

Mesdames, messieurs, je vous remercie de participer à ce colloque intitulé « Les pouvoirs publics face aux perturbateurs endocriniens ». En l'organisant, le Sénat est fidèle à sa mission d'évaluation des défis qui se posent à notre société et de discussion des réponses qui peuvent leur être apportées.

Les perturbateurs endocriniens de synthèse sont des substances chimiques qui peuvent causer de graves troubles à la santé humaine et à l'environnement. Les pouvoirs publics ont donc le devoir de se saisir de cette question. Ils doivent trouver des solutions pour protéger la santé de nos concitoyens.

Les caractéristiques particulières des perturbateurs endocriniens et leur usage compliquent considérablement la tâche. Il est important de bien saisir les enjeux pour agir efficacement.

Quand on envisage une action des pouvoirs publics, on pense d'abord à la réglementation. Celle-ci doit s'appuyer sur des éléments fiables permettant de garantir la sécurité juridique de l'ensemble des acteurs. Or, le mode d'action des perturbateurs endocriniens et le caractère récent des recherches sur ce sujet compliquent le travail d'identification de ces substances.

Le mode d'action des perturbateurs endocriniens diffère de celui des autres substances toxiques. Ainsi, ces substances sont plus néfastes à certaines périodes du développement de l'individu, notamment la grossesse et la petite enfance. En outre, la multiplicité des perturbateurs endocriniens entraîne un effet cocktail difficile à analyser. Enfin, il existe un temps de latence entre le moment où la substance agit et celui où l'on observe un effet néfaste sur la santé. En effet, le perturbateur endocrinien n'agit pas directement sur un organe : il va « imiter » une hormone et empêcher l'organisme de réagir normalement. Lorsque cette réaction concerne le développement de l'embryon, notamment, les effets ne seront perceptibles que plusieurs années après.

Ainsi, il est difficile de se fonder sur des certitudes scientifiques relatives à l'effet néfaste d'une substance sur l'homme pour identifier un perturbateur endocrinien et réglementer son usage. Il faut donc prendre des mesures quand bien même la science n'apporte pas tous les éléments nécessaires à l'élaboration d'une réglementation. La difficulté est alors de garantir que l'incertitude scientifique ne se transforme pas en une incertitude juridique. Pour cela, la réglementation devra porter sur des substances précises ou définir des critères que toute firme peut tester avant de développer ses produits.

Par ailleurs, ces substances peuvent être utilisées dans les produits phytopharmaceutiques, les biocides, les produits cosmétiques ou encore les médicaments. Dès lors, on les retrouve dans l'eau, dans l'alimentation et dans l'air. Elles sont donc omniprésentes dans notre environnement et leur propagation est difficile à contrôler.

Reste que si les industriels choisissent d'utiliser ces substances, c'est qu'elles ont une utilité ; ne perdons jamais cela de vue. Elles peuvent permettre d'accroître les rendements agricoles ou de prévenir des maladies. L'usage de ces substances peut donc avoir un intérêt pour la collectivité. Une réglementation trop stricte se fondant sur des éléments peu probants pourrait également avoir des conséquences sanitaires : elle limiterait le recours à certains médicaments ou pousserait à remplacer certaines substances par d'autres dont les effets sur la santé pourraient être plus dangereux.

Avant de prendre toute décision, il est nécessaire de bien mesurer les risques pour la santé et les conséquences qu'elle peut engendrer. Dans un domaine comme celui-ci, on parle beaucoup d'appliquer le principe de précaution. Cependant, pour qu'une décision n'entraîne pas d'effets encore plus préjudiciables pour la santé publique et la collectivité dans son ensemble, sa mise en oeuvre doit être réfléchie.

Concernant la réglementation de l'utilisation des perturbateurs endocriniens, il est nécessaire de rappeler que toute réglementation efficace doit intervenir dans un cadre européen. Une coordination entre l'Union européenne et les États membres est indispensable pour élaborer une réglementation lisible, claire et efficace. La loi française promulguée le 30 juin 2010 interdit le bisphénol A dans les biberons. Cette mesure a ensuite été étendue par une directive européenne à toute l'Union européenne au mois de janvier 2011, ce qui permet son application effective. En revanche, la loi du 24 décembre 2012 interdisant le bisphénol A dans les matériaux en contact direct avec des denrées alimentaires expose la France à un risque de contentieux avec la Commission européenne, celle-ci ayant en effet choisi de ne pas soumettre cette disposition au législateur européen : cela montre la difficulté d'entreprendre une action réglementaire à l'échelon national, même si elle paraît justifiée.

Dans le même esprit, la réglementation concernant les produits phytopharmaceutiques doit faire l'objet d'une meilleure coordination entre les agences européennes et les agences nationales. Cela est nécessaire pour éviter les distorsions de concurrence entre les agriculteurs français et ceux des autres pays de l'Union européenne. En effet, aujourd'hui, certains produits phytopharmaceutiques sont autorisés en Europe et pas en France, ce qui n'est pas une situation idéale dans un marché européen unique où la concurrence doit être libre et non faussée.

Enfin, sur un tel sujet, il est nécessaire de développer la coopération internationale. Dans la résolution qu'il a adoptée sur proposition de la commission des affaires européennes que je préside, le Sénat préconisait la création d'un groupe international de scientifiques indépendants de haut niveau, afin de permettre aux décideurs politiques de disposer d'informations objectives sur les perturbateurs endocriniens.

Mais, l'action des pouvoirs publics ne se limite pas à la réglementation. Il est aussi nécessaire d'investir dans la recherche, ce qui permettra de développer des méthodes d'identification des perturbateurs endocriniens plus fiables. De même, c'est la recherche qui permettra de trouver des molécules de substitution dont on pourra garantir qu'elles ne présentent pas de danger pour la santé.

Je souhaite que ce colloque soit l'occasion d'un débat serein dont pourront émerger des solutions pour protéger la santé de nos concitoyens. Les débats s'articuleront autour de deux tables rondes. La première, intitulée « Comment identifier un perturbateur endocrinien ? », permettra notamment de revenir sur les critères d'identification proposés par la Commission européenne. Même si elle peut sembler perfectible, cette proposition constitue une première mondiale et marque le début d'une prise en compte dans la législation du risque lié aux perturbateurs endocriniens. La seconde table ronde, intitulée « Comment se protéger des perturbateurs endocriniens sans bouleverser notre mode de vie ? », permettra de mettre en exergue les actions mises en oeuvre par les acteurs de la société civile pour protéger la santé publique, et de déterminer le rôle de ces substances ainsi que les difficultés que peut poser leur interdiction ou leur substitution. Une action raisonnée et concertée entre les différents acteurs doit permettre de mieux appréhender cette menace.

Je me réjouis du travail mené en cohérence entre la commission des affaires européennes et la commission des affaires sociales. Cela montre bien la transversalité de notre réflexion en la matière et le souci constant du Sénat de s'inscrire dans une perspective d'avenir. Par l'intermédiaire de Mme Chaze, nous envoyons un message au commissaire européen M. Andriukaitis. Sur ce sujet comme sur nombre d'autres, je souhaite une cohérence dans la réflexion et, surtout, dans la communication et l'information. Nous vivons dans une société marquée par l'inquiétude. Chaque fois que le Sénat apportera sa pierre à la clarification de débats aussi complexes, il fera oeuvre utile.

Je donne la parole à mon collègue Alain Vasselle, pour la première table ronde.

Première table ronde : Comment identifier un perturbateur endocrinien ?

I. M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport « Les perturbateurs endocriniens : un sujet de santé publique »

Mesdames, messieurs, vous l'avez compris, vous êtes invités à participer à un exercice d'une grande complexité. Il était important que nous soyons entourés d'experts et de spécialistes pour débattre de ce sujet au travers de deux tables rondes, la première animée par mes soins, la seconde par Mme Patricia Schillinger. M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales, conclura nos travaux.

Les perturbateurs endocriniens représentent une véritable menace pour la santé. Il appartient aux pouvoirs publics de rechercher, avec les acteurs concernés, les meilleures solutions pour y faire face. C'est ce que nous allons essayer de faire lors de cette première table ronde, au cours de laquelle nous tenterons de dégager des critères d'identification permettant de définir ce qu'est un perturbateur endocrinien.

Pour cela sont réunis autour de cette table Mme Nathalie Chaze, directrice adjointe du cabinet de M. Andriukaitis, commissaire européen chargé de la santé, M. André Cicolella, président du Réseau santé et environnement, M. Julien Durand-Réville, responsable santé de l'Union des industries de la protection des plantes, le professeur Jacques Young, endocrinologue, et M. Roger Genet, directeur général de l'ANSES, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail.

Il est nécessaire de commencer par définir ce qu'est un perturbateur endocrinien. Cette expression date de 1991 et les recherches sur ce sujet n'en sont qu'à leurs débuts. Aux termes de la définition établie par l'OMS, un perturbateur endocrinien est une substance qui entraîne une perturbation du système hormonal et qui, de ce fait, va induire un effet néfaste sur la santé. Compte tenu du temps de latence pouvant séparer la perturbation endocrinienne de l'apparition de l'effet néfaste sur la santé, il est difficile de démontrer ce lien de causalité en s'appuyant sur des certitudes scientifiques, reposant sur des modèles approuvés par l'OCDE.

De nouveaux protocoles permettant l'identification de perturbateurs endocriniens sont en cours de développement et la science évolue sans cesse. Chaque jour, de nouvelles découvertes sont faites. Or, les délais de standardisation de ces protocoles peuvent être très longs. Dans ce contexte, toute action en matière de réglementation doit permettre la prise en compte des différentes méthodes, existantes ou à découvrir, pour l'identification de perturbateurs endocriniens, sans attendre leur standardisation. Le Sénat a demandé à la Commission européenne que les études réalisées sur des animaux dans le cadre de modèles non standardisés puissent démontrer que le lien entre la perturbation endocrinienne et un effet néfaste sur la santé est biologiquement plausible. Je tiens à saluer ici le travail de la Commission européenne. En effet, c'est la première fois que des critères d'identification des perturbateurs endocriniens sont inscrits dans un texte juridique.

Pour faciliter l'identification des perturbateurs endocriniens, il est nécessaire aujourd'hui d'encourager et de soutenir le développement de la recherche, qui n'en est qu'à ses débuts. Les pouvoirs publics doivent débloquer les fonds nécessaires à cette fin.

Sur ces sujets, une collaboration à l'échelle européenne est plus que jamais indispensable. Les substances chimiques ne connaissent pas de frontières. Nous sommes donc condamnés à collaborer à l'échelle européenne, mais aussi, au-delà, avec les autres États, si nous souhaitons agir efficacement à l'échelon international.

Je vais maintenant donner la parole à chacun des intervenants, pour une durée de cinq minutes. Ils pourront exposer quels critères d'identification des perturbateurs endocriniens ils souhaitent voir inscrire dans la réglementation.

II. Mme Nathalie Chaze, directrice adjointe du cabinet de M. Andriukaitis, commissaire européen chargé de la santé

Je vous remercie de donner la parole à l'Europe, car nous sommes très conscients que la question des perturbateurs endocriniens est très vivace dans le débat public en France. Je salue cette initiative du Sénat.

Pour définir ce qu'est un perturbateur endocrinien, la Commission européenne s'est appuyée sur le travail très important mené depuis des années par les différentes agences des Nations unies, en particulier l'OMS, qui a abouti à une définition approuvée en 2002, revue en 2012 et confirmée par une majorité d'experts.

La Commission européenne se fonde désormais sur cette définition scientifique internationale du perturbateur endocrinien, qui repose sur les trois éléments suivants : un mode d'action endocrinien, un effet indésirable, un lien de causalité entre le mode d'action et l'effet indésirable.

La complexité du sujet tient à la définition de ces trois éléments. Traditionnellement, l'analyse scientifique et toxicologique des substances se fonde non sur leur mode d'action, mais sur leur effet. En d'autres termes, on se demande non pas comment un produit chimique agit, mais à partir de quelle dose il produit des effets, s'appuyant sur le principe selon lequel c'est la dose qui fait le poison. Ici, pour la première fois, on s'écarte quelque peu de cette approche pour reconnaître que l'existence d'une action sur le système endocrinien constitue en soi un élément fondamental de la définition, ce qui est extrêmement novateur en matière de toxicologie.

Il faut également définir ce qu'est un effet indésirable. Un tel effet implique un changement de la morphologie, de la physiologie, de la croissance... La difficulté est de définir à partir de quand il se produit. En effet, certaines substances peuvent avoir un effet très limité, temporaire, non persistant ; c'est le cas du sucre, du café ou de l'alcool. Il faut établir si la substance considérée agit au niveau moléculaire, cellulaire, infraorganique. La Commission européenne a cherché à donner des lignes directrices pour déterminer comment mesurer les effets indésirables.

Pour ce qui concerne le lien de causalité, la Commission européenne s'est écartée de la définition de l'OMS, qui exige une causalité établie. Nous avons jugé qu'il était peut-être excessif de demander des preuves concluantes de l'existence d'un lien de causalité entre le mode d'action et l'effet. La Commission européenne a ainsi décidé de retenir une approche reposant davantage sur le principe de précaution, considérant que l'on pouvait se contenter de s'appuyer sur une base raisonnable d'éléments probants en faveur de l'existence d'un lien de causalité : c'est ce que l'on appelle la plausibilité biologique. Cette approche est actuellement discutée à l'échelon européen, mais nous pensons qu'elle est importante pour protéger la santé publique et l'environnement.

III. M. Jacques Young, endocrinologue

Traiter de cette question en cinq minutes n'est pas simple...

Une hormone est une substance sécrétée par une glande qui agit à distance sur un organe cible, à des concentrations extrêmement faibles. Les substances qui perturbent le fonctionnement d'une hormone ou d'une glande endocrine agissent-elles également à de telles concentrations, quand elles sont présentes sous forme de traces, comme cela peut être le cas dans l'environnement ?

Par exemple, la cryptorchidie - un testicule ne descend pas dans les bourses de façon physiologique normale - a été imputée à l'action de perturbateurs endocriniens pendant la vie foetale, mais il est extrêmement difficile d'évaluer la concentration de ces substances dans le testicule du foetus. On raisonne alors de façon indirecte, faute, en général, d'études d'intervention. Comment procède-t-on ? Quand on associe une substance à une situation pathologique, on commence par se demander si cette substance a un effet perturbateur sur la physiologie. Pour la migration testiculaire, on sait que la testostérone joue un rôle majeur. Il pourrait y avoir une substance qui neutralise l'effet physiologique de cette hormone, empêchant ainsi la migration, et l'on va essayer d'accumuler des éléments de preuve en ce sens. Pour certaines substances, la preuve est forte et il n'y a alors pas de discussion, pour d'autres, elle est très faible : quand les outils classiques d'évaluation de l'effet anti-androgénique ne permettent pas de démonstration claire, peut-on exclure l'existence d'un tel effet ? Là est la difficulté. Nos outils actuels sont-ils suffisamment sensibles ? C'est un problème qui se pose de façon générale en médecine.

Pour étudier un composé pouvant entraîner la cryptorchidie, on commence par procéder à son analyse structurale. Ressemble-t-il à l'hormone qu'il neutralise ? Ce peut être le cas, mais les recherches en pharmacologie montrent chaque jour plus nettement qu'une substance peut avoir un effet perturbateur du fonctionnement de l'hormone en ayant une structure tout à fait différente. Il y a donc des limites à ces études de prédiction structurale.

Par ailleurs, la molécule suspectée d'être un perturbateur endocrinien inhibe-t-elle le fonctionnement des récepteurs des hormones androgènes ou de ce que l'on appelle les voies de signalisation androgénique au sein de la cellule ? Cela peut faire l'objet de tests, mais le problème est que, pour démontrer un effet, il faut en général recourir à des concentrations plus élevées que celles que l'on rencontre dans la nature, ce qui affecte la crédibilité de la démarche. C'est une difficulté.

En outre, puisqu'il n'est naturellement pas possible de procéder à des mesures de concentration au niveau du foetus, on utilise des substituts, des surrogates . On réalise des mesures dans le liquide amniotique, chez la mère ou l'enfant au moment de la naissance, soit à une période très éloignée de celle où le composé a agi : on ne peut pas extrapoler, car rien ne dit que la concentration n'a pas diminué au fil du temps.

Enfin, la mesure d'une concentration dans un fluide ne reflète pas toujours ce qui se passe dans un organe donné : c'est un fait bien connu en pharmacologie.

Nous sommes donc confrontés à un ensemble de problèmes méthodologiques.

IV. M. Roger Genet, directeur général de l'ANSES

Je vous remercie de m'avoir convié à ce colloque, dont le sujet est au coeur des préoccupations de l'ANSES et, plus largement, de celles de nos concitoyens. Les connaissances scientifiques progressent en permanence. L'ANSES a organisé voilà une quinzaine de jours, à la demande de la Direction générale de l'environnement, un colloque sur la perturbation de la fonction thyroïdienne liée à la perturbation endocrine. Les nouveaux acquis de la recherche confirment la très grande complexité de la fonction endocrine. Cela ne nous aide pas à établir une définition des perturbateurs endocriniens. Surtout, de façon cruciale, nous manquons de tests permettant de fonder cette définition et d'affirmer le caractère de perturbateur endocrinien.

L'ANSES est mobilisée sur ce sujet depuis plus d'une dizaine d'années, depuis le lancement du programme national de recherche environnement-santé-travail. Elle est notamment l'opérateur d'un programme de recherches. J'insiste sur ce point, car on a besoin de connaissances nouvelles pour trancher les controverses et les débats au sein de la communauté scientifique. Depuis une dizaine d'années, l'agence a financé plus d'une quarantaine de projets, le ministère de l'environnement a consacré environ 5 millions d'euros à cette thématique et les travaux qui ont été conduits dans ce cadre ont donné lieu à plus d'une centaine de publications. Beaucoup d'initiatives publiques ont été prises. Les connaissances scientifiques progressent, mais nous restons confrontés à une difficulté pour établir une définition des perturbateurs endocriniens.

L'ANSES a également énormément contribué à l'expertise concernant la classification de ces substances, les facteurs et critères permettant de définir le caractère de perturbateur endocrinien. Nous avons publié de nombreux travaux, qui couvrent principalement trois domaines. Il ne s'agit pas seulement de définir le caractère de perturbateur endocrinien de certaines substances, c'est-à-dire de caractériser le danger intrinsèque de ces dernières. Il s'agit aussi, pour une agence sanitaire comme la nôtre, de définir les populations vulnérables, c'est-à-dire celles qui peuvent être plus exposées que d'autres du fait de situations particulières - d'ordre médical, social, génétique, biologique.... ou du stade de la vie, le foetus étant par exemple plus sensible à une exposition aux perturbateurs endocriniens. Il s'agit enfin d'identifier les situations de surexposition momentanée, par exemple au travail.

L'ANSES, qui s'intéresse aux risques sanitaires dans toutes les circonstances de la vie, est particulièrement bien placée pour conduire ces travaux d'expertise. Elle oeuvre avec une vision intégrative : il faut en effet mettre en cohérence l'ensemble des voies d'exposition, que ce soit par inhalation, par ingestion ou par contact, pour définir, à partir du danger potentiel d'une substance, le risque auquel on est soumis par l'exposition à celle-ci. Il importe de graduer ce risque pour parvenir à déterminer le lien de causalité potentiel, proposer un classement et, le cas échéant, faire des recommandations aux pouvoirs publics en vue de restreindre l'utilisation de telle ou telle substance.

Il faut acquérir des connaissances nouvelles sur le danger et la définition du caractère de perturbateur endocrinien des substances chimiques, ainsi que sur les risques d'exposition, et remédier au déficit de méthodes validées. On a évoqué des méthodes qui permettent de définir le caractère oestrogénique ou anti-androgénique de certaines substances, mais, en ce qui concerne par exemple la fonction thyroïdienne, dont la régulation est extrêmement complexe, on manque cruellement de tests, de méthodes permettant d'identifier le caractère de perturbateur endocrinien.

Nous sommes surtout confrontés à un déficit chronique de données d'exposition. Il faut parvenir à caractériser les différentes situations et, à partir du danger présenté par l'exposition, pouvoir définir le risque potentiel. C'est en partant de l'analyse du risque que l'on peut formuler des recommandations pour classer une substance, éventuellement restreindre son utilisation, voire l'interdire quand elle a fait l'objet d'une autorisation de mise sur le marché.

C'est un enjeu crucial pour nous, experts, pour les régulateurs que vous êtes, pour la communauté scientifique. Traiter cette problématique extrêmement complexe nécessite le soutien du Parlement et une très grande coopération entre États membres de l'Union européenne, afin d'aboutir à une position univoque en Europe. Dans ses recommandations sur le classement des substances, l'ANSES a surtout préconisé aux pouvoirs publics de promouvoir l'instauration, à l'échelle européenne, d'une unique instance chargée de la classification de ces substances, car nous sommes confrontés à une situation d'une très grande complexité.

V. M. André Cicolella, président du Réseau santé et environnement

Cette question des perturbateurs endocriniens nous a permis d'appréhender dans une large mesure les causes de l'épidémie de maladies chroniques.

Parlons du bisphénol A, qui est la substance la plus étudiée. En 2006, la déclaration de consensus de Chapel Hill établit le lien entre l'exposition au bisphénol A, d'une part, et les cancers du sein et de la prostate, les troubles du comportement ou de la reproduction, et les désordres métaboliques, tels que l'obésité et le diabète, d'autre part : excusez du peu !

On le sait, l'exposition à cette substance est très impliquée dans le développement de ces grandes maladies. Pour autant, est-il nécessaire de chercher à en connaître l'impact au pourcentage près, voire au dixième de pourcentage près ? Ce serait vain et dénué de sens ! Ce qui est clair, c'est qu'en interdisant l'utilisation du bisphénol A pour la fabrication des biberons, on diminue les risques pour le nourrisson, ce qui procure un gain en termes de santé.

Pour la démonstration des effets, il faut abandonner la démarche classique, qui consiste à attendre leur apparition chez l'humain. Cette attente est très longue et, dans ce cas précis, elle se prolongera encore plus longtemps puisque les effets sont transgénérationnels.

En ce qui concerne le DDT, on dispose d'une étude rarissime. Menée par l'école de santé publique de Berkeley , elle a porté sur une cohorte de 9 300 femmes, dont les mères ont fait l'objet en 1960 d'un dosage sanguin du DDT. Cinquante-deux ans après, on a regardé ce qu'étaient devenues ces femmes, en s'intéressant notamment à celles qui ont eu un cancer du sein. Il apparaît que la prévalence du cancer du sein est quatre fois plus élevée pour les femmes dont les mères étaient les plus contaminées.

Une telle étude, très longue et très lourde à mener, est évidemment très coûteuse. On ne va pas essayer d'obtenir des preuves à partir de ce type d'étude. Les données animales dont nous disposons sont suffisantes. Le système endocrinien a été conservé à travers l'évolution. Barbara Demeneix nous dit que l'hormone thyroïdienne T3, qui contrôle le développement du cerveau, est la même que celle qui contrôle la métamorphose du papillon. Les observations faites chez l'animal peuvent être extrapolées à l'humain : n'attendons pas d'obtenir des preuves chez l'humain à partir des outils classiques de l'épidémiologie !

L'exposition au distilbène de 4 millions de femmes représente une deuxième expérience en grandeur nature chez l'humain. Les tests pratiqués sur la souris et le rat sont en parfaite concordance avec ce que l'on commence à observer chez l'humain, quarante ans après : des malformations génitales à la naissance chez les garçons et chez les filles, un taux plus élevé de cancer du sein chez celles-ci, des signes précurseurs du cancer de la prostate. Là encore, ce que l'on observe pour la souris et le rat est tout à fait extrapolable à l'humain.

Cela étant, il faut mener des expériences et, à cet égard, consacrer seulement 5 millions d'euros à la recherche sur les perturbateurs endocriniens n'est pas à la hauteur du défi sanitaire que nous devons relever. Produire des indicateurs globaux nous permettra de disposer d'éléments de compréhension beaucoup plus larges, de mesurer notamment l'impact sur l'épigénome. On parle beaucoup du décryptage du génome, mais c'est celui de l'épigénome qui doit être prioritaire, parce que, pour l'essentiel, nos maladies s'inscrivent dans notre épigénome. Or, sur ce plan, les recherches sont tout à fait embryonnaires. Cet objectif ne mobilise pas le même effort financier et ne motive guère les équipes de recherche. Le Sénat constitue un cadre approprié pour débattre de cette dimension politique du problème.

L'enjeu sanitaire est considérable. L'OMS évoque une « épidémie » de maladies chroniques. Il s'agit d'un problème mondial. Je note que ma proposition de créer un « GIEC » de la santé environnementale a été retenue par la commission sénatoriale. L'effort de recherche doit être à la mesure de l'enjeu sanitaire : faire face à une épidémie mondiale de maladies chroniques qui s'explique en grande partie par l'exposition aux perturbateurs endocriniens.

L'Organisation mondiale de la santé a d'ailleurs fixé des objectifs de réduction de la mortalité imputable à ces maladies chroniques. Il s'agit notamment de stopper l'épidémie d'obésité et de diabète. Concernant les perturbateurs endocriniens, la seule solution consiste, sur la base des effets constatés, à prendre des décisions d'interdiction, sans attendre de connaître le détail des mécanismes physiologiques. En termes de politiques publiques, c'est la démarche d'évaluation et de gestion du risque qui doit évoluer : il s'agit d'éliminer, pas de gérer en fixant un seuil.

VI. M. Julien Durand-Réville, responsable santé de l'Union des industries de la protection des plantes

Je représente en France les entreprises qui développent et mettent sur le marché les substances destinées à protéger les plantes contre les agressions.

Je pense que nous sommes tous ici conscients de l'importance d'une bonne gestion de la perturbation endocrinienne. Cela a été dit, la vraie difficulté est de bien faire la part des choses entre des perturbateurs endocriniens avérés et des substances qui peuvent entrer en interaction, sans nécessairement avoir des effets néfastes sur la santé.

Nos organismes sont tout à fait accoutumés aux interactions avec ces substances, qu'il s'agisse de substances naturelles apportées par notre alimentation - caféine, hormones présentes dans les végétaux ou dans la viande, sucre... - ou de substances exogènes.

Globalement, qu'il s'agisse de l'industrie chimique dans son ensemble, avec le règlement européen REACH, ou plus particulièrement des produits phytosanitaires, le cadre actuel ne permet pas, faute de tests appropriés, de démontrer un mode d'action de la perturbation endocrinienne. En revanche, il y a déjà toute une batterie de tests permettant de mettre en évidence d'éventuels effets néfastes.

M. Cicolella a évoqué le DDT : cette substance n'est plus sur le marché depuis très longtemps. Aujourd'hui, les critères, les études et les éléments que doit fournir l'industrie se combinent, avec des tests - conduits sur les humains, mais aussi sur des animaux de laboratoire - de différentes modulations de doses, y compris sur plusieurs générations.

En termes de critères, l'Europe avait proposé quatre options. La première est de poursuivre dans la même voie qu'aujourd'hui, avec des critères provisoires. La deuxième consiste à exclure les perturbateurs endocriniens avérés, selon la définition présentée tout à l'heure par Mme Chaze. La troisième revient à interdire ces mêmes substances, en créant une catégorie supplémentaire de perturbateurs endocriniens suspectés et même une autre catégorie regroupant des substances simplement impliquées dans des interactions. Enfin, la quatrième option vise à la prise en compte, en sus de tout cela, d'un certain nombre de critères, notamment la puissance, c'est-à-dire la capacité d'une substance à induire des effets néfastes aux concentrations auxquelles les personnes ou l'environnement peuvent être exposés.

Pour vous donner un ordre de grandeur du nombre des substances concernées par ces différentes options, j'indiquerai que l'Europe a travaillé, dans la cadre de la réalisation d'une étude d'impact, sur 350 produits phytosanitaires et une centaine de produits biocides. Il est intéressant de noter que, aux termes du rapport, les options 2, 3 et 4 apportent le même niveau de protection pour l'environnement et la santé. On lit plus loin que ce sont les options 2 et 3 qui ont l'impact le plus critique sur la compétitivité sectorielle de l'agriculture et du commerce. Voilà dix ans, on dénombrait à peu près 1 000 substances agricoles actives sur le marché, contre environ 400 aujourd'hui.

La position française sur ce sujet est assez isolée en Europe. En particulier, notre pays est le seul à demander le retrait non seulement des perturbateurs endocriniens avérés, mais aussi de tous les perturbateurs endocriniens suspectés, soit, au total, plus d'une centaine de substances, c'est-à-dire environ un tiers des substances encore présentes sur le marché.

Quelle est notre position à l'égard de la définition des perturbateurs endocriniens ? Nous sommes nous aussi d'accord pour que l'on retienne les trois critères des effets néfastes, de la causalité et des modes d'action liés à la perturbation endocrinienne. Il nous semble important de prendre aussi en compte d'autres éléments, notamment la sévérité et la réversibilité des effets, ainsi que la puissance. À titre d'exemple, la puissance de la pilule contraceptive est de 1 million, ce qui correspond à celle du moteur d'un supertanker ! Par comparaison, à quantité égale, la puissance des effets sur le système hormonal oestrogénique d'un certain nombre de substances naturelles présentes dans les légumes, comme le coumestrol, est de l'ordre de 10 000. Ce chiffre est plus faible pour des substances exogènes comme le parabène. On le voit, il y a une gradation : faut-il interdire des substances qui ne produisent des effets qu'à des concentrations extrêmement élevées ?

VII. Débat

M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Je voudrais poser une première question à Mme Chaze : comment se déroulent les négociations pour définir les critères d'identification avec l'ensemble des États de l'Union européenne et quelles sont les difficultés rencontrées dans ce cadre ?

Mme Nathalie Chaze. - Les négociations se déroulent selon un schéma bien établi au niveau européen : la Commission européenne soumet un texte à une table ronde d'experts des États membres, qui sont invités à présenter leurs commentaires. En parallèle se déroule un processus de consultations publiques : avant et après la finalisation du texte, toutes les parties intéressées sont invitées à faire part de leurs commentaires. En l'occurrence, nous avons reçu 27 000 réponses, ce qui montre le grand intérêt suscité par le sujet.

Une fois que le texte a été présenté au groupe d'experts, sa rédaction évolue en fonction des modifications demandées, dans la mesure où elles ont fait l'objet d'un certain consensus. Le texte ainsi amélioré est représenté. C'est donc tout un travail collectif qui vise à aboutir à un texte répondant aux attentes diverses des vingt-huit États membres tout en assurant une certaine cohérence européenne.

Ce travail prend du temps, mais il est nécessaire car il s'agit d'élaborer un texte qui recueille le soutien de la majorité des États membres. Il importe donc que chacun ait le temps de s'exprimer et de formuler ses commentaires pour contribuer à l'amélioration du texte.

Depuis la présentation de ce texte en juin 2016, cinq ou six séries de réunions se sont tenues, et nous continuons à discuter avec les experts pour l'améliorer. Je précise que, dans sa version actuelle, le texte ne prévoit pas que la preuve d'effets indésirables sur l'homme soit apportée : ce serait beaucoup trop peu protecteur. Il vise ce qu'il est convenu d'appeler les perturbateurs avérés et présumés : il est suffisant de disposer d'éléments de preuve que l'exposition à la substance considérée peut entraîner des effets néfastes sur l'animal.

Je souligne que nous travaillons dans une grande transparence. Ainsi, tous les textes intermédiaires et les comptes rendus des réunions sont accessibles sur le site internet de la direction générale de la santé : il est possible de suivre au jour le jour l'évolution du texte.

Les difficultés rencontrées sont de nombreux ordres.

Tout d'abord, comme l'a souligné dans son propos introductif M. le président Bizet, il s'agit d'une première mondiale : à ce jour, aucun État n'a encore introduit dans sa législation une définition des perturbateurs endocriniens. Beaucoup de travaux scientifiques ont été menés sur cette question, mais il n'existe pas de précédent réglementaire. Il est plus confortable d'être en situation de copier ou d'améliorer ce qu'a fait le voisin...

Ensuite, la Commission est parfois confrontée à des attentes un peu excessives. Nous ne faisons pas oeuvre scientifique. La science progresse, elle n'est jamais statique. L'étude des perturbateurs endocriniens représente encore un domaine assez nouveau. On a beaucoup appris sur le sujet au cours de ces dernières années, et cela va continuer, mais il n'est pas possible d'attendre : nous avons l'obligation d'agir sur le plan réglementaire. Traduire la science et ses évolutions dans la réglementation, c'est forcément traduire des doutes dans la décision. Nous sommes confrontés à une tâche d'une grande complexité, car il s'agit d'élaborer un cadre réglementaire devant nous permettre de décider sans incertitude, d'autoriser ou non telle ou telle substance : on peut le cas échéant prévoir certaines conditions, mais il ne saurait y avoir de « peut-être ».

Par ailleurs, en matière de niveau de protection, la règle européenne a posé l'interdiction des perturbateurs endocriniens avant d'avoir défini le champ matériel de cette interdiction et c'est ce que nous faisons actuellement. Inévitablement, pendant que l'on débat du champ matériel de l'interdiction, certains essaient de rouvrir la discussion sur le niveau de protection, mais définir ce dernier ne relève pas de la seule Commission. Le sujet des perturbateurs endocriniens est plus large que celui de leur interdiction dans les produits phytosanitaires et les biocides. Les vingt-huit États membres n'ont pas tous la même sensibilité ni la même vision des critères. Ce travail collectif prend du temps, mais il importe de le mener pour arriver à un consensus européen.

Pour le commissaire Andriukaitis, il est important d'adopter ces critères, car l'inaction n'apporte aucun bénéfice pour la santé et pour l'environnement. Ne pas agir, cela signifie laisser sur le marché des substances dont on sait qu'elles sont susceptibles d'être des perturbateurs endocriniens. Peut-être serait-il préférable, plutôt que de demander la perfection, de décider rapidement, afin de pouvoir commencer à agir. Parfois, la perfection est l'ennemi du bien ! Nous proposons d'agir dès maintenant, quitte à revoir la définition des perturbateurs endocriniens au fur et à mesure de l'évolution de la science. Cette définition ne sera pas figée dans le marbre. Elle sera régulièrement réévaluée, mais nous appelons de nos voeux une cohérence européenne et nous souhaiterions que l'on puisse rapidement commencer à retirer du marché des produits qui pourraient être des perturbateurs endocriniens.

M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Monsieur le professeur Young, quelles difficultés scientifiques pose l'identification des perturbateurs endocriniens ? Les études standardisées sont-elles vraiment plus fiables que les autres ?

M. Jacques Young . - En toute honnêteté, on ne peut pas répondre à votre question, car il nous manque des éléments de connaissance.

Cela étant, il me paraît important de souligner que la recherche doit avancer sans a priori. Les scientifiques ne sont pas des militants. Ils doivent évaluer les choses avec les outils dont ils disposent au temps « t », ce qui est parfois très difficile. J'ai entendu affirmer tout à l'heure que tout était simple et qu'il suffisait d'une étude cas-témoins pour décider de tout interdire. Je ne crois pas que l'on puisse procéder ainsi. Il y a selon moi deux niveaux : celui de l'étude des mécanismes et du niveau de preuve, et celui de la décision, qui relève de la dimension sociétale et politique. Ce n'est pas à nous, scientifiques, de prendre les décisions : notre rôle est de fournir des éléments factuels au sujet d'une molécule soupçonnée d'avoir des effets néfastes. Nous n'avons pas à nous prononcer sur son interdiction éventuelle : ce débat-là nous dépasse. Mais apporter des connaissances aux décideurs est essentiel et ce travail doit être accompli sans a priori. J'y insiste, parce que la problématique est complexe et recèle de nombreux pièges. Bien entendu, cela n'interdit pas d'appliquer le principe de précaution, mais cela relève d'une décision administrative ou politique.

Il revient aux décideurs de nous permettre de créer de nouveaux outils, la toxicologie classique étant effectivement prise en défaut sur un certain nombre de points difficiles. La science doit progresser dans ce domaine. En investissant, on fera avancer les connaissances, ce qui permettra peut-être d'apporter des démonstrations actuellement hors de portée. La première chose à faire est d'essayer de déterminer s'il existe une relation de causalité entre une exposition à une substance et un effet. Ce n'est pas facile ! Il faut créer les outils nécessaires. Prendre des mesures de précaution ne nous incombe pas, c'est du ressort des décideurs. Il leur appartient de trancher en fonction du seuil de tolérance de la société à un moment donné, des bénéfices et des risques. Il ne faut pas tout confondre ! Améliorer les connaissances et prendre les décisions ne relèvent pas des mêmes sphères.

M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Rejetez-vous ou acceptez-vous la référence aux études standardisées ?

M. Jacques Young . - Je ne la rejette pas : quand une étude standardisée établit des preuves, tout le monde l'accepte. Cependant, dans d'autres cas, nos outils sont peut-être en défaut.

M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Selon vous, les études non encore standardisées doivent-elles être prises en considération ?

M. Jacques Young . - Bien entendu, mais elles doivent être évaluées de façon critique, comme c'est la pratique constante en médecine.

M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Monsieur Genet, quelle est la position française sur les critères d'identification des perturbateurs endocriniens proposés par la Commission européenne ? Que pensez-vous du manque de coordination entre l'Union européenne et les États membres sur ce sujet ? M. Bizet a exprimé les inquiétudes que ce point inspire à la commission des affaires européennes.

M. Roger Genet . - Même s'il est nécessaire d'adopter une approche commune des critères d'identification des substances présentant un caractère de perturbateur endocrinien, les critères intérimaires ne nous laissent pas les mains vides. En établissant un niveau de preuve suffisant, on est aujourd'hui en mesure de prendre des décisions sur la base de l'expertise conduite. Depuis mon entrée en fonction, voilà un an, l'ANSES a été amenée à retirer des autorisations pour des produits contenant des substances qui sont des perturbateurs endocriniens ou des reprotoxiques présumés ou avérés. Je pense au chlorpyrifos ou, au niveau européen, à un certain nombre de substances présentant un caractère à la fois cancérigène reprotoxique et perturbateur endocrinien.

Cependant, nous avons évidemment besoin de critères partagés à l'échelon européen. De ce point de vue, nous avons pris bonne note que la Commission a fait un pas en avant et élargi le champ de son texte en incluant les perturbateurs endocriniens avérés et présumés. La position de l'ANSES a été rendue publique l'an dernier, chaque État membre devant se positionner dans ce débat en vue de parvenir à un consensus européen : nous pouvons admettre une évaluation de ces produits fondée sur les trois critères parfaitement acceptés pour les substances cancérigènes, avérées, présumées et suspectées. Il existe une graduation du risque et un niveau de preuve doit être établi. C'est toute la difficulté de l'évaluation du risque. C'est sur cette base que l'on peut établir un certain nombre de mesures, y compris de gestion de l'utilisation des produits qui contiennent ces substances. La position de l'ANSES demeure d'instaurer un système identique à celui qui a été adopté pour les substances cancérigènes.

Cela ne signifie pas forcément que toutes les substances suspectées d'être des perturbateurs endocriniens doivent être retirées du marché : il faut décider en fonction de l'usage de ces substances, de la façon dont elles sont contenues dans les produits, des modalités d'exposition du public à ces derniers. Il nous semblait logique d'adopter un système de graduation cohérent avec les recommandations de l'OMS relatives aux substances cancérigènes.

L'important est de parvenir à un consensus européen. Il appartient bien sûr aux pouvoirs publics de s'emparer des recommandations formulées par l'Agence après qu'elle a mené une expertise scientifique avec des comités d'experts indépendants. L'ANSES joue un rôle de gestionnaire de risques, puisqu'elle délivre les autorisations de mise sur le marché pour les produits phytosanitaires, les biocides ou les médicaments vétérinaires. Dans le cadre de nos missions réglementaires de délivrance d'autorisations de mise sur le marché, nous avons besoin d'une réglementation claire, sans équivoque, permettant de classer ces substances.

Contrairement à la Commission, une agence comme la nôtre ne peut limiter le champ de sa réflexion aux seuls produits phytosanitaires. En effet, nous sommes confrontés, dans le domaine de l'alimentation, à l'utilisation de produits qui sont potentiellement des perturbateurs endocriniens, et nous avons donc besoin de pouvoir nous appuyer sur des critères d'identification qui soient communs à toutes les substances, quel que soit leur usage et quel que soit le mode d'exposition du public ou de l'environnement. Cela nous a conduits à asseoir un niveau de preuve qui nous paraît suffisant, par exemple pour le bisphénol A. En juillet dernier, nous avons d'ailleurs saisi l'Agence européenne des produits chimiques d'un dossier de classement en tant que substance extrêmement préoccupante pour le bisphénol A. Il nous semble en effet que le niveau de preuve lié à cette substance au regard de ses usages, notamment dans l'alimentation, est suffisant pour instruire ce dossier. Il faut, de façon très scientifique, au cas par cas, établir les niveaux de preuve et, en fonction des usages et de l'exposition, faire des recommandations qui soient le plus fondées possible.

M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Voilà des propositions qui vont plus loin que celles de la commission des affaires européennes, qui s'en est tenue aux produits présentant un risque avéré ou présumé, et non pas simplement suspecté. Je rejoins la préoccupation que vous avez exprimée : outre les produits phytosanitaires, il faut également prendre en considération les biocides et les cosmétiques. Mais cela ne s'inscrit peut-être pas dans le mandat de la Commission européenne.

Monsieur Cicolella, quels sont, selon vous, les secteurs d'activité les plus concernés par la présence des perturbateurs endocriniens ? Faut-il établir des critères d'identification différents selon les secteurs ?

M. André Cicolella . - Poser le problème en ces termes ne me paraît pas très pertinent... Permettez-moi donc de reformuler la question : quand un organisme est exposé au bisphénol A, peu importe si c'est via un emballage plastique alimentaire ou un jouet. Il faut changer notre grille de lecture, du point de vue tant de l'évaluation du risque que de sa gestion.

Actuellement, notre réglementation repose sur les concepts toxicologiques des années soixante-dix. Je prendrai l'exemple des normes en matière de contamination de l'eau par les pesticides. La limite est aujourd'hui de 0,1 microgramme par litre. Elle a été établie dans les années soixante en fonction du seuil de détection analytique : à l'époque, on ne savait pas mesurer des concentrations inférieures. Ce seuil a depuis été abaissé au niveau du nanogramme. Le gain est donc considérable sur le plan analytique. On ne peut plus garder une norme dont tout le monde sait qu'elle est totalement obsolète, mais personne ne prend l'initiative de la modifier. Je suggère que le Sénat se saisisse de cette question.

Autre exemple de norme totalement obsolète, celle qui concerne les nitrates, lesquels sont des perturbateurs du fonctionnement des hormones thyroïdiennes. La norme est définie sur la base d'un effet qui a disparu. Cela n'a aucun sens ! Barbara Demeneix propose de faire la somme entre nitrates, perchlorates et thiocyanates, trois substances qui perturbent de façon majeure le fonctionnement des hormones thyroïdiennes. Il faut adopter une vision globale, la gestion du risque ne peut pas reposer sur une évaluation à l'ancienne de ce dernier. Je suis de ceux qui ont introduit cette démarche en France : en 1996, j'ai organisé un colloque visant à introduire les règles établies par l'EPA aux États-Unis. Cela a servi pendant un certain temps, mais cette façon de poser le problème n'est plus pertinente aujourd'hui. Il faut gérer le risque sur la base du danger : dès lors qu'une substance est identifiée comme potentiellement dangereuse, il faut l'éliminer. On ne peut pas gérer le risque en fonction de la dose. L'argument de la compétitivité a été invoqué : aujourd'hui, il faut repenser la notion d'innovation en intégrant la dimension sanitaire. Comment pourrait-on accepter que l'on mette un nouveau produit sur le marché sans se préoccuper des conséquences pour l'environnement et la santé humaine ? Certes, c'est ainsi que l'industrie chimique s'est développée, au XIX e siècle et encore au début du XX e , mais aujourd'hui ce n'est plus acceptable.

Je reviens sur l'exemple du bisphénol A, identifié comme une hormone de synthèse dès 1936. En 1995, on disposait de tous les éléments d'information pour repenser son utilisation. Au lieu de se saisir de ces données nouvelles pour mettre au point des résines ne contenant pas de bisphénol A, le Centre technique de la conserverie a investi le comité d'experts de l'AFSSA, ancêtre de l'ANSES, qui a établi une norme à partir des études dites de bonnes pratiques de laboratoire, éliminant 95 % de la littérature scientifique.

Je salue la décision unanime des sénateurs et des députés d'interdire la présence de bisphénol A dans les contenants alimentaires. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi l'Union européenne ne s'aligne pas sur cette position ! Les foetus allemands méritent autant de protection que les foetus français !

Le coût économique, évalué à 1,2 % du PIB européen, sans prendre en considération les cancers hormonodépendants, est un autre élément dont il faut tenir compte. Ce chiffre recouvre principalement les coûts liés aux troubles du comportement et à la baisse du quotient intellectuel. Selon une estimation faite aux États-Unis voilà quelques mois, il serait même de 2,3 % du PIB. C'est considérable ! Les gains en matière de santé se traduisent en termes économiques : il y a un cercle vertueux à mettre en oeuvre !

M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Monsieur Cicolella, vous êtes le poil à gratter de cette table ronde ! (Sourires.)

Monsieur Durand-Réville, peut-être souhaitez-vous réagir à ces propos ? Quelle différence doit-on faire entre perturbateurs endocriniens naturels et perturbateurs endocriniens de synthèse ?

M. Julien Durand-Réville . - En termes de toxicologie, il n'y a pas de corrélation entre l'origine de la substance et sa toxicité : certaines molécules naturelles sont très toxiques et certaines molécules de synthèse ne le sont absolument pas.

Un groupe de chercheurs allemands a repris l'objet de l'étude d'impact établie par l'Union européenne en examinant les effets de quatre substances naturelles sur les systèmes hormonaux, oestrogènes, androgènes, thyroïdiens et stéroïdiens. Ainsi, la génistéine, phytohormone présente dans un certain nombre de légumes, serait classée parmi les perturbateurs endocriniens quel que soit le système considéré. En revanche, le saccharose n'est jamais classé parmi les perturbateurs endocriniens. Pour la caféine, le résultat varie selon les critères fixés. Dans certains cas, il faudrait l'interdire au titre de perturbateur. Quant à la vitamine D, selon les critères actuels, elle pourrait être suspectée, en particulier au regard du système de la parathyroïde.

Cela nous place face à une véritable question sociétale. La vitamine D est prescrite à tous les nourrissons de France ; elle n'a pas d'effet néfaste à dose thérapeutique, mais, à forte dose, elle est mortelle. Elle est d'ailleurs employée comme raticide.

Bien sûr, les substances actives présentant un caractère avéré de perturbateur endocrinien ne doivent pas être employées : l'atrazine, le DDT ne sont déjà plus sur le marché. Mais il n'est pas envisageable de bannir toutes les substances potentiellement suspectées sur la base d'une application excessive du principe de précaution.

Nous sommes très favorables à la recherche, nous avons nos propres laboratoires et nous souhaitons oeuvrer en faveur d'une co-construction. Des tests reconnus doivent être rendus disponibles le plus rapidement possible. Dans cette perspective, nous proposons l'instauration d'une plateforme de prévalidation d'un certain nombre de tests, à l'échelle de la France et même, dans l'idéal, de l'Europe. Cela étant, pour l'heure, la France place le curseur beaucoup trop loin. C'est la raison pour laquelle elle est très isolée sur ce sujet.

Enfin, je tombe des nues quand j'entends affirmer que l'industrie devrait tenir compte de l'impact de ses produits sur l'environnement et sur la santé lorsqu'elle élabore les dossiers de demande d'autorisation de mise sur le marché : elle le fait depuis les années cinquante, surtout pour ce qui concerne la santé !

M. Genet suggère l'établissement d'une gradation entre les substances avérées, présumées ou suspectées d'être des perturbateurs endocriniens. C'est là une inflexion que je salue : j'avais cru comprendre, à la lecture de divers documents, que l'ANSES recommandait d'interdire l'ensemble de ces substances.

Aujourd'hui, on s'expose à un risque en dressant de telles listes : celui que la pression médiatique soit si forte qu'elle conduise à exclure diverses molécules du marché sans véritable justification. Nombre d'évolutions scientifiques se trouveraient alors mises en péril.

M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Nous allons maintenant passer aux questions du public.

M. François Veillerette, directeur et porte-parole de Générations futures . - Ma question s'adresse à Mme Chaze. Eu égard aux défis de santé publique, comment justifiez-vous la nouvelle dérogation visant à exempter de l'exclusion du marché certains perturbateurs endocriniens « par nature » ? Sur le plan de la méthode, j'ai été très surpris de voir cette dérogation surgir en décembre 2016 sans avoir jamais été débattue. D'ailleurs, l'Allemagne a aussitôt changé d'avis quant aux critères proposés par la Commission, ce qui me semble assez étrange. Comment justifiez-vous votre démarche scientifique ?

M. Pierric Le Neveu, du fonds d'alerte contre l'agent orange dioxine . - Madame Chaze, vous l'avez dit, la Commission européenne n'a pas la science infuse ; quelle est la part des lobbies et des ONG dans ses prises de position ?

M. André Picot, ancien chercheur au CNRS . - Les parallèles établis entre les travaux actuellement menés sur les perturbateurs endocriniens par l'OMS ou, à Lyon, le Centre international de recherche sur le cancer sont tout à fait intéressants. Le CIRC met-il déjà à disposition l'ensemble des données dont il dispose au sujet des produits génotoxiques, parmi lesquels figurent un certain nombre de perturbateurs endocriniens ? Il n'est peut-être pas nécessaire de mener trois fois de suite la même expérience !

Mme Clio Randimbivololona, journaliste pour Agrapresse . - Monsieur Genet, vous évaluez à 5 millions d'euros le montant des crédits de recherche publique consacrés à cette thématique. Pouvez-vous en dire plus quant à la nature des études menées, en particulier au sujet de l'effet cocktail ? Monsieur Durand-Réville, quel est l'effort de recherche et développement consenti par les industriels ?

M. Alain Lombard, toxicologue industriel . - À la page 15 du rapport de M. Vasselle et Mme Schillinger, il est question du laboratoire Watchfrog et, en particulier, de l'un de ses tests qui n'est pas encore validé. Le Sénat promeut-il ce type d'études ou n'a-t-il eu pour interlocuteur que ce laboratoire ?

En outre, je l'indique à M. Cicolella, j'ai appris avec le plus grand intérêt que le nitrate était un perturbateur endocrinien. Est-on prêt à faire figurer une tête de mort sur les cageots de salades, de carottes ou de radis ?

Mme Nathalie Chaze . - Pour l'heure, la Commission n'a rien imposé aux États membres : elle n'a fait que proposer diverses mesures. Quelques pays ont fait valoir que certaines d'entre elles conduiraient à retirer du marché divers insecticides qui ont des effets, non sur la santé humaine, mais sur le développement du squelette externe de certains insectes. Or, ces produits sont particulièrement employés dans l'agriculture biologique.

En définitive, la décision dépend des États membres. Si ces derniers sont majoritairement favorables à la dérogation, la Commission ne s'y opposera pas. Chacun doit pouvoir proposer les améliorations qu'il entend. Ce travail collectif est le propre de l'Union européenne.

Concernant la place des lobbies et des ONG, j'ai déjà indiqué que la consultation publique lancée par la Commission avait recueilli 27 000 réponses émanant de tous les acteurs de la société : particuliers, représentants des ONG, de l'industrie, etc.

Que ce soit à l'échelon européen ou à celui des États, le législateur doit faire des choix, et ceux à qui ses décisions déplaisent ont tôt fait de le considérer comme « vendu ». Nous faisons de notre mieux, en ayant pour seule motivation l'intérêt général ; mais si certains sont persuadés que nous sommes vendus aux lobbies , nous pourrons difficilement les convaincre du contraire !

M. Roger Genet . - L'ANSES est actuellement chargée de coordonner l'établissement d'un rapport destiné au Parlement et relatif au financement public de la recherche sur les perturbateurs endocriniens. Ce document dresse la liste de tous les projets financés ; il sera rendu public dans quelques semaines, au plus tard dans quelques mois. Les travaux financés sont très variés. L'Agence nationale de la recherche, l'ANR, soutient, elle aussi, des recherches consacrées aux perturbateurs endocriniens. Nous cherchons à promouvoir des sujets de recherche en appui aux politiques publiques. L'ANR double au moins les financements accordés par ailleurs : c'est ce que l'on constate avec l'Agence santé environnement. Il nous faut développer une connaissance très précise des mécanismes moléculaires. Aussi est-il nécessaire de développer la recherche fondamentale.

Au-delà des financements compétitifs, il existe le financement des plateformes, par exemple les plateformes d'essais créées par l'industrie. De nombreuses initiatives ont été déployées depuis une dizaine d'années dans le cadre des différents plans nationaux. Cela étant, il est indispensable de dynamiser encore la recherche en écotoxicologie.

Quant au CIRC, il consacre des travaux très détaillés aux dangers intrinsèques des diverses substances. L'ANSES avance elle aussi dans ce domaine, et nos deux institutions correspondent régulièrement. L'ANSES étudie six substances chaque année. Néanmoins, selon nous, il faut aller au-delà de l'analyse des dangers intrinsèques, pour prendre en compte le critère de l'exposition.

M. Julien Durand-Réville . - L'industrie phytosanitaire et l'industrie pharmaceutique sont les premiers pourvoyeurs de fonds pour la recherche, toutes industries confondues. Elles investissent chaque année 10 % de leur chiffre d'affaires dans la recherche.

Je n'ai pas connaissance des montants spécifiques dédiés par chaque société à la recherche relative aux perturbateurs endocriniens. Néanmoins, j'appelle l'attention sur le fait que plusieurs entreprises ont développé leurs propres tests de screening . Diverses collaborations public-privé sont envisagées pour établir une batterie de tests commune.

M. André Ciccolella . - Je connais bien et j'apprécie le côté provocateur de M. Alain Lombard, mais les troubles du comportement sont une réalité ! Autisme, baisse du QI, hyperactivité : les données sont claires. Les perturbateurs endocriniens ont un effet sur le fonctionnement du système thyroïdien. Cela étant, il y a bien des sources naturelles sur lesquelles il est difficile d'agir : on aura du mal à interdire le cadmium ou l'arsenic. En conséquence, il faut éliminer tout ce qui peut l'être : c'est là tout le sens de la stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens.

Il faut poursuivre dans cette voie. Si Mme Royal a pu contribuer à bloquer l'initiative de la Commission européenne, c'est parce que la France joue, avec la Suède, un rôle moteur en la matière à l'échelle européenne.

M. Jacques Young . - Pour notre part, notre rôle est de détecter des événements reliant des molécules et des effets délétères, pour établir des causalités. À cette fin, il faut construire de nouveaux outils : en physique ou en médecine, on procède ainsi en permanence. Apporter de nouveaux financements est essentiel pour avancer encore dans cette direction. Encore faut-il mener une recherche sans a priori .

M. Alain Vasselle, co-auteur du rapport . - Monsieur Lombard, c'est à sa propre demande que le représentant du laboratoire Watchfrog a été auditionné par le Sénat. Mais nous n'avons jamais eu pour intention de privilégier une étude par rapport à une autre.

Avant de céder la place à ma collègue Patricia Schillinger, je tiens à remercier de nouveau l'ensemble des intervenants.

Seconde table ronde : Comment se protéger des perturbateurs endocriniens sans bouleverser notre mode de vie ?

I. Mme Patricia Schillinger, co-auteur du rapport « Les perturbateurs endocriniens : un sujet de santé publique »

Je tiens à saluer mon collègue Alain Vasselle, qui a mené la première table ronde de main de maître. Ce colloque est une première, et je remercie toutes celles et tous ceux qui ont bien voulu y participer.

Les perturbateurs endocriniens semblent bien être la cause du fort développement de nombreuses maladies constaté ces dernières années. Je pense notamment aux cancers du sein et de la prostate, à l'infertilité, à l'obésité ou à l'autisme.

Les pouvoirs publics doivent agir pour limiter l'utilisation des substances identifiées comme perturbateurs endocriniens. À cet égard, une réglementation est nécessaire. Dans le cas des produits phytopharmaceutiques et des biocides, aujourd'hui, une substance reconnue ou présumée être un perturbateur endocrinien ne peut être autorisée. Dès lors, les pouvoirs publics ont pour mission de veiller à l'application du principe de précaution.

Il ne s'agit pas pour autant d'interdire toutes les substances pour lesquelles un doute pourrait se faire jour, mais de prendre en compte l'ensemble des éléments scientifiques à disposition pour évaluer chaque substance et se déterminer de manière objective. Il convient de mener une action responsable et concertée avec les différentes parties prenantes. En effet, qu'elles soient d'ordre réglementaire ou non, les mesures visant à restreindre l'utilisation des perturbateurs endocriniens auront forcément un impact sur la vie quotidienne de nos concitoyens et sur notre économie.

En outre, faire évoluer la réglementation n'est pas exclusif d'agir sur d'autres leviers dont peuvent disposer les pouvoirs publics, telles les incitations fiscales pour réduire l'utilisation des perturbateurs endocriniens. Les pouvoirs publics doivent également faciliter le dialogue en créant les instances nécessaires à cette fin. Les producteurs, les distributeurs et les consommateurs, mais aussi les représentants des associations de protection de l'environnement et de la santé, doivent être en mesure de se concerter en vue du retrait du marché des substances susceptibles d'être dangereuses ou de la restriction de leur utilisation.

Cette seconde table ronde doit nous permettre d'évaluer les mesures prises par l'ensemble des acteurs concernés pour limiter l'impact des perturbateurs endocriniens sur la santé publique. Ce sont là autant de compléments à la réglementation qui peuvent se révéler très efficaces.

À cette fin, sont réunis autour de moi M. Christian Durlin, membre du conseil d'administration de la FNSEA et membre du comité de suivi et orientation de recherche et innovation sur Écophyto, M. François Veillerette, directeur et porte-parole de Générations futures, M. Hervé Gomichon, directeur qualité et développement durable chez Carrefour, Mme Anne Dux, directrice des affaires scientifiques et réglementaires et chargée des relations européennes de la Fédération des entreprises de la beauté, M. Michel Urtizberea, responsable du service homologation chez BASF, M. Claude Huriet, sénateur honoraire et professeur agrégé de médecine, et M. Olivier Andrault, chargé de mission alimentation et nutrition à l'UFC-Que Choisir.

Ces différents intervenants vont prendre la parole pour une durée de cinq minutes. Chacun pourra exposer les actions qu'il met en oeuvre à son échelle pour limiter le risque que représentent les perturbateurs endocriniens.

II. M. Christian Durlin, membre du conseil d'administration de la FNSEA et membre du comité de suivi et orientation de recherche et innovation sur Écophyto

En tant qu'agriculteur et administrateur de la FNSEA, je rappellerai au préalable que les produits de protection des plantes ne sont pas nécessairement des perturbateurs endocriniens, et réciproquement.

Les agriculteurs sont fortement sensibilisés à la question des perturbateurs endocriniens, et ce depuis plusieurs années. La réglementation a d'ailleurs induit de profonds changements dans les comportements. Les matériels d'application sont désormais beaucoup plus précis. Les méthodes évoluent également : de nombreuses études ont été menées pour déterminer quel est le mode d'application le plus efficace. Appliquer un produit très tôt le matin ou tard le soir permet de limiter l'exposition au vent, donc les phénomènes de dérive et, en définitive, de réduire les quantités utilisées. Les réseaux d'observation existent de longue date en France. Ils ont été réactivés via le plan Écophyto I et le bulletin de santé du végétal.

De plus, les outils d'aide à la décision se développent. Le numérique a investi le secteur agricole. Les agriculteurs bénéficient ainsi de dispositifs leur permettant de tenir compte de divers facteurs, notamment climatiques.

En outre, la toxicité des produits a été très nettement réduite : les produits aujourd'hui employés en agriculture présentent des spectres beaucoup plus conformes aux exigences en matière de santé et d'environnement qu'auparavant.

Qu'en est-il de l'avenir ? Le numérique et la robotisation, nous en sommes persuadés, permettront encore d'importants progrès. Divers instituts travaillent actuellement à des robots détectant les plantes adventices dans les cultures. Ce projet ouvre des perspectives très intéressantes.

Les méthodes alternatives pour la protection des plantes sont également un sujet majeur de recherche. Il faut trouver des solutions de substitution pour chacune des cibles, quand les outils de protection des plantes ne sont plus disponibles par suite de l'interdiction de telle ou telle molécule. Il s'agit d'une nécessité technique et économique !

III. M. François Veillerette, directeur et porte-parole de Générations futures

La première mission d'une ONG, c'est de faire entendre la voix de ses adhérents et, plus largement, de l'opinion publique. En 1996, les membres fondateurs de Générations futures ont été marqués par Our Stolen Future , premier livre sur le sujet des perturbateurs endocriniens, paru en français sous le titre L'Homme en voie de disparition . Depuis, la problématique des perturbateurs endocriniens est de plus en plus largement évoquée, et nous nous en félicitons.

Notre deuxième mission, qui représente l'essentiel de notre travail, est de convaincre celles et ceux qui prennent les décisions, parlementaires français et européens, mais aussi commissaires européens - nous ne désespérons pas, notamment, d'infléchir les positions du commissaire Andriukaitis. À ce titre, deux champs normatifs sont spécialement visés, ceux relatifs aux pesticides et aux biocides. Demain, nous l'espérons, les critères fixés dans ce cadre seront les meilleurs possible et s'étendront de manière horizontale à d'autres législations, pour protéger le public, en particulier les femmes enceintes et les enfants qu'elles portent.

À cet égard, j'adhère tout à fait aux conclusions du rapport établi par Mme Schillinger et M. Vasselle. L'enjeu est bel et bien la cohérence de l'action menée en matière de santé publique et le respect des textes votés. Cette position est aussi une garantie de cohérence scientifique : l'incertitude doit être un moteur de l'action publique et doit déboucher sur la mise en place d'une protection.

Il faut raison garder : cette évolution ne va pas entraîner l'effondrement de branches entières de notre économie. Nous évaluons à une trentaine le nombre de substances à exclure. Loin d'être les ennemies de l'économie et de l'emploi, ces interdictions créeront de l'activité, donc de la richesse. Le dynamisme économique peut résulter de l'application de critères réellement protecteurs.

Notre troisième et dernière mission essentielle est précisément d'encourager les activités économiques ne recourant pas aux perturbateurs endocriniens. Voilà pourquoi nous soutenons les fermes biologiques, forme d'agriculture qui permet - M. Durlin le sait bien - de limiter au minimum l'usage des pesticides. De même, nous accompagnons les nouvelles initiatives agronomiques. Nous agissons également aux côtés d'industriels, par exemple dans le secteur des cosmétiques. Ce travail conduit à proposer des produits mieux appréciés de l'opinion publique, et donc plus compétitifs.

IV. M. Michel Urtizberea, responsable du service homologation du groupe BASF

Je suis chargé de l'homologation des produits phytosanitaires chez BASF. Mon témoignage sera donc celui d'un industriel.

Dix ans après l'adoption du règlement REACH concernant l'enregistrement, l'évaluation et l'autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances, des dossiers d'enregistrement ont été déposés pour plus de 30 000 substances.

Ce programme d'évaluation est très pragmatique ; il permet d'identifier les produits préoccupants, à l'exemple de ce qui s'est passé pour le PBT, le polytéréphtalate de butylène, et les CMR, les produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques. Au total, 168 substances ont ainsi été identifiées, dont la moitié ont été retirées du marché. Il faut donc souligner les efforts accomplis par l'industrie.

L'évolution réglementaire est permanente ; elle va de pair avec l'évolution des connaissances scientifiques. Nous sommes parfaitement disposés à respecter les nouvelles exigences, qui nécessitent l'augmentation du nombre d'études et des coûts de recherche - trouver les solutions de demain suppose d'y consacrer de plus en plus de moyens.

Par ailleurs, nous prenons en compte ces fameux perturbateurs endocriniens à un stade très précoce. Nos programmes de recherche font l'objet de ce que nous appelons le sustainable solution steering ; cette approche consiste à évaluer les conséquences sociétales et économiques de la commercialisation de nos produits. Il s'avère que 0,2 % de ceux-ci sont susceptibles d'être mis en question au regard des critères établis par la réglementation. Nous réfléchissons à une substitution ainsi qu'à la gestion des risques, mais nous n'avons pas toutes les solutions.

La substitution, précisément, est une question clé. Dans certains cas, elle fonctionne : nous avons par exemple remplacé avec succès un phtalate par une autre molécule, dont des tests ont établi l'innocuité. Mais nous avons aussi des exemples d'échec ; je citerai le cas des parabènes : une simple suspicion d'effet perturbateur, non avérée scientifiquement, a provoqué une pression médiatique intense en faveur de leur remplacement et, en définitive, leur substitution par le méthylisothiazolinone. La précipitation, en la matière, n'est donc pas toujours bonne conseillère !

Nous, industriels, avons besoin, pour poursuivre nos efforts de recherche et développement, d'une définition claire des perturbateurs endocriniens et d'une véritable visibilité réglementaire. La définition actuelle permet d'ores et déjà de réguler, mais elle peut aboutir à des faux positifs. L'industrie est partie prenante au processus ; à ce titre, elle ne doit pas être stigmatisée. Nous disposons d'ailleurs nous-mêmes de laboratoires susceptibles de conduire les tests, et la discussion sur l'élaboration de la fameuse plateforme public-privé se tient en ce moment même.

V. M. Hervé Gomichon, directeur qualité et développement durable chez Carrefour, pour la Fédération du commerce et de la distribution

Je représente la Fédération du commerce et de la distribution. Nous avons deux métiers : fabriquer et distribuer. Certaines enseignes passent des contrats, et ont donc leur mot à dire dès l'étape de la production, via le développement des marques de distributeur notamment.

Je ne reviens pas sur la question de la définition des perturbateurs endocriniens. Trois solutions s'offrent à nous dès lors que nous sommes confrontés à une telle substance : l'exclure de nos produits, lui substituer une autre molécule ou en réduire la quantité. Le bisphénol A a été depuis longtemps éliminé des différents produits de puériculture ou des ustensiles alimentaires de notre marque de distributeur. Nous avons également travaillé sur les cosmétiques, sur les emballages, en ciblant les phtalates présents dans les PVC, ou encore sur la réduction de l'usage des pesticides, via le développement de programmes d'agroécologie intenses. Nous nous impliquons donc très fortement dans la recherche et dans la production, auprès de nos fournisseurs, en mettant l'accent sur cette question.

Nous rencontrons un problème spécifique : nous nous trouvons fréquemment en situation d'être les gestionnaires du risque. Une alerte est lancée ; l'opinion publique et les consommateurs font pression pour qu'il en soit tenu compte, mais le temps nécessaire pour rechercher la solution est le plus souvent supérieur au délai de réaction. Le cas du méthylisothiazolinone fournit l'exemple d'une réaction trop rapide. Le remède est donc parfois pire que le mal !

Je conclurai en identifiant trois besoins.

Premièrement, nous avons besoin d'une réglementation, d'une définition, mais aussi de méthodes de contrôle et de l'identification de seuils. Même en admettant que l'effet n'est pas proportionnel à la dose, des seuils doivent être définis si nous voulons pouvoir mettre nos produits sur le marché et valider nos cahiers des charges en jouant notre rôle, c'est-à-dire en fabriquant et en distribuant des produits sains et sûrs.

Deuxièmement, une mise à jour fréquente est nécessaire : 30 000 substances sont enregistrées au titre du règlement REACH ; l'actualisation des règles ne saurait donc intervenir tous les dix ans ! Le risque zéro, à supposer qu'il existe, ne saurait être atteint une fois pour toutes.

Troisièmement, un programme d'assistance aux opérateurs dans la gestion des alertes, ainsi que d'encadrement des lanceurs, doit être mis en oeuvre. Comment réagir aux alertes ? Quelles alertes doivent être prises en compte immédiatement ? Quelles réponses doit-on y apporter, à court et à moyen terme ?

VI. Mme Anne Dux, directrice des affaires scientifiques et réglementaires et chargée des relations européennes de la Fédération des entreprises de la beauté

L'Europe dispose de la législation la plus protectrice au monde en matière de cosmétiques, et vous ne le savez pas ! Cette législation a d'ailleurs été renforcée en 2013. Les ingrédients interdits sont au nombre de 2 000, contre 7 ou 8 aux États-Unis ! Un grand nombre d'entre eux sont des perturbateurs endocriniens, comme le bisphénol A ou les phtalates. D'autres font obligatoirement l'objet d'une autorisation de mise sur le marché : les colorants, les conservateurs et les filtres solaires - ce sont là les trois ingrédients les plus sensibles d'un cosmétique.

L'industriel doit construire un dossier rassemblant tous les éléments relatifs à la fabrication, à la composition et à la sécurité du produit. Une évaluation est fournie par un toxicologue, qui peut être un salarié ou un prestataire de l'entreprise. Enfin, le responsable de la mise sur le marché notifie cette démarche sur un portail dédié, de façon que les autorités puissent, si elles le souhaitent, contrôler le produit concerné.

Tout ingrédient peut être examiné par un comité d'experts indépendant, le CSSC, le Comité scientifique européen pour la sécurité des consommateurs, qui est l'un des trois comités scientifiques placés auprès de la Commission européenne. Il comprend notamment trois experts français, dont deux sont membres de l'ANSES. Ce comité a rendu, en 2014, un avis sur la question des perturbateurs endocriniens. Je rappelle que le règlement européen relatif aux produits cosmétiques prévoyait sa propre révision par la Commission, en ce qui concerne les perturbateurs endocriniens, lorsque serait disponible une définition des critères d'identification desdites substances, ou au plus tard le 11 janvier 2015.

Quatre rapporteurs, dont Christophe Rousselle, ont participé à l'élaboration de cet avis. À cette occasion, le CSSC a adopté la définition de l'EFSA, l'autorité européenne de sécurité des aliments, et rappelé qu'il avait considéré comme « sûres » des substances comme le parabène, le triclosan, l'homosalate, les benzophénones, le 4-méthylbenzylidène camphor et le 3-benzylidène camphor, la mélatonine et le cyclométhicone. Le CSSC précisait ensuite qu'en prenant en compte les données in vitro et in vivo , il était en mesure d'évaluer la sécurité des ingrédients soumis à son examen. Le mémorandum se conclut sur un rappel qu'il ne faut jamais perdre de vue : nous n'avons plus le droit de mener des essais sur des animaux. Autrement dit, si des soupçons demeurent sur une substance, elle est écartée. Notre secteur ne peut développer de nouvelles substances pour son propre compte.

Pour conclure, comment sont choisies les substances testées par le CSSC ? Les demandes d'examen émanent en premier lieu des États membres. L'ANSM, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, saisit ainsi souvent le comité, comme ce fut le cas à propos du phénoxyéthanol. La Commission européenne joue également ce rôle et l'adoption du règlement REACH a entraîné le classement d'un grand nombre de substances en tant que « cancérogènes de catégorie 2 », dont l'utilisation doit faire l'objet d'une demande de dérogation. Enfin, les fabricants de matières premières eux-mêmes saisissent le comité, comme ce fut le cas pour le MBBT, un filtre solaire.

Quoi qu'il en soit, mieux vaut acheter ses produits cosmétiques en Europe !

VII. M. Claude Huriet, sénateur honoraire et professeur agrégé de médecine

Je profite de ce colloque pour revenir à mes premières amours, la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme. Dans l'évolution du paysage sur ce sujet, les travaux de la commission des affaires sociales du Sénat, dont j'ai eu l'honneur d'être membre pendant dix-neuf ans, ont joué un rôle moteur, via notamment le dépôt d'une proposition de loi dont je fus rapporteur.

Je puis dire que je n'ai jamais constaté de situation aussi complexe que celle qui est aujourd'hui la nôtre avec les perturbateurs endocriniens. Je voudrais confronter tout ce qui a été dit jusqu'ici à un certain nombre de faits, qui viennent à l'appui de la nécessité d'élaborer, en la matière, une législation cohérente.

Comment se protéger des perturbateurs endocriniens sans bouleverser notre mode de vie ? À cette question, il n'existe pas de réponse viable, sauf à entretenir une illusion. Si la condition posée est de ne pas modifier notre mode de vie, nous continuerons de vivre, à l'égard de ces substances, dans l'inquiétude, jusqu'à, peut-être, nous y faire.

Mon propos comportera trois parties : partant du constat des exigences du citoyen, je parlerai ensuite du principe de précaution, qui ne saurait consister en une simple « décharge de conscience », pour confronter enfin ce principe au problème des perturbateurs endocriniens.

Le citoyen des sociétés modernes refuse à la fois l'incertitude et le risque, tout en exigeant l'innovation. L'innovation comporte pourtant, par définition, des marges d'incertitude et de risque. Cette contradiction est insurmontable. Le refus de l'incertitude et du risque est compréhensible et impossible à honorer, surtout d'ailleurs quand il s'agit des sciences du vivant. Au vivant sont inhérentes l'incertitude, l'imprévisibilité, les possibilités de mutation et d'adaptation.

J'en viens au principe de précaution. Son origine, double, se trouve dans la déclaration de Rio de 1992 et dans la loi Barnier de 1995. Il est censé constituer la réponse aux préoccupations du citoyen s'agissant de l'incertitude scientifique. La confiance, d'ailleurs fragile, du citoyen dans la recherche repose sur l'illusion que la science réduit les marges d'incertitude. Telle est donc la question : que faire lorsque la science n'a pu fournir de certitude ? Les dispositions de la loi Barnier prévoient la mise en oeuvre de « mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement », « à un coût économiquement acceptable ».

En ce qui concerne les risques afférents aux nouvelles molécules dont nous discutons aujourd'hui, je voudrais brièvement évoquer le cancer. Selon les termes du rapport d'information, « ces substances sont à l'origine de nombreuses maladies comme les cancers du sein ou de la prostate. Elles sont d'autant plus dangereuses qu'elles sont omniprésentes dans notre environnement, notamment dans la nourriture, l'eau potable ou l'air. » Cette formule lapidaire ne peut qu'entraîner une réaction de panique : comment parvenons-nous à survivre ? Or, appliquer le principe de précaution ne signifie pas déclencher un « sauve-qui-peut » anxiogène ! Je souhaite donc, en la matière, que nous relativisions quelque peu - je pèse mes mots.

La note de l'Institut national du cancer sur les perturbateurs endocriniens est ainsi rédigée : « Le rôle de plusieurs perturbateurs endocriniens est à ce jour suspecté dans l'apparition de cancers hormonodépendants (sein, utérus, prostate, testicules), mais les données actuellement disponibles ne permettent pas de confirmer ce lien. » Eu égard à tout ce qui a été dit sur la hantise du cancer, une telle formulation donne à réfléchir !

Quant aux « mesures effectives et proportionnées », elles ont été évoquées tout à l'heure. Le principe de précaution ne saurait faire l'objet d'une application systématique sans prise en compte de la réalité des pathologies.

VIII. M. Olivier Andrault, chargé de mission alimentation et nutrition à l'UFC-Que choisir

L'UFC-Que choisir publie, dans son magazine bien connu, des articles généraux dont l'objet est d'informer le consommateur et le citoyen des évolutions réglementaires en matière de définition des perturbateurs endocriniens. Nous menons des tests comparatifs ; nous l'avons fait, par exemple, pour les articles de puériculture, avant même la mise en place des réglementations européenne et française interdisant le bisphénol A. De la même façon, nos tests avaient mis en évidence la présence de cette molécule problématique dans certains contenants alimentaires, là encore avant l'adoption de la réglementation en la matière. Ces tests sont aussi un moyen d'identifier les produits exempts de telles substances.

La réglementation est par définition lente. Elle est en tout cas en retard d'un ou deux trains sur l'évolution des connaissances techniques et scientifiques. Grâce à nos tests comparatifs, nous sommes en mesure d'informer les consommateurs en temps réel, donc avec un peu d'avance sur le rythme réglementaire, sur l'évolution de la présence de substances problématiques dans l'offre de produits.

S'agissant des cosmétiques, nous avons publié, il y a un an, une base de données d'accès libre listant certains produits contenant des substances indésirables, lesquelles peuvent être des perturbateurs endocriniens. Par ce biais, nous aidons le consommateur à faire son choix, au moment d'acheter ou d'utiliser un produit. C'est chose complexe, sachant que la réglementation est par essence en retard, comme je l'ai dit, sur les progrès de la science ! Pour les produits cosmétiques comme pour les produits alimentaires, la mention des ingrédients est obligatoire. Malgré leurs noms souvent barbares, la très grande majorité des composants sont d'une parfaite innocuité. N'ayez pas peur de l'« aqua » !

Dernier exemple d'action, nous entretenons des interactions - je n'aime pas parler de lobbying - avec les pouvoirs publics, au niveau tant national qu'européen, par le biais de notre représentant à Bruxelles. L'objectif peut être d'encadrer de manière plus stricte un pan spécifique de l'offre de produits de consommation, par exemple les produits destinés aux enfants. Les biberons ou tétines contenant du bisphénol A sont interdits, mais d'autres produits, comme les tapis d'éveil, peuvent contenir certains produits préoccupants. Nous oeuvrons donc en faveur de l'élaboration d'une définition plus restrictive, et plus facilement applicable au niveau européen, des perturbateurs endocriniens.

IX. Débat

Mme Patricia Schillinger, co-auteur du rapport . - Le classement des produits incite les consommateurs à choisir les meilleurs d'entre eux. Il a donc une incidence économique, en termes d'orientation des choix. Vos tests font-ils eux-mêmes, après publication, l'objet d'une évaluation ?

M. Olivier Andrault . - Notre coeur de métier consiste à évaluer globalement l'intérêt d'un produit pour le consommateur : le service rendu est-il le service promis ? Par exemple, telle crème solaire permet-elle de filtrer correctement les UVA et les UVB ? C'est dans ce contexte que nous nous intéressons aux perturbateurs endocriniens.

S'agissant de relever la présence, dans un cosmétique par exemple, de substances potentiellement problématiques, nous sommes une ONG ; nous n'avons donc pas les moyens d'effectuer une détection systématique ou un test comparatif absolument exhaustif. En revanche, lorsque nous listons les produits qui contiennent des perturbateurs endocriniens ou d'autres substances problématiques, nous ne les sortons pas de notre chapeau ! Nous nous reportons évidemment toujours aux travaux du CSSC, mais aussi à ceux de l'ANSM ou de l'ANSES.

Mme Patricia Schillinger, co-auteur du rapport . - Monsieur Durlin, quelles seraient les conséquences de l'interdiction de certaines substances sur la production agricole ?

M. Christian Durlin . - Les produits phytosanitaires occupent une place décisive dans le processus de production.

Une étude a été menée au niveau européen par le consultant Steward Redqueen sur les conséquences d'une éventuelle interdiction de 75 substances, soit qu'elles soient classées comme perturbateurs endocriniens, soit que leur profil ne permette plus leur homologation. L'emploi desdites substances représente, à l'échelle européenne, un potentiel de production de 96 millions de tonnes et un chiffre d'affaires de 15 milliards d'euros, et, au niveau national, un potentiel de production de 23 millions de tonnes et un chiffre d'affaires de 5 milliards d'euros. C'est dire l'importance des produits phytosanitaires ! La perte de rentabilité pourrait atteindre 30 % à 40 % pour certaines cultures comme la betterave ou la pomme de terre. Ce chiffre vous donne la mesure de l'importance des décisions que nous prenons. Il en va de la compétitivité de notre production agricole par rapport à celle de nos concurrents européens et extraeuropéens !

Cette problématique est encore plus sensible s'agissant de ce que l'on appelle les « usages mineurs ». Les caractéristiques d'un certain nombre de cultures légumières, fruitières ou ornementales sont telles que les agriculteurs concernés ont à leur disposition un nombre restreint de solutions phytosanitaires. L'élimination d'une substance peut donc avoir des conséquences catastrophiques, pouvant aller jusqu'à la disparition de la filière. Ainsi, la culture du chou de Bruxelles, production traditionnelle du Pas-de-Calais, a presque disparu en France, principalement parce que nous ne savons pas régler un certain nombre de problèmes techniques sans recourir à des produits phytosanitaires qui se trouvent avoir été retirés du marché en France, mais continuent d'être utilisés ailleurs, notamment en Belgique. Nous avons perdu les producteurs, l'industriel qui travaillait ce produit en surgélation, et les emplois afférents. Vous mangez toujours des choux de Bruxelles ; simplement, ils ne viennent plus de notre pays. Il faut donc prendre garde aux décisions que nous prenons, et aux fausses solutions qu'il nous arrive d'adopter !

Je veux également insister sur la réglementation européenne. L'agriculteur est un citoyen. Notre métier est de subvenir aux besoins alimentaires, ce qui nous rend très sensibles aux questions qui ont été évoquées aujourd'hui. Cependant, les différences de réglementation entre pays européens sont inacceptables et intenables. Notre cadre est celui d'un marché unique ; il a fait ses preuves, et les agriculteurs y sont attachés. Mais les règles doivent être les mêmes partout ! Les enjeux de santé et d'environnement sont communs à tous les pays. En tant que professionnels de l'agriculture, nous sommes très intéressés par toutes les recherches et évolutions sur ce sujet, mais les décisions réglementaires et législatives doivent être européennes ; elles ne peuvent être nationales.

Mme Patricia Schillinger, co-auteur du rapport . - Monsieur Veillerette, quelles sont les menace liées à la propagation des perturbateurs endocriniens dans notre environnement ?

M. François Veillerette . - Je veux d'abord rassurer M. Durlin : la question des perturbateurs endocriniens doit être traitée par la définition, au niveau européen, des critères relatifs aux matières actives. Certes, les procédures d'autorisation de mise sur le marché sont nationales, mais la liste des matières actives ressortit au niveau européen.

C'est en observant leurs impacts sur la faune sauvage - troubles de la reproduction, malformations génitales - que l'on a compris comment les perturbateurs endocriniens fonctionnaient. Les scientifiques, autour de Theo Colborn, se sont alors inquiétés de la possibilité que ces troubles gravissimes s'étendent à l'espèce humaine. Par environnement, il faut aussi entendre l'environnement au travail - les travailleurs sont plus exposés aux perturbateurs endocriniens que le reste de la population - l'alimentation, l'eau, l'air, ...

La science a fait d'immenses progrès, notamment aux États-Unis, mais aussi en Europe. L'on sait à présent que la période foetale est déterminante. Une théorie en est née, la DOHaD, pour developmental origins of health and disease , qui montre que l'alimentation de la femme enceinte et son exposition à des produits toxiques, dont les perturbateurs endocriniens, programment des pathologies qui apparaissent plus tard dans l'existence de l'enfant : malformations génitales, problèmes de fertilité, difficultés d'apprentissage, troubles du spectre autistique, maladies métaboliques ou neurodégénératives, etc. Des spécialistes aussi reconnus que Robert Barouki ou Rémy Slama travaillent en France, avec des équipes internationales, sur ces questions.

Dépassons la critique du principe de précaution pour voir les choses positivement : ce que montrent les études sur les maladies chroniques dues aux perturbateurs endocriniens, qui pèsent si lourd sur les budgets sociaux, c'est que nous avons une marge de progrès formidable en matière de santé publique. Ces maladies coûtent en effet au moins 153 milliards d'euros en Europe, sans prendre en compte les coûts des cancers, plus de 300 milliards d'euros aux États-Unis, où les règles sont moins protectrices qu'en Europe. Dotons-nous d'une politique de santé publique de moyen et long termes visant à renverser cette tendance. C'est un challenge passionnant, sociétal d'abord puisque nous libérerons ainsi de nombreuses personnes d'épreuves personnelles et familiales insupportables, mais aussi économique puisque nous permettrons à des PME de mettre sur le marché des produits moins risqués, répondant à la demande des consommateurs.

Pourra-t-on le faire sans changer notre mode de vie ? Pas de caricatures : il faudra changer, certes, mais nous ne retournerons pas à l'âge des cavernes. Nous pouvons, sans rogner sur le confort moderne, supprimer les inconvénients de certaines substances chimiques qui affectent négativement notre environnement et les générations futures.

Mme Patricia Schillinger, co-auteur du rapport . - Monsieur Urtizberea, quelles sont les conditions de mise sur le marché des substances soupçonnées d'être des perturbateurs endocriniens ? Existe-t-il des produits de substitution ?

M. Michel Urtizberea . - La substitution est un enjeu majeur pour tous, à commencer par les industriels. La mise sur le marché d'une substance active prend dix ans, à compter de l'identification d'une molécule, essentiellement car les études sont longues. Une étude de toxicologie chez le rat dure trois ans. Les études de reproduction, qui permettent d'identifier les perturbateurs endocriniens, durent un an et demi : les parents sont exposés trois mois pendant la fécondation - ce qui correspond à une exposition de plusieurs années chez l'homme -, puis la mère est exposée en début de grossesse et pendant la lactation. Et le processus est recommencé sur la génération suivante.

Le premier critère à l'aune duquel est évalué un produit de substitution est son efficacité. Nous cherchons naturellement des produits phytosanitaires ou chimiques aux propriétés identiques, à un coût acceptable. Mme Royal a dit naguère que les pouvoirs publics aideraient les industriels à innover. Mais les consommateurs sont-ils prêts à accepter une innovation longue à développer et plus chère ? J'en doute. À nous tous d'y réfléchir.

La substitution, quoi qu'il en soit, ne se décrète pas. Elle suppose que les entreprises disposent des ressources nécessaires. D'après une étude de Phillips McDougall de 2010, il fallait en 1995 chercher parmi 52 000 molécules potentielles pour en trouver une remplissant tous les critères d'efficacité et de développement toxicologique, et parmi 140 000 molécules dix ans plus tard. Bref, le temps de l'innovation n'est pas celui des médias et des consommateurs. Depuis la mise en oeuvre du nouveau règlement qui introduit les critères d'exclusion, seules cinq substances actives ont été mises sur le marché, dont trois de biocontrôle : on ne peut pas dire que les choses aillent vite...

Il n'existe pas forcément de produits de substitution. À nous alors de limiter l'exposition des sujets aux risques. Le bio pour les femmes enceintes, pourquoi pas, à condition que les produits utilisés dans l'agriculture biologique ne soient pas suspectés d'être eux-mêmes des perturbateurs endocriniens... D'autant que l'interdiction d'un produit en France n'empêche pas, pendant un certain temps, l'importation de cultures qui le contiennent.

Mme Royal soutenait que l'innovation dans les bioplastiques devait beaucoup au soutien de l'État ; or voilà dix ans que BASF s'y intéresse. Acceptons que l'innovation prenne du temps. La pression réglementaire et médiatique n'est pas le meilleur aiguillon pour prendre les bonnes décisions.

Mme Patricia Schillinger, co-auteur du rapport . - Si le consommateur ignore que vous innovez dans les bioplastiques depuis dix ans, c'est sans doute faute d'une pédagogie suffisante.

Monsieur Gomichon, dans quelle mesure les distributeurs peuvent-ils influer sur l'utilisation ou non de certaines substances ?

M. Hervé Gomichon . - Les distributeurs peuvent d'abord chercher à éliminer les perturbateurs endocriniens de leurs produits, ou les remplacer par d'autres substances. Des cahiers des charges nous lient à nos partenaires, dont le respect est vérifié au moyen de plans de contrôle et de contrôles récurrents pendant la durée de commercialisation du produit. Il faut bien sûr avoir identifié ces produits au stade du cahier des charges, et disposer d'un cadre européen, car toutes ces matières ne sont pas produites en France. Nous nous sommes ainsi dotés d'un système de surveillance, qui identifie les molécules controversées afin de les retirer de nos produits dès que possible. Preuve de notre volontarisme : la communication se multiplie sur les produits « sans ».

Nous pouvons également faire preuve d'information et de pédagogie, non seulement sur les produits « sans » - communication négative que nos services marketing n'aiment guère - mais aussi de manière positive sur les produits issus de cultures maîtrisées. Mais nous ne saurons jamais la fin de l'histoire de tel perturbateur endocrinien avant d'établir une norme ; nous gagnerions donc à adopter des méthodes plus agiles, fondées sur un état des lieux amélioré au fur et à mesure. Cela donnerait un tempo plus adapté aux professionnels.

Mme Patricia Schillinger, co-auteur du rapport . - Madame Dux, dans quelle mesure l'industrie cosmétique utilise-t-elle des substances soupçonnées d'être des perturbateurs endocriniens, et quelle est leur utilité ?

Mme Anne Dux . - J'ai essayé de montrer tout à l'heure que nous n'utilisions pas de substances soupçonnées d'être des perturbateurs endocriniens, sans beaucoup convaincre l'UFC, manifestement...

M. Gomichon et moi-même représentons ici des marques vendues directement aux consommateurs - et les pratiques des industriels des cosmétiques sont en la matière semblables à celles des marques de distributeurs. La marque représente la valeur patrimoniale d'une entreprise : celle-ci ne peut se permettre de la voir clouée au pilori.

Les produits cosmétiques changent beaucoup : un tiers des formules présentes sur le marché européen est renouvelé tous les ans, pour partie sous la pression médiatique. Celle exercée sur le parabène a ainsi conduit l'industrie cosmétique à le remplacer par un autre conservateur très connu, la méthylisothiazolinone, qui a déclenché en Europe un problème de santé publique entraînant son retrait. Le parabène est pourtant un excellent conservateur, qui a fait l'objet d'excellents avis du Comité scientifique européen pour la sécurité des consommateurs (CSSC) ! La pression médiatique est parfois efficace : Greenpeace a alerté voilà quelques années sur la présence de phtalates dans les parfums ; l'industrie cosmétique s'est alors rendue compte que ces substances, absentes des parfums depuis des années, y étaient malgré tout introduites par contact avec le plastique servant à la fabrication des flacons, et en a changé le mode de fabrication. La pression médiatique peut toutefois être excessive : le phénoxyéthanol reste mal vu car il a fait l'objet d'un assez ancien avis négatif de l'ANSM, pourtant contredit depuis, notamment par le CSSC qui y voit un excellent conservateur pour toutes les catégories d'âge. Le limonène, allergène à étiquetage obligatoire, a très mauvaise presse alors que nous nous y exposons en épluchant une orange !

Je terminerai par une note positive : même dans un secteur qui ne peut inventer de nouvelles substances, la recherche avance, le plus souvent en retirant des substances plus qu'en cherchant des produits de substitution. Les conservateurs sont des substances indispensables, même si elles peuvent être sources d'irritations et, chez certaines personnes, d'allergies. Nous travaillons par exemple sur la fabrication de produits cosmétiques stériles, sans conservateur. Mais soyons clairs : un tel produit est plus cher.

Mme Patricia Schillinger, co-auteur du rapport . - Monsieur Huriet, que pensez-vous du principe de précaution ?

M. Claude Huriet . - J'en dirai un mot relatif aux effets transgénérationnels, tels qu'ils ressortent des études de cohortes. La cohorte ELFE ( Étude longitudinale française depuis l'enfance ), qui porte sur 18 000 enfants, a notamment servi à étudier l'imprégnation des femmes enceintes par certains polluants de l'environnement, mesurée à partir de certains prélèvements biologiques recueillis en maternité. La majorité des polluants étudiés sont présents chez près de la totalité des femmes enceintes, et l'alimentation représente la source principale d'exposition.

Les dispositions sont à prendre très tôt, dès le début de la grossesse. Mais les choses sont complexes. Un exemple tiré de mon expérience de néphrologue, qui a trait non à des perturbateurs endocriniens mais à une certaine chimiothérapie connue pour avoir un effet de tératogénicité. Dans ce cas, la délivrance du mycophénolate est soumise à l'engagement des femmes en âge de procréer de présenter tous les six mois un formulaire d'accord de soins, signé par elles et leur médecin, dans lequel elles s'engagent à utiliser une double contraception pendant toute la durée du traitement. Du fait de l'incertitude que font planer les perturbateurs endocriniens, peut-on imposer des conditions de délivrance de ces molécules aussi strictes ? Les femmes sont majoritairement hostiles au dispositif...

Conclusion : le principe de précaution est aussi indispensable que délicat à manier. Sans compter que nous n'avons pas parlé, cet après-midi, de l'effet cocktail, déterminant dans l'analyse des effets des perturbateurs endocriniens.

Mme Patricia Schillinger, co-auteur du rapport . - Monsieur Andrault, dans quels produits avez-vous trouvé des perturbateurs endocriniens ? Tous les produits d'un même secteur sont-ils concernés ? Quelles sont vos recommandations ?

M. Olivier Andrault . - Nous avons trouvé des perturbateurs endocriniens dans une vaste gamme de produits, allant des produits utilisés en puériculture aux produits alimentaires, en passant par les fournitures scolaires. Des phtalates sont par exemple présents dans le vernis des crayons de couleur destinés aux enfants - que nous avons tous mâchouillés... Même chose dans les maquillages pour enfants, où nous avons trouvé des parabènes. Mais tous les parabènes ne se valent pas : certains, à chaîne courte, ne posent pas de problème ; d'autres, à chaîne longue, font l'objet d'avis d'experts plus nuancés : ce sont ceux que nous avons mis en évidence en analysant des produits de maquillage pour Halloween ou destinés spécifiquement aux petites filles.

Nous avons également détecté des bisphénols, des retardateurs de flamme et des phtalates dans des produits de l'environnement du bébé, comme des matelas à langer, des bodys, des tapis d'éveil ou des tapis puzzle, qui n'étaient pas encadrés, à l'époque, par une réglementation spécifique. Les doses sont parfois fortes. Une même molécule peut se retrouver parfois dans des produits très différents. C'est le cas du propylparabène, retrouvé dans des produits appartenant à neuf familles : un déodorant, un shampooing, un dentifrice, un bain de bouche, deux gels douche, six laits corporels, trois crèmes solaires, trois rouges à lèvres, quatre fonds de teint et quatre crèmes de visage.

Enfin, bien sûr, l'effet cocktail. Les experts que nous avons consultés nous ont expliqué que des molécules différentes pouvaient avoir des effets similaires. Ceux des filtres solaires et de certains parabènes contenus dans les laits corporels s'additionnent ainsi.

Tous les produits ne sont toutefois pas concernés. C'est pourquoi nous insistons sur le choix du consommateur, qui permet de privilégier les meilleures solutions. La moitié des produits de maquillage pour enfants que nous avons testés, et cinq produits pour bébé sur six, n'ont révélé aucun perturbateur endocrinien. La quasi-totalité des dentifrices sont désormais dépourvus de triclosan. Bref, la très grande majorité des produits cosmétiques que nous avons examinés ne contiennent pas de substance problématique.

Nous demandons bien sûr des recherches indépendantes sur l'impact de long terme de ces molécules, un renforcement du cadre réglementaire passant par une définition européenne commune, et une classification graduée semblable à celle des cancérogènes, distinguant les perturbateurs endocriniens avérés, probables et suspectés. Nous demandons enfin une action européenne très rapide, pour mettre un terme à la tergiversation actuelle.

Mme Anne Dux . - Je ne peux entendre certains propos sans réagir, car les évaluations sont faites en considérant que les conservateurs - dont le parabène - sont présents à la dose la plus élevée dans tous les produits du marché. Cela s'appelle un worst case scenario . Évitons les contresens !

M. Olivier Andrault . - Vous en restez donc aux vieux principes toxicologiques : la dose fait l'effet...

Mme Anne Dux . - Je ne connais pas de solution alternative.

Mme Patricia Schillinger, co-auteur du rapport . - Nous continuons tout de même à progresser vers plus de réglementations européennes.

Mme Clio Randimbivololona, journaliste pour Agrapresse . - Existe-t-il une définition de l'effet cocktail ? BASF a-t-il une stratégie de recherche sur cet effet de combinaison ? Dans les démarches d'AMM, teste-t-on la substance active isolée, ou l'interaction avec les adjuvants, ou avec les autres substances actives, l'est-elle aussi ?

M. Michel Urtizberea . - D'innombrables molécules peuvent devenir des perturbateurs endocriniens, du fait de l'environnement. Il n'y a jamais un seul perturbateur endocrinien : l'effet cocktail est une réalité, et une source de complexité supplémentaire.

M. Paul François, agriculteur, porte-parole de l'association Phyto-Victimes . - Je n'appartiens à aucun syndicat. Le seul syndicat auquel j'ai adhéré est le FNSEA, dont mon père fut l'un des fondateurs. Les agriculteurs ont été les premières victimes des produits phytosanitaires. Je ne puis laisser dire que l'avenir de l'agriculture, et son équilibre financier, dépendent de cette chimie mortifère. Ceux qui ont fait le choix de réduire l'utilisation des produits phytosanitaires s'en sortent souvent mieux financièrement ! Quant aux technologies permettant de réduire les quantités employées, elles sont réservées aux grandes exploitations, or l'agriculture française est diverse.

Les premières victimes des pesticides, je le répète, ont été les agriculteurs : maladie de Parkinson et lymphomes non hodgkiniens sont inscrits au tableau des maladies professionnelles. Il n'y a plus de doute. Les agriculteurs ont pourtant une autre vocation que de condamner les générations futures ! Du reste, les études montrent que les enfants de notre milieu sont déjà touchés...

Enfin, je rappelle que certains produits utilisés en France sont interdits dans d'autres pays. Celui qui m'a empoisonné en 2004 était interdit depuis 1985 au Canada, il était également banni aux Pays-Bas, en Angleterre et en Belgique. En France, il a hélas fallu attendre 2007.

Vous avez dit que certains agriculteurs n'ont plus de travail parce que l'on supprime des pesticides. Mais certaines exploitations disparaissent parce qu'il n'y a plus d'agriculteurs : ils sont morts à cause des pesticides.

M. Jean-Marc Giroux, président de l'association Cosmed . - Notre association réunit des PME de la filière cosmétique. Le moteur de toutes les prises de parole des experts et des politiques, c'est le consommateur. Celui-ci n'a plus confiance dans les médias ni dans la parole des industriels, mais il écoute encore les avis de l'UFC-Que Choisir ou de Soixante millions de consommateurs. Or, des informations erronées ont été diffusées, volontairement ou non, sur des points précis. Il ne s'agissait pas d'opinions différentes, mais d'informations scientifiquement erronées. Quand accepterez-vous de publier les protocoles des études réalisées sur les produits que vous mettez en cause ou approuvez, afin que nous puissions réellement débattre ensemble ?

Mme Morgane Villetard, consultante en développement durable, Greenflex . - Mme Dux et M. Urtizberea ont exposé les analyses menées sur une substance donnée, pour un produit donné. Mais l'effet cocktail sur l'intégralité de leurs produits est-il évalué et, si oui, comment ? Quelle interaction entre crème de jour et mascara, ou entre différents pesticides pulvérisés sur une pomme ?

M. André Picot, ancien chercheur au CNRS . - Je suis surpris qu'aucun colloque sur ces sujets n'évoque la formation des médecins et des pharmaciens. Lorsque le Conservatoire des arts et métiers a lancé une formation interdisciplinaire sur le sujet - biologie, chimie - celle-ci a accueilli soixante participants. Cette année elle en a attiré... trois ! La toxicologie est une science orpheline, et si l'État français formait mieux les professionnels de la santé et de l'environnement, ce serait un grand pas en avant.

Mme Aurore Gilly-Pernaut, enseignant-chercheur, École des hautes études en santé publique . - C'est l'accumulation des perturbateurs endocriniens qui a un effet néfaste, notamment pendant la grossesse. Des études récentes ont montré que l'ibuprofène, l'aspirine, peuvent être des perturbateurs endocriniens. La prévention auprès de la population sensible, notamment les femmes enceintes, passe par la formation des médecins généralistes, souvent mal informés.

M. Alain Lombard, toxicologue . - MM. Gomichon et Andrault ont bien des certitudes sur les perturbateurs endocriniens, alors que nos débats ont montré toute la difficulté à les définir. Sur quelle liste fondent-ils leurs préconisations, sur quelle base scientifique ? Combien de substances sont concernées ?

M. Claude Monneret, directeur de recherche émérite au CNRS, membre de l'Académie nationale de pharmacie . - J'ai été interpellé par les propos de M. Huriet, car je suis pharmacien. Dans l'ouest de la France, nous avons mené une expérimentation, dite « Les mille premiers jours », sur les femmes enceintes et les bébés, pour prodiguer des conseils.

Il y a quelques années, Le Monde avait titré : « Des parabènes dans les médicaments ». L'Académie avait alors procédé à des tests complémentaires sur l'éthyl, le méthyl, le propyl. Il est apparu que les doses auxquelles ils étaient utilisés ne présentaient aucun risque, d'autant que les médicaments n'ont pas vocation à être utilisés durablement, à la différence des cosmétiques. Il n'est donc pas question de substitution. Tous les produits concernés étaient du reste connus comme allergisants depuis les années quatre-vingt, mais sous la pression de l'opinion publique, on se précipite parfois vers de mauvaises solutions.

Autre menace, la suppression des essais sur les animaux : si elle était appliquée aux médicaments comme elle l'est aux cosmétiques, comment pourrions-nous demain étudier les perturbateurs endocriniens ?

M. Michel Urtizberea . - Quand on met au point une substance active, on procède à toute la batterie de tests que j'ai mentionnée, en cancérogénèse, reproduction, etc. Au stade du produit fini, on procède à des tests dits « aigus », en milieu réel. Imaginez le nombre de tests si l'on devait étudier tous les mélanges ! Et ce ne serait pas pertinent, car chaque composant du mélange a un mode de dissipation ou de dégradation différent. Le mélange étudié en laboratoire disparaît au profit d'autres, difficiles à appréhender. Quel toxicologue peut nous proposer une solution satisfaisante ? On en parle en vain depuis dix ans.

M. Genet, lors de la précédente table ronde, a en revanche évoqué l'idée de rechercher dans l'alimentation, dans les habitations, les traces de produits qui pourraient être incriminés, pour concentrer les études sur les effets de ceux-ci. Car les réponses purement théoriques ne sont pas pertinentes, et les tests sur l'animal doivent toujours être justifiés.

Une équipe de Montpellier a étudié les récepteurs oestrogéniques. Elle a mis en évidence un seul effet de synergie sur 800 mélanges testés. Cela montre que des outils commencent à émerger, pour cerner en proportion les effets cocktails.

On veut de la substitution rapide, mais ces études prennent beaucoup de temps... Bref, la réponse n'est pas simple.

Mme Anne Dux . - Il n'existe pas, en outre, un modèle pour étudier les cocktails, car un effet combiné n'est pas la somme des effets de chacun des ingrédients. En outre, si les mélanges provoquant par exemple des irritations sont connus, parce que leur effet est visible, ce n'est pas le cas des perturbateurs endocriniens. Il n'y a pas de modèle pour les évaluer, et très peu de recherche - la seule étude, celle de Montpellier, citée à un colloque de l'ANSES récemment, conclut à un effet cocktail peut-être moins fréquent qu'on ne le pense, même si tout le monde sait depuis longtemps que certains mélanges sont synergiques.

M. Olivier Andrault . - Sur les crèmes solaires, je ne suis pas certain que la question concerne l'UFC-Que choisir. Quant à Soixante millions de consommateurs, je rappelle qu'il est la publication de l'Institut national de la consommation, établissement public d'État et non association de consommateurs. Nos investigations, sur les cosmétiques, concernent d'abord la présence ou l'absence de tel ingrédient, conforme ou non aux inscriptions obligatoires sur l'emballage.

L'efficacité du service rendu par les crèmes solaires est un autre problème. Pour l'étudier, nous utilisons les méthodes reconnues, officielles, sur la filtration des UVA et des UVB. Nous confions ces tests à des laboratoires indépendants, bien sûr. Et la méthode est mentionnée explicitement.

Comment définir les perturbateurs endocriniens ? Nous nous fondons sur les recommandations des agences nationales, et croisons les types d'utilisation - produit rincé comme le shampooing, ou restant au contact de la peau toute la journée - et les catégories d'individus les utilisant, adultes, femmes enceintes, bébés, enfants...

M. Hervé Gomichon . - La question de M. Lombard résume bien la situation ! La liste que j'ai évoquée concerne les substances controversées, que ce soit dans les avis scientifiques, les études de consommation, ou plus largement dans l'opinion publique. En gestionnaire de risques, nous excluons ces substances, parce que nous ne pouvons pas vendre à nos clients ce qu'ils ne veulent pas manger.

M. François Veillerette . - Les produits phytosanitaires ne sont pas testés pour leur toxicité chronique : ce serait trop long... et trop cher, comme je l'ai entendu dire. Je le regrette, pour la santé de tous les professionnels exposés à ces substances. Un texte a été signé à ce sujet par le président de l'ANSES en 2012. Il faudrait demander à cette agence s'il est toujours en application.

Sur l'effet cocktail, je constate dans nos débats une dérive : car dans les textes européens, il ne s'agit pas d'évaluer des risques, mais d'exclure les produits dangereux, cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques des première et deuxième catégories (« certains » et « probables »). Le législateur doit faire de même sur les perturbateurs endocriniens des deux premières catégories !

M. Christian Durlin . - Les agriculteurs sont les premiers utilisateurs de produits phytosanitaires et nous sommes donc partisans d'une bonne protection et d'une surveillance efficace. Des progrès sont intervenus dans les équipements, les vêtements. La formation désormais est faite dans le cadre du Certiphyto. Vous ne trouverez chez nous aucun déni sur la question. Mais nous observons aussi que les nouvelles technologies permettent - non seulement aux grosses exploitations, mais aussi aux agriculteurs réunis en coopératives d'utilisation de matériel - de modifier les usages. L'agriculture bio est en pointe sur ces questions de matériel.

Cependant, le bio ne règle pas tout. La sécurisation des volumes, au nom de la sécurité alimentaire, est un objectif de la politique européenne. Or, le bio subit une volatilité des quantités beaucoup plus forte que l'agriculture conventionnelle : la dernière campagne sur la pomme de terre a été difficile : le prix à la tonne est monté à 250 euros pour la production conventionnelle, mais jusqu'à 1 000 euros en bio.

Les exploitants bio ont recours à de nouvelles solutions techniques, à de nouvelles substances, je veux parler des produits de bio-contrôle. Cependant, des questions se poseront sans doute aussi sur les molécules de bio-contrôle dans l'avenir.

Bref, il importe de trouver des solutions équilibrées, conciliant volume de production, environnement et santé.

Mme Patricia Schillinger, co-auteur du rapport . - Merci à tous, vos expertises nous apportent beaucoup. Le président de la commission des affaires sociales du Sénat va à présent conclure notre après-midi de débats.

Conclusion : M. Alain Milon, sénateur, président de la commission des affaires sociales

Deux observations d'abord : Mme Dux parle de pression médiatique efficace. Comme sénateurs, Mme Schillinger et moi subissons également une pression médiatique, celle qui s'exerce sur chacun des deux candidats que nous soutenons. Cette pression sera-t-elle, dans cinq ans, considérée comme ayant été efficace ? C'est à voir.

Autre observation, on impose aux assemblées politiques la parité : mais dans ces deux tables rondes, il y a eu respectivement une femme sur six intervenants et deux sur huit.

La question étudiée cet après-midi concerne un enjeu de santé publique et de société de tout premier plan. Le défi posé par les perturbateurs endocriniens n'est pas nouveau ; en ce qui concerne la santé humaine, les scientifiques s'y consacrent depuis au moins les années quatre-vingt-dix. Mais la nécessité pour les pouvoirs publics de se mobiliser n'a sans doute jamais été aussi forte qu'aujourd'hui.

Si des zones d'incertitude encore nombreuses demeurent, la recherche a beaucoup progressé. Les perturbateurs endocriniens suscitent de fortes inquiétudes, relayées par des membres du corps scientifique, des organismes de recherche, des associations. Nos concitoyens nous interpellent également - le sujet est bien présent dans le débat politique en cours.

Merci au président de la commission des affaires européennes, Jean Bizet, d'avoir pris l'initiative de ces deux tables rondes. Merci à Patricia Schillinger et Alain Vasselle qui ont animé ces discussions. Nous connaissons leur fort engagement sur la question. Leur récent rapport d'information sur les critères d'identification des perturbateurs endocriniens proposés par la Commission européenne a débouché, vous le savez, sur une résolution du Sénat adoptée le 17 février dernier. Je me félicite de l'association étroite de la commission des affaires sociales aux travaux menés par la commission des affaires européennes dans ce domaine. La commission que j'ai l'honneur de présider s'est toujours investie pour protéger la santé de nos concitoyens et pour développer l'approche préventive qui fait encore trop souvent défaut. Patricia Schillinger et moi avons ainsi travaillé sur les dangers du bisphénol A, en particulier pour les populations les plus sensibles. Merci enfin à tous les participants pour la qualité des interventions et la richesse des échanges.

Comment identifier les perturbateurs endocriniens, comment limiter leur présence et leur usage afin de protéger les populations : vos discussions ont illustré toute la complexité de ces questions.

Complexité qui résulte tout d'abord de la nature même des molécules incriminées. Qu'il s'agisse de produits phytopharmaceutiques, de produits biocides, de certains médicaments ou encore de produits cosmétiques, ces substances sont couramment utilisées dans les processus de fabrication. Elles sont quasi-omniprésentes dans notre environnement quotidien. En outre, si leurs effets toxiques sont avérés, les perturbateurs endocriniens ne forment pas un ensemble monolithique. Ils provoquent, cela est connu, des réactions diverses en fonction de la molécule, de son mécanisme d'action, de l'organe touché, de la voie d'administration. Ces substances agissent le plus souvent de manière silencieuse, avec des effets différés. Le résultat en est une réalité difficile à saisir.

Complexité de la question également car elle se situe au carrefour des approches sanitaire, scientifique et économique. Nous savons la sensibilité de ce sujet eu égard à ses potentielles conséquences économiques et aux retombées des décisions qui pourraient être prises, en particulier dans le domaine de l'agriculture. Si l'approche doit nécessairement être multifactorielle, son point de mire ne peut être que la protection de la santé publique.

Du point de vue scientifique, les perturbateurs endocriniens sont suspectés d'être à l'origine potentielle ou démontrée de nombreux cancers - du sein, de l'utérus, de la prostate... Des preuves scientifiques existent également quant à leurs effets sur la fertilité et la sensibilité particulièrement forte des foetus, des nourrissons et des jeunes enfants.

Des incertitudes persistent cependant. La part attribuable aux perturbateurs endocriniens dans l'accroissement des pathologies fait toujours l'objet de controverses. La communauté scientifique est encore loin de comprendre l'intégralité des mécanismes et des effets combinés ou cumulés des milliers de molécules auxquelles nous sommes exposés du fait de notre environnement.

Enfin, complexité de la question car la réglementation qui s'applique à ces substances ne fait pas intervenir un acteur unique. La législation relative aux perturbateurs endocriniens relève de la compétence de l'Union européenne. Or, les réglementations sont aujourd'hui sectorielles et l'absence de cadre transversal ou de législation suffisamment contraignante rend assez vaines les initiatives individuelles des États membres.

J'en veux pour preuve la loi du 24 décembre 2012 interdisant le bisphénol A dans les matériaux en contact direct avec des denrées alimentaires. Avec ce texte, la France s'est exposée à un risque contentieux avec la Commission européenne, laquelle n'a malheureusement pas souhaité reprendre à son compte cette proposition de législation.

Si une définition générale des perturbateurs endocriniens a été arrêtée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), la législation européenne est dépourvue de définition et de critères communs à l'ensemble des États membres. Or, l'efficacité de notre action implique de partager une approche commune au niveau européen, voire international. Vos discussions ont mis en lumière les difficultés qui caractérisent les négociations entre États membres. La nécessité de renforcer la coordination entre agences sanitaires a également été pointée.

Il me semble pourtant qu'un accord peut être trouvé sur plusieurs points. Je pense d'abord à la nécessité de poursuivre les efforts pour aboutir à une classification des perturbateurs endocriniens selon les preuves dont on dispose sur leur dangerosité. Cela implique de développer de nouvelles méthodes d'évaluation des risques, reconnues et partagées au niveau international, pour les adapter aux spécificités de cette question.

Il faut également souligner les multiples intérêts qu'il y a à identifier rapidement les substituts possibles pour les produits ou substances pour lesquels un risque sanitaire est mis en évidence. Enfin la mobilisation de tous les acteurs doit s'accompagner d'un effort accru d'information vis-à-vis de nos concitoyens. C'est bien à une obligation de résultat que nous sommes tenus.

Lorsque mes patients me demandaient s'ils guériraient un jour, je leur répondais : je ne sais pas, mais si vous arrivez à arrêter le temps, vous serez guéri...

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