B. CES DIFFICULTÉS CONDUISENT CERTAINS À S'INTERROGER SUR NOTRE DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE

1. Malgré des critiques récurrentes, le gouvernement représentatif s'est imposé comme la forme la plus efficace de la démocratie
a) Historiquement, le gouvernement représentatif est apparu comme un compromis imparfait, mais nécessaire

La démocratie, qui représente, selon la formule du président américain Abraham Lincoln reprise à l'article 2 de la Constitution de la V ème République, le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », connaît plusieurs modèles.

Les différents modèles de démocratie

Traditionnellement, s'opposent la démocratie représentative et la démocratie directe .

La démocratie représentative est un système politique dans lequel on reconnaît à une ou plusieurs assemblées restreintes le droit de représenter l'ensemble d'un peuple, d'une nation ou d'une communauté. Elle est le modèle qui s'est progressivement imposé dans le monde occidental à partir de la fin du XVIII ème siècle.

La démocratie directe est un régime politique dans lequel les citoyens exercent directement le pouvoir par leur vote, sans l'intermédiaire de représentants, et où les principaux responsables sont tirés au sort ; ses modèles sont, par excellence, l'Athènes des V ème et IV ème siècles avant Jésus-Christ ou certains cantons suisses d'aujourd'hui, notamment ceux d'Appenzell Rhodes-Intérieures et de Glaris.

Certains systèmes institutionnels combinent les éléments de ces deux modèles idéaux.

La démocratie semi-représentative est un régime politique dans lequel le peuple peut, sur l'initiative de ses représentants, exercer directement son pouvoir par le biais du référendum. La démocratie semi-directe va un peu plus loin : elle prévoit soit des référendums d'initiative populaire, c'est-à-dire déclenchés sur l'initiative des citoyens, comme en Suisse ou en Italie, soit des mécanismes de rappel ( recall , en anglais) ou de révocation populaire des élus, comme dans certains États des États-Unis.

Enfin, la démocratie participative , un concept né à la fin des années 1960, s'efforce de surmonter les limites de la démocratie représentative en permettant aux individus d'exprimer leur avis et de peser dans les décisions qui les concernent. Elle confie de nouveaux rôles ou de nouveaux pouvoirs aux citoyens, qu'elle considère par définition comme actifs et bien informés. Certaines de ses modalités la rapprochent d'ailleurs de la démocratie directe ou semi-directe.

L'une des variantes de la démocratie participative est la démocratie délibérative , qui met l'accent sur la participation du public à la phase de délibération précédant ou accompagnant l'élaboration des décisions. La démocratie délibérative cherche à explorer collectivement une question pour faire apparaître des arguments nouveaux ou placer les problèmes sous une autre perspective. Elle vise à diversifier les points de vue pris en compte, et à mieux cerner les rapports de force à l'oeuvre autour d'un choix politique.

Source : travaux de la mission d'information

Parmi les modèles démocratiques, le gouvernement représentatif s'est imposé en France comme dans beaucoup d'autres États au cours des XVII ème et XVIII ème siècles, parce qu'il existait déjà des corps exprimant les aspirations de certaines fractions de la population et surtout parce qu'il était impossible d'organiser concrètement une démocratie directe dans les grands États modernes.

Ce modèle suscitait alors une certaine unanimité : on considérait que la démocratie directe n'était possible que dans des cités-États ou des communautés faiblement peuplées, dans lesquelles tous les citoyens pouvaient être rassemblés physiquement en un même lieu pour y prendre des décisions collectives.

S'y ajoutait chez certains penseurs un autre argument, qui se voulait tout aussi pragmatique : le peuple ne disposant ni du temps libre - il est obligé de travailler pour vivre - ni des lumières nécessaires pour gouverner 16 ( * ) , il devait s'en remettre à d'autres, plus éclairés, pour la conduite de ses affaires.

Enfin, il apparaissait que le modèle de l'Athènes antique ne devait pas être idéalisé , bien que ses institutions aient donné naissance à un véritable mythe et qu'elles constituent, encore aujourd'hui, une source d'inspiration pour les partisans de la démocratie directe. En effet, le régime athénien reposait sur une base démographique très étroite, puisqu'il excluait les femmes, les esclaves et les étrangers, et il s'inscrivait dans un cadre social, mental et religieux extrêmement différent de celui des sociétés modernes.

En France, le gouvernement représentatif s'est imposé à la Révolution, notamment sous l'impulsion de l'abbé Sieyès et de sa conception de l'intérêt général. Celui-ci contribua à faire repousser l'idée d'un mandat impératif, qui aurait fortement limité la liberté des représentants, donc leur capacité à passer des compromis utiles à tous. Il fit inscrire dans la Constitution de 1791 que « les représentants nommés ne seront pas les représentants d'un département particulier, mais de la Nation entière, et il ne pourra leur être donné aucun mandat ». Une telle interdiction du mandat impératif a subsisté jusqu'à nous, le premier alinéa de l'article 27 de la Constitution de 1958 disposant que « tout mandat impératif est nul ».

b) Par essence, la démocratie représentative introduit une distance entre les gouvernés et les gouvernants

Depuis ses origines, le gouvernement représentatif a été dénoncé par certains courants de pensée comme une trahison de la démocratie authentique , qui ne pourrait être qu'une démocratie directe ou semi-directe. La représentation politique ressortirait davantage à l'oligarchie ou à la technocratie qu'à un véritable gouvernement du peuple. C'est ce qui amène M. Pierre Rosanvallon, par exemple, à écrire que « les démocraties sont bien marquées par la déception comme si elles incarnaient un idéal trahi et défiguré. » 17 ( * )

En effet, ce type de régime repose sur le choix d'élus, ce qui induit immanquablement un processus de sélection. Pour être désigné par ses concitoyens, il est nécessaire de se distinguer. Pour ses opposants, l'élection constituerait, dès lors, un élément aristocratique au coeur de la démocratie 18 ( * ) .

Certains estiment également que les partis politiques ont tendance à se replier sur eux-mêmes, à recruter leurs membres par la voie de la cooptation et à faire primer les logiques organisationnelles sur l'expression des intérêts de leurs mandants 19 ( * ) .

Aujourd'hui plus qu'hier, la classe politique se trouve alors contestée en ce qu'elle ne représenterait pas ceux par qui elle a été élue et serait ainsi coupée du reste de la société.

Qu'elles soient ou non explicites, ces critiques traditionnelles restent présentes à l'arrière-plan de bien des réflexions sur notre démocratie contemporaine.

2. Aujourd'hui, la démocratie représentative traverse une nouvelle période de doutes
a) Ces dernières décennies, le régime politique souffre de l'insuffisance des résultats obtenus en matière économique et sociale

Si les principes qui régissent le fonctionnement de la démocratie représentative sont toujours susceptibles de critiques, c'est l'insuffisance de résultats des politiques publiques menées qui pourrait expliquer la défiance des citoyens vis-à-vis de nos institutions.

Les cabinets de consultants reçus par le rapporteur en audition 20 ( * ) ont mis en évidence le fait que les résultats attendus à la suite des décisions prises n'étaient pas nécessairement au rendez-vous, en raison du manque de définition précise des objectifs qu'elles souhaitent atteindre et des lacunes constatées dans leur mise en oeuvre, compte tenu notamment de l'absence d'accompagnement au changement.

Ces échecs sont tout d'abord perçus par rapport aux politiques publiques prises isolément - l'éducation, la santé, la sécurité, le logement, etc. -, y compris au regard du coût qu'elles engendrent pour la collectivité et, partant, du niveau d'imposition qu'elles entraînent pour chaque individu par rapport au service rendu. Il est intéressant de noter qu'au Danemark, comme cela a été indiqué à la délégation qui s'y est rendue au titre de la mission d'information 21 ( * ) , le fort taux d'imposition des contribuables ne serait pas contesté compte tenu de la satisfaction globalement affichée vis-à-vis des services publics garantis par ailleurs.

En outre, la perception des citoyens vis-à-vis des résultats enregistrés est sans doute plus diffuse : ils ont le sentiment d' une certaine impuissance des gouvernants à prendre les mesures nécessaires pour améliorer la situation économique ou sociale du pays , notamment au regard de la mondialisation économique et financière.

Cette opinion, partagée par l'essentiel des personnalités entendues par la mission d'information, fut résumée par le philosophe Bernard Manin : « Au cours des trente dernières années, sous les effets mêlés, et d'ailleurs indémêlables, de la mondialisation, d'une part, et du changement technologique, d'autre part, certaines couches de la population ont fait l'expérience d'une insécurité économique plus grande. Dans ces conditions, l'affaiblissement de l'adhésion à la démocratie serait le produit des résultats des institutions démocratiques, et non pas seulement de leurs procédures. » 22 ( * )

Dans le cas de la France, les difficultés constatées concerneraient principalement la lutte contre le chômage, dont le niveau très élevé a de puissants effets négatifs sur la société dans son ensemble, et les incertitudes du projet européen 23 ( * ) .

Lors de son audition devant la mission d'information, M. Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l'université de Lille II, est allé encore plus loin en estimant qu'« aujourd'hui, les citoyens jugent très majoritairement que les hommes politiques sont impuissants, qu'ils ne peuvent rien faire, qu'ils ont abdiqué. Ils sentent que le pouvoir réel, notamment économique, s'est déconnecté du champ électoral, et que le jeu politique tourne à vide. On vote, certes, mais cela ne compte pas ; l'important, ce sont les agences de notation, les institutions internationales ou les lobbys bancaires, comme on l'a vu ces dernières années. Au fond, le lieu politique devient un lieu vide, où des professionnels de la politique s'agitent pour conquérir un pouvoir qui ne représente plus rien » 24 ( * ) .

Sans aller jusqu'à une vision aussi négative sur les capacités d'action des pouvoirs publics, force est de constater que les résultats obtenus semblent moindres que lors des « Trente glorieuses » .

b) La question de la représentation en débat

Pour d'autres analystes, les difficultés rencontrées par notre système politique seraient en partie dues à une insuffisance de représentativité des élus.

D'une part, les systèmes électoraux sont toujours susceptibles de distordre la volonté populaire. Tous présentent des avantages et des inconvénients. Par exemple, si le scrutin majoritaire permet en principe de dégager des majorités nettes, il réduit fortement la représentation des partis minoritaires.

D'autre part, la représentativité sociale de la classe politique française du début du XXI ème siècle est mise en doute . Certaines fractions de la population - les femmes, les milieux populaires, les personnes d'origine étrangère et les jeunes, notamment - sont traditionnellement sous-représentées parmi les élus, tandis que d'autres sont surreprésentées, comme les fonctionnaires.

Si cette situation est ancienne, elle tendrait aujourd'hui à s'aggraver selon certains, dans une logique de professionnalisation de la classe politique . Pour le professeur Rémi Lefebvre, dans la France de 2017 « se produit une crise très préoccupante de la représentativité sociale des élites politiques. Nous observons une "hyper professionnalisation" du personnel politique, un phénomène qui est certes ancien, mais qui s'est accentué récemment. [...]. En outre, ce phénomène joue également au niveau local. [...] Parmi les élus locaux, il y a de moins en moins d'ouvriers et de plus en plus de fonctionnaires territoriaux. La crise du politique est donc aussi une crise de la capacité des élus à représenter mimétiquement les habitants. »

Néanmoins, il faut noter que la question de la représentativité sociale des élus fait l'objet de débats animés depuis les origines mêmes de la démocratie. En effet, pour d'autres spécialistes, il ne serait pas indispensable que les assemblées soient le miroir de la société ; l'important serait qu'elles parviennent à exprimer le point de vue des citoyens et à formuler des réponses pertinentes à leurs attentes.

Ainsi, comme le fait remarquer M. Marcel Gauchet, « l'important n'est pas tant le nombre d'ouvriers siégeant au Parlement que le fait que les préoccupations de ces derniers soient traitées. Il n'y avait guère d'ouvriers au XIX ème siècle à la Chambre des communes britannique, pourtant celle-ci s'est distinguée par des rapports remarquables sur la révolution industrielle et sur le prolétariat, dont Karl Marx s'est d'ailleurs inspiré... » 25 ( * ) .

De même, pour le professeur Jean-Marie Cotteret, entendu en audition par votre rapporteur, les concepts de représentation et de représentativité devraient être soigneusement distingués : ceux qui représentent le mieux les citoyens ne sont pas forcément ceux qui sont identiques à eux ; de cette confusion conceptuelle naîtraient bien des erreurs de perception 26 ( * ) .

Dans ce contexte de distanciation vis-à-vis des gouvernants, les modèles concurrents du gouvernement représentatif réapparaissent , en réaffirmant les principes de la démocratie directe.

Tous les mouvements qui prétendent aujourd'hui renouveler le système démocratique témoigneraient d'une certaine « allergie à la représentation » - expression utilisée par plusieurs professeurs entendus en audition - ou du moins d'une méfiance face à la désignation de représentants ou même simplement de porte-paroles. Par exemple, le mouvement « Nuit Debout » , qui s'inscrit dans la tradition des mouvements contestataires inspirés par la démocratie directe, a refusé par principe de choisir des représentants 27 ( * ) et a consacré beaucoup de temps et d'énergie à débattre de ses propres modes de décision en interne.

De même, le tirage au sort connaît un certain regain d'intérêt en politique. En 2004 et 2006, les États canadiens de la Colombie britannique et de l'Ontario ont souhaité que des assemblées citoyennes tirées au sort élaborent une nouvelle loi électorale, soumise ensuite à référendum. En 2009 et 2010, l'Islande - dans le contexte d'une violente crise financière ayant décrédibilisé les partis en place - a confié à une assemblée citoyenne de mille personnes tirées au sort le soin de suggérer les points les plus importants en vue d'une réforme de sa Constitution ; dans un second temps, un jury constituant composé de vingt-cinq électeurs ordinaires fut chargé d'élaborer, à partir des travaux de l'assemblée citoyenne, la nouvelle loi fondamentale du pays 28 ( * ) .

La tentation de la démocratie directe se retrouve aussi dans les propositions de plusieurs partis politiques occidentaux, qui défendent le référendum d'initiative populaire, l'instauration de mandats impératifs ou du moins davantage contraignants, ou encore la consultation la plus fréquente possible des citoyens, notamment grâce aux nouveaux outils numériques.

Des formations, moins structurées ou plus éphémères prônent, enfin, la « démocratie liquide » 29 ( * ) ou « démocratie délégative » , c'est-à-dire un mode de gouvernement dans lequel exercent le pouvoir non pas des représentants, mais de simples délégués à tout moment contrôlables et révocables. Une telle tendance trouve aujourd'hui sa principale expression politique dans les « partis pirates » en Europe. Ces mouvements mettent Internet et les nouveaux outils de communication au coeur de leur programme ; ils estiment que la technologie permettra très bientôt de recueillir de façon incontestable l'opinion instantanée d'un très grand nombre d'individus.

Dans un ordre d'idées assez proche, le collectif « Ma Voix » , issu de la société civile et volontairement dépourvu de porte-parole, se donne pour objectif de faire élire députés des citoyens anonymes désignés par un tirage au sort - homologué par un notaire -, afin de « sortir de la personnification ». Les députés « Ma Voix » relaieraient ensuite à l'Assemblée nationale les attentes exprimées par leurs électeurs sur des plates-formes numériques, en s'obligeant à voter proportionnellement aux scores exprimés en ligne.

À l'évidence, la démocratie représentative traverse aujourd'hui une phase de mutation, avec une exigence de participation accrue exprimée par certains citoyens et soutenue par un recours plus affirmé aux nouvelles technologies - ce que certains commencent à appeler la cyberdémocratie ou, en anglais, l' E-democracy .


* 16 « Le grand avantage des représentants, c'est qu'ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n'y est point du tout propre ; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie » écrit ainsi Montesquieu au livre XI de L'Esprit des lois. Pour cet auteur, la compétence du peuple s'arrête à la désignation des représentants : « [Le peuple] ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants, ce qui est très à sa portée. Car, s'il y a peu de gens qui connaissent le degré précis de la capacité des hommes, chacun est pourtant capable de savoir, en général, si celui qu'il choisit est plus éclairé que la plupart des autres. »

* 17 Le Peuple introuvable, Histoire de la représentation démocratique en Franc e, 1998, page 11.

* 18 Montesquieu l'avait déjà noté dans L'Esprit des lois : « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie. Le suffrage par le choix est de celle de l'aristocratie . » À l'époque contemporaine, il est revenu au philosophe Bernard Manin, dans ses Principes du Gouvernement représentatif , paru en 1995, de donner toute son importance à cette analyse.

* 19 Comme l'a montré notamment le sociologue italien d'origine allemande Roberto Michels dans Les Partis politiques, essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, paru en 1911 : « Le parti politique en tant qu'extérieur, mécanisme, machine, ne s'identifie pas nécessairement avec l'ensemble des membres inscrits, et encore moins avec une classe, devenant une fin en soi, se donnant des buts et des intérêts propres, il se sépare peu à peu de la classe qu'il représente » .

* 20 Audition du 19 avril 2017.

* 21 Déplacement des 30 et 31 mars 2017.

* 22 Audition du 9 février 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170206/mi_democratie.html#toc4 .

* 23 Voir Marcel Gauchet (avec Éric Conan et François Azouvi), Comprendre le malheur français , Stock, 2016.

* 24 Audition du 1 er février 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170130/mi_democratie.html .

* 25 Audition du 19 janvier 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170116/mi_democratie.html .

* 26 Audition du 19 avril 2017.

* 27 Commencé le 31 mars 2016 à Paris sur la place de la République, à la suite d'une manifestation contre la loi « Travail » , il s'est ensuite étendu à une centaine de places publiques à travers la France, avant de décliner à partir de la fin du mois de mai.

* 28 Yves Sintomer, Tirage au sort et politique : de l'autogouvernement républicain à la démocratie délibérative , Raisons politiques, n° 42, 2011.

* 29 Par référence au concept de « société liquide » forgé par le philosophe polonais Zygmunt Bauman.

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