IV. UNE NOUVELLE DONNE POUR LE DIALOGUE AVEC LA RUSSIE : LES CINQ PRINCIPES POSÉS PAR L'UNION, LE RÔLE SPÉCIFIQUE DÉVOLU À LA FRANCE ET À L'ALLEMAGNE

A. LA FRANCE ET L'ALLEMAGNE, MÉDIATEURS DU DIALOGUE SUR L'UKRAINE

Depuis le déclenchement de la crise en Ukraine et la décision d'imposer - et de renouveler - les sanctions, un nouveau cadre de dialogue avec la Russie a prospéré : le binôme représenté par la France et l'Allemagne dans le cadre du format « Normandie », aux côtés des Présidents russe et ukrainien. Ce sont ces deux pays qui - au nom de l'Union européenne - sont les interlocuteurs, médiateurs, force de proposition, à l'égard de la Russie et de l'Ukraine sur la gestion de la crise et le suivi de l'application des accords. Ce sont ces deux pays qui, avec l'appui de la mission de l'OSCE sur place, évaluent et communiquent à leurs 27 partenaires les informations sur la situation à l'Est de l'Ukraine et les évolutions de l'application des accords de Minsk. Sur cette base, les Vingt-Huit se prononcent périodiquement sur la levée ou le maintien des sanctions.

Dans la relation avec la Russie, et surtout depuis le déclenchement de la crise en Ukraine, le Conseil a toujours veillé à préserver l'unité de ses membres sur l'évaluation de la mise en oeuvre des accords de Minsk et, corrélativement, sur le renouvellement des sanctions. Cette unanimité est au demeurant nécessaire au Conseil pour toute décision concernant la reconduction de telles « mesures restrictives ».

Pour autant, au sein des Vingt-Huit, les approches sur la nature de la relation à entretenir avec la Russie sont diverses. Pour plusieurs raisons liées à l'Histoire et à la géographie les pays baltes et la Pologne, mais aussi le Royaume-Uni et la Suède, tiennent souvent le discours le plus rigoureux. D'autres - en particulier la Hongrie ou la Grèce - ont parfois fait preuve d'une certaine réticence, ce que la Russie a pu être tentée d'utiliser en proposant à l'une un resserrement des relations bilatérales et à l'autre une coopération financière, voire en proposant à d'autres d'alléger, au cas par cas, ses contre-sanctions - ainsi à l'égard de la Hongrie, de Chypre ou de la Grèce.

Ces initiatives n'ont pas in fine affecté l'unanimité des Vingt-Huit.

B. LES CINQ PRINCIPES QUI FONDENT LA COOPÉRATION ENTRE L'UNION ET LA RUSSIE

Lors du Conseil « Affaires étrangères » du 16 mars 2016, les ministres se sont accordés sur cinq principes directeurs devant guider la politique de l'Union à l'égard de la Russie :

- la mise en oeuvre de l'accord de Minsk, qui est la condition préalable essentielle à toute modification substantielle de la position de l'Union européenne à l'égard de la Russie ;

- des relations renforcées avec les partenaires orientaux et d'autres voisins de l'Union européenne, y compris l'Asie centrale ;

- le renforcement de la résilience de l'Union européenne (par exemple en ce qui concerne la sécurité énergétique, les menaces hybrides ou la communication stratégique) ;

- la possibilité d'une coopération sélective avec la Russie sur des questions présentant un intérêt pour l'Union européenne ;

- la nécessité de nouer des contacts interpersonnels et de soutenir la société civile russe.

Chacun de ces cinq principes est un défi à relever. Ils résument ensemble le cadre et les actions de l'Union à l'égard de Moscou dans plusieurs domaines.

1. La mise en oeuvre de l'accord de Minsk, condition préalable essentielle à toute modification substantielle de la position de l'Union européenne à l'égard de la Russie

La mise en oeuvre des points-clés des accords de Minsk est à ce jour bloquée : qu'il s'agisse des violations épisodiques du cessez-le-feu ou du retrait, qui reste à faire, des armes lourdes des zones de combat.

De son côté, l'Ukraine est toujours dans l'impossibilité pratique de contrôler sa frontière orientale ; de plus, le gouvernement ukrainien ne dispose pas au Parlement de la majorité nécessaire à l'adoption des réformes constitutionnelles prévues par l'accord.

Toute levée des sanctions reste donc tributaire de l'application intégrale des accords de Minsk

Sur ce point, des propositions alternatives ont été formulées. L'ancien ministre allemand des affaires étrangères, M. Frank-Walter Steinmeier, avait ainsi proposé qu'en cas de progrès sur le dossier ukrainien, certaines sanctions puissent être levées, même en l'absence d'une application complète des accords de Minsk. Des responsables gouvernementaux grec, chypriote, slovène, slovaque ou tchèque ont aussi fait état de leurs réserves sur la poursuite des sanctions.

Pour autant, l'unité de l'Union a toujours été privilégiée et les Vingt-Huit maintiennent l'exigence d'une application complète des accords avant toute levée des sanctions.

2. Des relations renforcées avec les partenaires orientaux et d'autres voisins de l'Union européenne, y compris l'Asie centrale

Concernant le renforcement des relations avec les pays d'Europe centrale, vos rapporteurs ont déjà mentionné les difficultés engendrées par les malentendus UE-Russie sur la conclusion des accords d'association et de partenariat avec la Moldavie, la Géorgie et, bien sûr, l'Ukraine elle-même. Les conflits gelés de Géorgie et de Moldavie - où la Russie joue un rôle important - ne constituent pas la meilleure base pour un approfondissement de leurs liens avec l'Union européenne.

Avec les pays d'Asie centrale, l'Union européenne a adopté en 2007 et mis à jour en 2015 une « stratégie pour l'Asie centrale » qui a conduit à la signature d'accords de partenariat et de coopération. La coopération énergétique et commerciale peut y être en effet prometteuse pour l'Union européenne - en particulier pour la diversification de son approvisionnement énergétique - ainsi qu'en matière de sécurité aux frontières ou de lutte contre la drogue. La coopération bute cependant sur une situation très négative en matière de droits de l'Homme et d'État de droit, source potentielle d'instabilité régionale.

En 2015 est entrée en vigueur l'Union économique eurasiatique (UEE) regroupant la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan, ainsi que l'Arménie et le Kirghizstan. Déjà depuis 2010, une union douanière - avec tarif extérieur commun et suppression des frontières douanières - réunissait les trois premiers membres de l'UEE.

Les premières années de fonctionnement de l'UEE ont permis une forte hausse des échanges internes à cet espace, même si cette augmentation a surtout favorisé le commerce russe. Cependant la crise économique en Russie et la chute du rouble ont affecté la croissance des économies de l'UEE, réduisant de 33 % le volume des échanges avec les pays tiers.

En novembre 2015, l'Union européenne n'a pas donné suite à la proposition de l'UEE de former avec elle un espace économique commun. Il constituerait pourtant à terme un potentiel d'accroissement mutuellement bénéfique des échanges.

L'ouverture d'un dialogue politique sur le sujet a été repoussé par la Commission européenne jusqu'au respect des accords de Minsk ; les contacts entre les deux instances existent cependant au niveau technique.

3. Le renforcement de la résilience de l'Union européenne : énergie, menaces hybrides, communications stratégiques

Vos rapporteurs ont évoqué la forte dépendance de l'Union européenne à l'égard de la Russie pour son approvisionnement en énergie, gaz et pétrole. Pour en atténuer la portée, la Commission a lancé une stratégie de diversification et de sécurisation de ses sources d'approvisionnement, en particulier dans le cadre de l'Union de l'énergie
- interconnexion des réseaux, construction de pipelines, stress-tests, développement des capacités de réception de gaz naturel liquéfié en provenance d'autres zones géographiques. Il faut rappeler que le secteur gazier russe n'est pas concerné par les sanctions européennes. Il l'est, en revanche, par celles des États-Unis.

Pour ce qui est de la « résilience » de l'Union à des « menaces hybrides » et de la communication stratégique, l'Union européenne est désormais engagée à contrer l'arsenal d'outils non militaires que la Russie est soupçonnée d'utiliser pour asseoir son influence : désinformation via des médias internationaux, financements politiques, cyber-attaques, etc.

Pour contrer ces actions ou ces menaces d'action, le Service européen d'action extérieure a mis en place, à l'automne 2015, l' East StratCom Task Force , destiné à promouvoir les informations sur l'Union européenne dans son voisinage oriental, mais surtout à prévenir et gérer les « activités de désinformation par des acteurs extérieurs » . Fort de dix agents à plein temps, cet organisme s'appuie sur un réseau de correspondants issus des États membres. Il publie une « lettre hebdomadaire sur la désinformation » qui compile les informations sur l'Union européenne considérées comme fallacieuses provenant de certains médias russes.

4. La possibilité d'une coopération sélective avec la Russie sur des questions présentant un intérêt pour l'Union européenne

Au-delà de la crise ukrainienne en cours, de nombreux sujets internationaux d'intérêt commun constituent autant de domaines de coopération entre l'Union européenne et la Russie. La lutte contre le terrorisme bien sûr mais aussi la gestion du dossier nucléaire iranien, la participation de la Russie au quartet pour le Proche-Orient sur le conflit israélo-palestinien (avec l'ONU, les États-Unis et l'Union européenne), les essais nucléaires nord-coréens - avec les résolutions du Conseil de sécurité, donc votées avec l'accord de la Russie -, témoignent de la nécessité d'entretenir avec la Russie un dialogue continu sur des sujets stratégiques.

L'Arctique devient aussi un enjeu de coopération entre l'Union européenne et la Russie. Cette coopération recouvre de nombreux thèmes sensibles : changement climatique, questions stratégiques et énergétiques
- avec les projets russes de forages en eau profonde. S'appuyant sur sa politique intégrée sur l'Arctique, adoptée en 2016, l'Union européenne était candidate comme membre observateur permanent au Conseil de l'Arctique. Cette candidature n'a cependant pas été encore acceptée.

En revanche, la situation en Syrie et l'intervention de l'armée russe aux côtés des forces du régime ont occasionné une forte tension avec les autres pays de la coalition anti-Daech et l'Union européenne en particulier. Malgré, là encore, un intérêt partagé à défaire le mouvement islamiste, des priorités stratégiques très différentes divisent l'Union européenne et la Russie.

Pour autant, la dynamique récemment obtenue lors de la conférence tenue à Astana (Russie, Iran, Turquie) sur les « zones de désescalade », pourrait être mise à profit par l'ONU lors des négociations qui se tiennent à Genève sous son parrainage. À cette fin, l'ONU - a indiqué le médiateur Staffan de Mistura - négocie avec la Russie, l'Iran et la Turquie sur le contrôle des zones de sécurité en Syrie.

5. La nécessité de nouer des contacts interpersonnels et de soutenir la société civile russe

Le 23 mai 2015, le Président russe a promulgué une loi permettant l'interdiction d'ONG étrangères installées en Russie et considérées comme « indésirables » par l'État. L'Union européenne s'est alors inquiétée de ce qui représente « une étape préoccupante dans une série de restrictions sur la société civile, l'indépendance des médias et l'opposition politique » . Cette loi complète d'ailleurs un précédent texte de 2012 sur les « agents étrangers », qui restreignait la possibilité pour des ONG russes de recevoir des financements extérieurs. En octobre 2016 16 ( * ) , plus de 100 ONG étaient ainsi répertoriées en tant qu'« agents étrangers ».

Dans ce contexte et malgré la fin des financements européens depuis l'adoption des sanctions en 2014, l'Union européenne continue de subventionner un forum UE-Russie pour la société civile qui réunit régulièrement des organisations de la société civile russe et leurs équivalents européens. Par ailleurs, via l'instrument européen pour la démocratie et les droits de l'Homme, l'Union européenne n'a pu accorder en 2015 que 2,2 millions d'euros mais au profit de seulement 4 ONG.

Pour développer les contacts entre personnes, l'éducation, la recherche et la coopération transfrontière sont des leviers essentiels. Malgré les sanctions, l'Union européenne continue donc d'investir dans ces domaines. À travers le programme Horizon 2020, l'Union a ainsi accordé en 2015 1,6 million d'euros en subventions de recherche au profit d'instituts et d'universités russes. La même année, grâce au programme Erasmus, 1 900 étudiants russes ont séjourné en Europe et 1 200 étudiants de l'Union européenne ont séjourné en Russie.

Cela étant, les déplacements de citoyens russes en Europe au cours des neuf premiers mois de 2015 ont diminué de 27 % 17 ( * ) sur un an, et les séjours d'Européens en Russie ont également diminué. Le Service de recherche du Parlement européen 18 ( * ) fait valoir que « des échanges en diminution signifient de moindres chances de réduire une suspicion réciproque ».

Dans cette perspective, le gel, après les sanctions, des négociations entre l'Union européenne et la Russie sur la mise en place d'un régime d'exemption de visas de court séjour pour les nationaux russes va à contre-courant de ce principe d'encouragement des échanges entre citoyens russes et européens, par-delà la tension générée par la crise ukrainienne .

Dans un même ordre d'idée, il serait pertinent que l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe revienne sur sa décision de suspendre la participation des parlementaires russes à ses activités, alors même que la Russie, au niveau gouvernemental, reste partie au Conseil de l'Europe.


* 16 Source : EPRS, octobre 2016.

* 17 Ibid.

* 18 Ibid.

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