IV. UNE INÉGALITÉ PERSISTANTE : LES REVENUS DES AGRICULTRICES

A. DES REVENUS D'ACTIVITÉ QUI DEMEURENT FRAGILES

Les exploitations agricoles sont des entreprises : elles doivent dégager un revenu suffisant pour pouvoir payer des cotisations, socle de la protection sociale des agriculteurs et agricultrices.

Au cours des travaux de la délégation, beaucoup d'agricultrices ont évoqué la problématique de la faiblesse du revenu agricole , exprimant le souhait de dégager un revenu qui leur permettre de vivre « dignement de [leur] si beau métier » 174 ( * ) . Si elle concerne autant les agriculteurs que les agricultrices, cette difficulté tend malgré tout à être accentuée pour ces dernières, en raison de leur situation généralement plus précaire.

Au cours du colloque du 22 février 2017, Nathalie Marchand, membre de la Commission nationale des agricultrices de la FNSEA et présidente du groupe breton «Égalité-parité : l'agriculture au féminin », a souligné les conséquences de la faiblesse des revenus, tout en revendiquant un revenu décent pour le monde agricole : « Aujourd'hui, il arrive que des femmes soient obligées de quitter les exploitations et de prendre un emploi en dehors de la ferme, voire que des familles demandent aux enfants d'interrompre leurs études, faute de moyens pour les payer. Ça, c'est insoutenable ! Il faut absolument qu'on se batte pour un revenu minimum dans nos exploitations (...). Que le label permette d'obtenir seulement quinze centimes de plus au kilogramme contre un prix majoré de trois euros pour le consommateur n'est pas acceptable (...). Notre travail a un prix, le prix de la responsabilité et de la sécurité. »

En 2016 , en raison des crises agricoles à répétition, la moitié des agriculteurs et agricultrices ont disposé de moins de 350 euros par mois , ce qui ne représente évidemment pas un revenu suffisant pour vivre 175 ( * ) .

Plusieurs témoignages écrits reçus par la délégation expriment la détresse du monde agricole dans ce contexte :

« Être agriculteur aujourd'hui, c'est à terme accepter de mourir trois fois : moralement, économiquement et physiquement ».

« Tout cela nous ramène au revenu et au juste prix de la rémunération de notre travail et de nos compétences. Un sujet mis en avant dans les différents médias depuis des décennies et toujours d'actualité. Un sujet récurrent toujours pas abouti malgré les séances de travail de part et d'autre. J'ai même le sentiment que la situation empire de mois en mois. Bon nombre d'entre nous disparaissons dans l'indifférence la plus totale ».

« N'oublions pas que la terre, c'est notre patrimoine commun qui doit nourrir tout le monde et nourrir ceux qui la travaillent, non pas les tuer ».

La problématique du revenu est donc centrale, puisqu'elle a aussi des répercussions sur le statut, la protection sociale des agricultrices et le niveau des retraites agricoles .

Tout d'abord, sans revenu, on ne peut pas cotiser correctement pour bénéficier d'une protection sociale.

À cet égard, la Coordination rurale (CR) remarque à juste titre que la faiblesse actuelle des revenus offre pour perspective des retraites d'un montant dérisoire, ce qui n'incite pas les agricultrices à se doter d'un statut. Au contraire, avec des niveaux de revenus et de retraite décents, elles seraient encouragées à se tourner vers le statut de cheffe d'exploitation (exploitante, co-exploitante ou associée exploitante).

La Confédération paysanne estime de la même manière que pour en finir avec les « sous-statuts », il faut résoudre les problèmes de revenus, qui sont bien à l'origine du choix de statuts impliquant moins de cotisations.

Plus généralement, la nécessité de permettre aux agriculteurs et agricultrices de vivre de leur métier sans laisser la grande distribution réduire leurs revenus a été affirmée par de nombreux interlocuteurs, qui ont formulé plusieurs propositions pour faire évoluer la situation.

Ces propositions convergent en général vers un objectif commun : garantir un revenu décent aux agriculteurs et agricultrices pour le prix de leur travail, notamment lorsque ce travail met en valeur la qualité des produits .

Telles sont notamment les revendications de Catherine Laillé, présidente de la Coordination rurale de Loire-Atlantique, exprimées au cours du colloque du 22 février 2017 : « Ces difficultés, je les ressens principalement en termes de revenus. Je constate depuis de nombreuses années que ce sont les femmes qui s'orientent le plus vers les productions de qualité, vers les labels ou vers l'agriculture biologique. Malheureusement, elles n'ont pas la juste reconnaissance de leur travail . Par exemple, avec le label Rouge , je vends mon porc quinze centimes de plus au kilogramme que le porc ordinaire. Je fais des animations dans les magasins pour promouvoir ce label, que les consommateurs paient trois euros de plus par kilo. La répartition des marges entre les différents maillons de la filière n'est pas équitable (...) On fait de la qualité, c'est bon pour la santé, c'est bon pour les consommateurs : nous devrions percevoir le juste retour de notre investissement . (...)

Je milite aussi pour un plus juste équilibre dans la répartition des marges dans la filière : je rencontre des responsables de la grande distribution pour leur faire comprendre que s'ils veulent de bons produits, que les consommateurs sont là pour acheter - parce qu'il y a aussi une part de marché supplémentaire à prendre - il faut qu'ils fassent un effort et que les marges soient plus justement réparties . »

Plus généralement, la Coordination rurale estime qu'il est « urgent de réorienter la politique agricole française et européenne en créant une véritable politique de prix rémunérateurs capable d'assurer des revenus décents aux agricultrices et agriculteurs, une pleine protection sociale et des retraites au minimum à 85 % du SMIC ».

Pour sa part, la Confédération paysanne considère qu'il faut assurer un droit au revenu à l'ensemble des paysans et paysannes , avec l'interdiction d'achat au-dessous du prix de revient, qui inclut le coût du travail et des denrées agricoles .

Elle va même plus loin puisqu'elle promeut la prise en charge, par la solidarité nationale, des cotisations en l'absence de revenu, afin de garantir des prestations sociales (remplacements pour congés, maternité, maladie) permettant aux agricultrices de faire face à toutes les étapes de la vie.

Elle milite à cet égard pour une progressivité des cotisations sociales en fonction du revenu , ce qui impliquerait la suppression des assiettes et plafonds actuels. Pour mémoire, le système existant prévoit une assiette minimale de cotisations, même si le revenu est très bas, et, à l'inverse, un plafonnement des cotisations pour les plus hauts revenus. Pour la Confédération paysanne , ce système est injuste car il pénalise proportionnellement davantage les plus petits revenus .

Selon Véronique Léon, dans le statut d'exploitant agricole, la cotisation annuelle minimale est de 3 000 euros, ce qui peut représenter une somme élevée, par exemple en phase de démarrage de la ferme.

Il n'appartient pas à la délégation aux droits des femmes de formuler des recommandations sur la crise agricole et les revenus des agriculteurs.

Pour autant, il ne paraît pas acceptable que des personnes dont la profession est de nourrir le pays se retrouvent dans l'incapacité de se nourrir elles-mêmes, en raison de la précarité de leurs revenus, comme l'a souligné au cours de la table ronde du 4 avril 2017 Catherine Laillé, présidente de la Coordination rurale de Loire-Atlantique, par ailleurs élue à la Chambre d'agriculture de Loire-Atlantique et des Pays de la Loire : « En décembre dernier, le président national des Restos du coeur nous a déclaré que son organisation secourait de plus en plus de retraitées agricoles. C'est un comble, quand on sait que ces femmes ont travaillé toute leur vie à nourrir la population et n'ont pas de quoi se payer à manger une fois qu'elles sont à la retraite ! ».

Un témoignage écrit transmis à la délégation par des « agricultrices en détresse », membres du collectif Les Elles de la Terre, exprime la même incompréhension face à une situation inacceptable : « Lorsque vient le moment d'expliquer à nos enfants que nous devons vivre avec le RSA, qu'il n'est plus possible de se passer des Restos du coeur pour pouvoir se nourrir, nous qui de par notre métier nourrissons les autres, comment trouver les mots ? ».

Consciente de la fragilité des revenus des agriculteurs et agricultrices dans le contexte de l'aggravation de la crise actuelle, la délégation suggère que toutes les associations caritatives et les centres communaux d'action sociale (CCAS) soient sensibilisés à leurs difficultés et soient attentifs à ce public, qui n'est pas toujours familier de ces secours.

En outre, il faudrait au minimum que les agriculteurs et agricultrices puissent aisément se tourner vers les mécanismes existants de la solidarité nationale que sont le RSA et la prime d'activité 176 ( * ) , ce qui ne semble pas être le cas pour le moment.

Cette question a notamment été abordée par la présidente de la FNSEA au cours de son audition. Selon elle, « les critères d'accès au RSA et à la prime d'activité ne sont pas adaptés au profil des agriculteurs, qui ne se versent pas de salaire mais prélèvent un revenu quand l'exploitation est rentable ou empruntent quand elle ne l'est pas ». Si la FNSEA travaille à une amélioration des critères d'accès, Christiane Lambert a regretté la mauvaise volonté du ministère de l'Économie et des finances dans ce dossier.

En outre, au cours du déplacement à Toulouse, les agricultrices rencontrées ont exprimé leur souhait de pouvoir toucher le RSA ou la prime d'activité, aides auxquelles elles ont droit en raison de la faiblesse de leurs revenus. Elles ont regretté la complexité des démarches et l'inadéquation des formulaires avec les spécificités du métier d'exploitant agricole , qui font que beaucoup d'agriculteurs ou agricultrices renoncent à bénéficier de ces aides. Les co-rapporteur-e-s ont perçu une attente forte de la part des agricultrices pour faire évoluer favorablement cette situation , en simplifiant les procédures.

La délégation appelle de ses voeux une mobilisation du Gouvernement sur cette question, dans un contexte où la MSA a constaté une hausse importante des demandes de prime d'activité associée à la chute des revenus : alors que 153 000 dossiers de demandes avaient été déposés en juin 2016, elle en recense 254 000 en juin 2017 pour 1,2 million de cotisants à la RSA.

La délégation relève par ailleurs que la ministre des Solidarités et de la santé souhaite « une augmentation ciblée du montant de la prime d'activité dès 2018 » 177 ( * ) , qui serait bienvenue pour les agricultrices et les agriculteurs éligibles à cette aide.

La délégation souhaite que soit entreprise une réflexion sur l'adaptation et la simplification des demandes de RSA et de primes d'activité pour permettre aux agriculteurs et agricultrices de toucher ces aides auxquelles ils ont droit, afin de compenser la fragilité de leurs revenus.

Elle souhaite également que les agriculteurs et agricultrices soient systématiquement informés de leurs droits dans ce domaine.

Enfin, la question d'un éventuel accès à l'assurance chômage a été plus particulièrement abordée au cours de l'audition de la Confédération paysanne .

Le Président de la République a annoncé une possible éligibilité aux allocations chômage pour les agriculteurs , dans le cadre de sa réforme de l'assurance chômage.

Cette proposition semble susciter une certaine perplexité , et ne paraît pas en mesure de répondre aux difficultés connues par le plus grand nombre des agriculteurs. Véronique Léon et Christine Riba ( Confédération paysanne) ont notamment mis en exergue que la précarité des agriculteurs ne tient pas tant à un manque de travail qu'à un manque de revenu , non sans souligner que, si les agriculteurs disposaient d'un revenu correct, ils n'auraient pas besoin de revenus de remplacement. Par ailleurs, le droit au chômage étant proportionnel à ce que l'on a gagné avant de se retrouver sans emploi, cela pose de nouveau la faiblesse des cotisations liée à la faiblesse du revenu . Une approche fondée sur un forfait leur semblerait donc plus adaptée.


* 174 Paroles issues du témoignage écrit transmis à la délégation par le collectif d'agricultrices Les Elles de la terre .

* 175 Selon la Correspondance économique du 23 juin 2017, Pascal Cormery, président de la Mutualité sociale agricole (MSA) indique qu'il s'attend à ce que plus de 50 % des agriculteurs affichent des revenus en dessous des 350 euros par mois en 2016.

* 176 La prime d'activité est le dispositif pour les travailleurs à revenu modeste qui a remplacé le RSA activité.

* 177 Les Échos du 23 juin 2017 : « Santé, retraites, social, tabac : la feuille de route d'Agnès Buzyn », Solveig Godeluck.

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