II. LA REMISE EN CAUSE DE L'ÉTAT DE DROIT

A. DES ATTEINTES RÉPÉTÉES AUX DROITS FONDAMENTAUX DEPUIS 2015

1. La liberté de la presse gravement attaquée

En 2017, la Turquie se classe 155 ème sur 180 au classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse. Elle recule de 4 places par rapport à 2016.

Accusés de soutenir le terrorisme, de nombreux médias ont été mis en cause par la justice turque.

Ainsi, en mars 2016, le journal Zaman a été placé sous tutelle judiciaire et les journalistes ont été remplacés de telle sorte que le journal adopte aujourd'hui une ligne éditoriale favorable à l'AKP, le parti de M. Erdogan.

De même, quelques semaines avant les élections législatives de novembre 2015, plusieurs chaînes de télévision critiques à l'égard du Gouvernement ont été retirées des bouquets des fournisseurs de services numériques. Cela fait suite à une demande du parquet d'Ankara dans le cadre d'enquêtes ouvertes pour soutien au terrorisme.

Les journalistes, quant à eux, risquent la prison. Ainsi, le 31 octobre 2016, le rédacteur en chef du journal Cumhuriyet Murat Sabuncu et son représentant à Ankara Güray Öz, ainsi que 16 journalistes et caricaturistes, ont été arrêtés. Ils risquent entre 7 et 43 ans de prison.

Le photo-journaliste français Mathias Depardon a été arrêté le 8 mai dernier dans le sud-est du pays. Il sera détenu pendant un mois.

Lors de leur déplacement, vos rapporteurs ont pu évaluer la situation de la chaîne IMC TV qui a été fermée. Cette chaîne avait pourtant clairement affirmé son soutien au président Erdogan lors de la tentative de coup d'État du 15 juillet 2016. Sa fermeture semble davantage liée à sa ligne éditoriale, plutôt de gauche. La journaliste Aysegül Dogan a expliqué à vos rapporteurs qu'aujourd'hui 85 % des médias en Turquie dépendraient du Gouvernement ou partageraient sa ligne politique.

2. Des attaques contre les universitaires

Le 11 janvier 2016, 1 128 chercheurs et universitaires, ont rendu publique une pétition pour dénoncer les violences dont sont victimes les Kurdes dans le sud-est du pays. Par la suite, 1 000 universitaires de plus ont signé cette pétition. Les signataires ont fait l'objet de mesures disciplinaires au sein de leurs universités et de poursuites judiciaires. Quatre personnes ont été détenues pendant plus d'un mois.

Lors de leur déplacement, vos rapporteurs ont pu rencontrer Mmes Buket Turkmen et Tuðba Yýldýrým, deux signataires membres du collectif « Universitaires pour la paix » et professeures à l'université de Galatasaray. Elles ont dénoncé une volonté d'imposer aux universités la ligne politique du Gouvernement, avec la complicité de certains recteurs qui ont renvoyé des signataires de la pétition. Par ailleurs, certains signataires ont vu leur photo et leur adresse publiées dans la presse accompagnées d'appel à la haine. Malgré les plaintes, ces faits n'ont pas donné lieu à des poursuites judiciaires.

Pour l'AKP, il s'agit de contrôler le secteur de l'enseignement supérieur où l'influence de FETÖ est considérée comme importante.

Par ailleurs, les deux professeures ont salué le programme PAUSE mis en place par les universités françaises pour accueillir des chercheurs turcs en exil.

3. La levée de l'immunité parlementaire des députés

Le 12 avril 2016, la Grande Assemblée nationale de Turquie a adopté un amendement constitutionnel permettant au ministre de la justice ou au Premier ministre de lever, dans un délai de 15 jours à compter de l'adoption de cet amendement, l'immunité parlementaire des députés pour lesquels une demande de levée d'immunité avait été déposée au moment du vote de l'amendement.

Celui-ci a été voté à une forte majorité, les députés du principal parti d'opposition, le CHP, ne souhaitant pas être accusé de couvrir des terroristes ou des criminels.

139 députés issus de tous les partis politiques sont concernés. Mais seuls 27 appartiennent à l'AKP parmi les 317 députés que compte ce parti alors que 51 appartiennent au HDP, parti de gauche pro-kurde, qui ne compte que 59 députés.

Suite à ce vote, le 3 novembre 2016, 9 députés du HDP sont aujourd'hui emprisonnés, parmi lesquels les deux co-présidents du parti Figen Yuksekdag et Selahattin Demirta°.

4. La réforme de la justice

Les atteintes à la liberté d'expression en Turquie s'appuient sur une législation donnant une définition très extensive du terrorisme. C'est ainsi que le fait de dénoncer les opérations du Gouvernement dans le sud-est du pays pour les dommages causés aux populations civiles peut être considéré comme un soutien aux terroristes du PKK.

En 2014, ont été institués les juges de paix pénaux avec pour mission de prendre des mesures conservatoires dans le cadre d'une enquête, de contrôler les publications sur Internet et de juger les infractions de la route. Les mesures conservatoires incluent l'arrestation, la détention provisoire, les perquisitions et saisies, la garde à vue, l'examen physique du suspect et les prélèvements biologiques. Dans ce cadre, ces juges de paix sont notamment en charge des affaires liées au terrorisme. Ils sont nommés par le Haut Conseil des juges et des procureurs fortement influencé par le ministre de la justice depuis la réforme de février 2014.

La Commission de Venise 1 ( * ) , dans son avis du 13 mars 2017, reproche aux juges de paix des décisions peu motivées pour ce qui concerne les mesures conservatoires, compte tenu de leur charge de travail notamment. Elle estime également que le système d'appel horizontal entre juges de paix d'une même région entrave le bon fonctionnement de la justice.


* 1 La Commission européenne pour la démocratie par le droit -- plus connue sous le nom de Commission de Venise, ville où elle se réunit - est un organe consultatif du Conseil de l'Europe sur les questions constitutionnelles.

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