C. TROISIÈME CONSTAT : IL N'Y A PAS DE FATALITÉ

Il est fréquent d'entendre une forme de fatalisme s'exprimer sur l'avenir des centres-villes et de leurs commerces. Selon les cas, sont convoqués, pour le justifier, les nouveaux modes de vie et de consommation, qui se traduiraient par une fréquentation désormais incontournable de galeries marchandes, le rôle de la voiture, les besoins de consommation à bas prix, le désintérêt de nombre de nos concitoyens pour leurs centres-villes, voire une forme de schizophrénie à leur égard (« j'aime le centre-ville mais je n'y achète pas »), le développement du e-commerce , le faible prix du foncier en périphérie...

Vos rapporteurs considèrent cependant qu'il ne faut pas baisser les bras pour les raisons suivantes.

1. Les exemples français montrent qu'à conditions égales il est possible de dynamiser un centre-ville

Certains centres-villes s'en sortent mieux que d'autres tout en étant soumis à des conditions similaires . C'est la leçon que l'on peut tirer du Palmarès Procos des centres villes commerçants 33 ( * ) qui met en valeur les réussites dans quatre catégories homogènes :

- les grandes agglomérations, généralement résilientes ;

- les grandes villes moyennes, souvent fragilisées ;

- les petites villes moyennes, qui apparaissent fréquemment en danger ;

- les villes touristiques, habituellement préservées.

Dans ces quatre catégories, y compris celle des petites villes moyennes en danger, Procos identifie des villes qui parviennent à préserver leur dynamisme dans un contexte difficile. En 2017, le palmarès distingue ainsi, dans cette catégorie, Saint-Lô, Lons-le-Saunier, Bastia, Gap et Bayeux.

2. Une politique de dynamisation peut s'appuyer sur l'attachement des Français aux centres-villes

Par ailleurs, lorsqu'ils sont interrogés sur le sujet, les Français marquent sans ambiguïté leur attachement aux centres-villes . À cet égard, le Baromètre annuel du Centre-ville et des commerces, réalisé depuis 2016 par l'institut CSA pour l'association Centre-ville en mouvement et Clear Channel , à l'occasion des Assises du centre-ville, donne des éclairages importants. Ainsi, une large majorité des interrogés, 59 %, se déclare attachée aux centres-villes. Contrairement aux idées reçues, les jeunes sont encore plus attachés aux centres que le reste de la population puisque que c'est le cas de 65 % des 18-24 ans.

Le centre-ville est d'abord un lieu de rendez-vous personnels (médecin, coiffeur, etc.). Mais il demeure l'endroit où effectuer des achats pour plus de 43 % des personnes interrogées. Il est à noter que cette proportion décroît, ce qui peut illustrer la perte d'attractivité commerciale des centres. Les centres-villes sont aussi appréciés pour flâner, se promener dans la rue (42 %), ce qui souligne l'importance d'un bâti de qualité, ainsi que pour se retrouver dans des lieux conviviaux (35 %). Cette proportion est beaucoup plus importante chez les 18-24 ans.

Le baromètre identifie plusieurs leviers d'attractivité : la facilité d'accès, la présence de nombreux lieux de convivialité, l'animation d'une offre commerciale qui permette de consommer plus local et plus responsable. À l'inverse, le stationnement cher et rare, le choix limité de commerces et un accès compliqué sont de sérieux handicaps.

Surtout, le baromètre permet de comprendre que les attentes sont désormais différentes selon les catégories d'âge et selon les tailles de ville. Par exemple, si l'ouverture en semaine à l'heure du déjeuner ou le stationnement sont particulièrement importants pour les habitants des villes de moins de 50 000 habitants, les animations commerciales et la présence de grandes enseignes spécialisés sont davantage appréciées par les habitants des villes de 50 à 100 000 habitants.

Bien sûr, l'affichage d'un intérêt pour le centre-ville ne signifie pas nécessairement que l'on fasse l'effort d'y faire ses courses mais c'est un levier psychologique qui, conjugué à une action concrète, peut avoir des effets.

3. Les exemples étrangers montrent qu'une politique de préservation des commerces de centres-villes est possible

Tant le rapport CGEDD-IGF de 2016 que l'étude de l'Institut pour le Commerce et pour la Ville ont montré que la situation française pouvait, à bien des égards, apparaître comme différente de celle d'autres pays comparables de l'Union européenne. Le rapport note ainsi : « Plusieurs pays d'Europe du Nord bien ancrés dans une forte tradition de libre-commerce appliquent des dispositifs permettant un meilleur cadrage du développement commercial périphérique. Dans certains cas, des contentieux sont engagés au niveau européen mais les autorités concernées défendent vigoureusement leur approche (visant à préserver le commerce de centre-ville) à leurs yeux compatible avec le droit européen, notamment les principes de libre concurrence . » 34 ( * ) Les pays étudiés par la mission CGEDD-IGF sont, en particulier, l'Allemagne, le Royaume-Uni, et les Pays-Bas 35 ( * ) .

La législation allemande sur l'urbanisme , par exemple, est centrée sur les intérêts des centres-villes et impose notamment l'implantation de grandes surfaces exclusivement dans les zones spéciales situées au sein ou au bord d'un centre commercial déjà existant, intégrées aux réseaux de transports publics ou situées au sein d'un nouvel espace à vocation mixte prévu pour l'approvisionnement de nouveaux habitats. Mais l'autorisation d'implantation dans une telle zone est conditionnée aux conclusions positives d'une étude d'impact et prend en compte :

- les risques que l'implantation fait courir aux espaces commerciaux existants sur son périmètre, en particulier pour le commerce de proximité ;

- l'impact sur la saturation du réseau de voirie ou des espaces de stationnement existants ;

- les effets « considérables » sur l'environnement, avec comme objectif la préservation des espaces ruraux.

Le Royaume-Uni procède lui par un Sequential test , institué par le National Planning Policy Framework, qui oblige les projets d'implantation locale à passer une série de tests avant finalisation. Il s'agit de garantir que l'unité commerciale en question sera implantée au meilleur endroit possible, étant entendu que les centres-villes bénéficient d'une priorité. Ainsi, l'implantation sera d'abord envisagée en centre-ville et c'est seulement si les espaces disponibles dans ce cadre ne conviennent pas qu'une implantation en périphérie pourra être envisagée. Dans ce cas, le Sequential test est complété par un Impact test dont l'objet est d'évaluer les impacts négatifs potentiels du projet sur les équilibres locaux à 5 ou 10 ans.

4. Remettre en cause les dispositions de la loi de modernisation de l'économie relatives à l'urbanisme commercial ?

Dans leur rapport, et encore plus nettement lors de leur audition au Sénat, les membres de la mission CGEDD-IGF ont souligné la spécificité de la traduction en France de la directive dite « services » 36 ( * ) , dont l'objet est de « faciliter l'exercice de la liberté d'établissement des prestataires ainsi que la libre circulation des services », spécificité qui peut être analysée, aux yeux de vos rapporteurs, comme un cas de surtransposition d'une directive européenne .

L'article 14 de cette directive mentionne, à son 5°, parmi les « exigences interdites » aux États-membres en matière d'autorisation de fournitures de services, donc d'activités commerciales, « l'application au cas par cas d'un test économique consistant à subordonner l'octroi de l'autorisation à la preuve de l'existence d'un besoin économique ou d'une demande du marché, à évaluer les effets économiques potentiels ou actuels de l'activité ou à évaluer l'adéquation de l'activité avec les objectifs de programmation économique fixés par l'autorité compétente; cette interdiction ne concerne pas les exigences en matière de programmation qui ne poursuivent pas des objectifs de nature économique mais relèvent de raisons impérieuses d'intérêt général ».

La France en a tiré les conséquences à sa façon en réformant le droit de l'urbanisme commercial par la loi du 4 août 2008 de modernisation de l'économie dite « LME ». Ce texte limite considérablement le champ de la régulation des implantations commerciales en relevant les seuils de saisine des commissions départementales d'aménagement commercial (CDAC) de 300 à 1 000 m 2 et en supprimant des critères à prendre en compte par lesdites CDAC l'impact économique du projet d'implantation.

En 2008, les seuls critères à prendre en compte par les CDAC étaient ainsi ramenés au nombre de cinq :


• En matière d' aménagement du territoire :

1)  L'effet sur l'animation de la vie urbaine, rurale et de montagne ;

2)  L'effet du projet sur les flux de transport ;

3)  Les effets découlant des procédures relatives aux opérations programmées d'amélioration de l'habitat et aux zones d'aménagement concerté.


• En matière de développement durable :

4)  La qualité environnementale du projet ;

5)  Son insertion dans les réseaux de transports collectifs.

On le voit, toute référence à un critère économique, était gommée pour se « conformer » à la lecture d'alors de la directive par la France. Il en résultait l'impossibilité juridique pour une commission départementale d'aménagement commercial (CDAC) d'apprécier un projet au regard de son impact économique sur les commerces de centre-ville.

Depuis 2008, le texte a évolué et la loi « ACTPE » de 2014, en particulier, a complété les cinq critères d'origine. Désormais, les CDAC doivent se pencher sur douze critères. Parmi les éléments nouveaux introduits par la loi en 2014, on relève, à l'initiative du Gouvernement d'alors, « La contribution du projet à la revitalisation du tissu commercial, notamment par la modernisation des équipements commerciaux existants et la préservation des centres urbains ». Il va de soi, cependant, que l'impact de cette disposition récente est encore difficile à apprécier. Par ailleurs, sa rédaction peut être discutée.

On relèvera ainsi, par exemple, que la Cour administrative d'appel de Nantes a annulé une autorisation délivrée par la CNAC pour un supermarché d'une surface de vente de 2 193,42 m² et un point de retrait automobile ( drive ) sur le territoire de la commune de Saint-Germain-du-Puy (Cher) au motif que, compte tenu des autorisations précédemment délivrées et de la baisse de la démographie dans la zone de chalandise concernée, ce projet était susceptible « de détourner la clientèle du centre-ville de Bourges et de nuire ainsi à l'animation urbaine de celui-ci en renforçant la zone périphérique » 37 ( * ) . La cour n'a cependant pas usé du nouveau critère lié à la revitalisation du tissu commercial mais celui de l'animation de la vie urbaine. Au contraire même, la décision laisse penser que l'objectif de « revitalisation », tel qu'inscrit dans la loi, aurait pu être utilisé au profit, non du centre-ville, mais d'une zone d'activité périphérique, s'agissant d'un projet visant à combler une friche commerciale.

Les critères que peuvent prendre en compte les CDAC
pour délivrer une autorisation d'aménagement commercial
(Article L.752-6 du code de commerce)


• En matière d' aménagement du territoire :

1. La localisation du projet et son intégration urbaine ;

2. La consommation économe de l'espace, notamment en termes de stationnement ;

3. L'effet sur l'animation de la vie urbaine, rurale et dans les zones de montagne et du littoral ;

4. L'effet du projet sur les flux de transports ;


• En matière de développement durable :

5. La qualité environnementale du projet (performance énergétique, énergies renouvelables, matériaux ou procédés écoresponsables, imperméabilisation des sols, préservation de l'environnement) ;

6. L'insertion paysagère et architecturale du projet ;

7. Les nuisances de toute nature ;


• En matière de protection des consommateurs :

8. L'accessibilité ;

9. La contribution du projet à la revitalisation du tissu commercial, notamment par la modernisation des équipements commerciaux existants et la préservation des centres urbains ;

10. La variété de l'offre proposée par le projet ;

11. Les risques naturels, miniers et autres ;

12. « À titre accessoire », la contribution du projet en matière sociale.

La LME a aussi eu pour impact le fait que les projets d'implantations commerciales d'une superficie inférieure à 1000 m 2 n'avaient plus à être connus des CDAC. Ils ont ainsi largement disparu des statistiques disponibles, ce qui a d'ailleurs pu donner, à tort, l'impression d'une accalmie de l'emballement des surfaces commerciales. Par ailleurs, des témoignages nombreux font état de la multiplication d'agrandissements de grandes surfaces d'une taille juste inférieure à la limite des 1000 m 2 . 38 ( * )

Au niveau européen, des contentieux sont en cours, des pays comme l`Allemagne ou les Pays-Bas souhaitant maintenir leurs législations protectrices des commerces de centres-villes alors que la Commission européenne, se fondant notamment sur la directive services et sur le principe de liberté du commerce inscrit dans les traités, souhaite les remettre en cause.

Néanmoins, les auteurs du rapport CGEDD-IGF ont fait valoir, lors de leur audition, d'une part, que les autorités des pays concernés ne semblaient pas disposées à renoncer à leur législation et la considéraient compatibles avec le droit européen et notamment le principe de libre concurrence et, d'autre part, que la Commission semblait soucieuse de ne pas brusquer les choses. Dès lors, ils ont estimé possible de remodeler la loi pour que soit mieux prise en compte la situation des centres-villes et centres-bourgs, à condition que cette situation soit établie comme l'une des « raisons impérieuses d'intérêt général » qui peuvent justifier, selon la directive, la prise en compte de l'impact économique d'une implantation.


* 33 Palmarès Procos des centres-villes commerçants, janvier 2017.

* 34 Rapport CGEDD-IGF sur « La revitalisation commerciale des centres-villes », juillet 2016, p. 34.

* 35 Sont par ailleurs examinés la Belgique, l'Italie, l'Espagne, le Canada.

* 36 Directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur.

* 37 Cour administrative d'appel de Nantes, n°15NT01757, lecture du mardi 11 avril 2017.

* 38 Voir notamment « Leroy Merlin : quand le juriste crée de la valeur dans l'entreprise », http://legalstrategy.canalblog.com/archives/2010/10/04/19208450.html. Dans son rapport de février 2010, la commission des Affaires économiques de l'Assemblée nationale s'en était étonné, cf. Rapport d'information déposé par la commission des affaires économiques sur la mise en application de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie, (2010-2011) n° 2312, 18 février 2010.

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