N° 449

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2017-2018

Enregistré à la Présidence du Sénat le 18 avril 2018

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la mission d'information sur Alstom et la stratégie industrielle du pays (1) relatif à Alstom ,

Par M. Martial BOURQUIN,

Sénateur

(1) Cette mission d'information est composée de : M. Alain Chatillon , président ; M. Martial Bourquin, rapporteur ; MM. Pascal Allizard, Jacques Bigot, Fabien Gay, Claude Kern, Franck Menonville, Didier Rambaud, Dany Wattebled , vice-présidents ; Mme Viviane Artigalas, MM. Jean-Pierre Corbisez, René Danesi, Gilbert-Luc Devinaz, Alain Joyandet, Mme Fabienne Keller, MM. Guy-Dominique Kennel, Daniel Laurent, Mme Valérie Létard, MM. Jean-François Longeot, Frédéric Marchand, Franck Montaugé, Cyril Pellevat, Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, M. Cédric Perrin, Mme Sophie Primas, M. Michel Savin, Mme Michèle Vullien.

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

1990 : la Compagnie générale d'Électricité (CGE), qui deviendra en 1991 « Alcatel-Alsthom », est présente dans le secteur des équipements et des services de production et de distribution d'énergie, des équipements et des services ferroviaires et dans celui des chantiers navals. Il comprend également des activités dans le domaine des télécommunications, des câbles, des batteries, de l'ingénierie électrique à destination des entreprises, et même des multimédias et de la presse.

2018 : les restes du groupe Alstom, réduit au seul secteur ferroviaire depuis la vente de son activité « Énergie » en 2014 à General Electric, auxquels sont apportés les actifs « Mobility » du groupe Siemens, font l'objet d'une prise de contrôle par le groupe allemand, qui en devient l'actionnaire majoritaire.

Cette dernière opération marque la fin d'une évolution en trois actes.

En trente ans, un conglomérat industriel puissant, à capitaux majoritairement nationaux, a laissé place à plusieurs activités exercées par des single players dont nombre sont aujourd'hui dirigés par des intérêts étrangers. Cette évolution est symptomatique de la mutation de l'industrie française, qui a vu certains des groupes qui constituaient le socle de sa puissance industrielle démantelés et vendus à la découpe, le plus souvent à des acteurs industriels ou financiers étrangers. Cette situation n'est sans doute pas étrangère au manque de compétitivité de notre industrie, à raison tant des choix de politiques publiques opérés en France depuis une vingtaine d'années que d'une exacerbation de la concurrence internationale.

*

L'annonce en septembre 2017 du rapprochement d'Alstom et de la branche « Mobility » du groupe allemand Siemens a conduit le groupe socialiste et républicain à exercer le droit reconnu à chaque groupe politique du Sénat, en application de l'article 6 bis du Règlement de notre assemblée, en sollicitant la création d'une mission d'information destinée à examiner la raison d'être et les conditions du rapprochement de deux acteurs ferroviaires majeurs du marché européen et mondial dans une entité juridique à capitaux majoritairement allemands .

Cette annonce de ce qui est souvent présenté de manière très discutable comme un « mariage entre égaux » devait elle-même être replacée dans le contexte général de la stratégie industrielle suivie par les pouvoirs publics, et singulièrement par l'État. Certes, le mouvement à l'oeuvre avec Alstom n'est pas propre à la France ; d'autres États, notamment européens, le connaissent également. Mais la situation de la France est paradoxale : elle présente souvent une attitude favorable à l'interventionnisme étatique, tout en n'étant pas en mesure ou en s'interdisant volontairement d'utiliser la pleine palette des instruments et des leviers susceptibles d'être actionnés pour accomplir certains objectifs de politique industrielle.

En 2011, déjà à l'initiative du groupe socialiste et républicain, le Sénat s'était penché, sur le rapport d'Alain Chatillon et sous la présidence de Martial Bourquin, sur la politique industrielle de notre pays et s'était interrogé, au coeur de la crise économique, sur les moyens de peser effectivement dans le maintien en France des centres de décision et des sites de production industriels. 1 ( * ) En 2018, la situation conjoncturelle de l'économie, tant au plan national qu'international, s'est sans doute améliorée mais la position de notre industrie suscite encore bien des inquiétudes, et sur certains points sans doute plus encore qu'alors. Les principaux indicateurs semblent désormais plus favorables et laissent à penser que notre économie est à nouveau sur le chemin de la croissance. Mais l'environnement très concurrentiel au plan mondial et l'irruption du numérique tant dans les processus de production que dans les produits eux-mêmes créent une situation tout-à-fait inédite. Face à cela, il est de la responsabilité des pouvoirs publics de disposer d'une stratégie pertinente et à long terme.

Aussi l'objet de la mission d'information a-t-il été, dès le départ, au-delà du seul dossier Alstom, de s'interroger également sur les orientations à donner à la stratégie industrielle des pouvoirs publics pour faire face aux défis considérables auxquels notre pays est aujourd'hui confronté .

La Conférence des Présidents du 8 novembre 2017 a pris acte de la demande de création de cette mission. Lors de sa séance du 22 novembre 2017, le Sénat a, en conséquence, désigné ses vingt-sept membres à la proportionnelle des groupes. La mission s'est constituée le 29 novembre 2017 et a élu notre collègue Alain Chatillon à sa présidence, la responsabilité d'en établir le rapport ayant été dévolue, conformément à la demande du groupe socialiste et républicain, à votre rapporteur, Martial Bourquin.

*

Sous l'impulsion de votre président et de votre rapporteur, la mission d'information a engagé ses travaux d'auditions dès décembre 2017 et effectué plusieurs déplacements - en France et en Allemagne - afin de rassembler l'information nécessaire et d'échanger avec les différentes parties prenantes de l'industrie pour parvenir à des propositions d'évolution aussi concrètes que possible.

La mission a néanmoins décidé de procéder en deux temps dans la restitution de ses travaux et dans son rôle de proposition, investissant en premier lieu le dossier Alstom .

Pour des raisons de calendrier propres à l'opération de rapprochement avec Siemens, il est en effet apparu que la mission devait pouvoir rapidement, d'une part clarifier le contexte dans lequel cette opération a été envisagée et menée , et d'autre part en évaluer les incidences en termes de politique industrielle .

Tel est l'objet du premier volume du rapport de la mission. 2 ( * )

*

Au terme de ses travaux sur l'évolution d'Alstom, votre mission estime que le principe même d'un rapprochement entre deux acteurs européens majeurs du secteur ferroviaire a tout son sens d'un point de vue économique. La nécessité de disposer aujourd'hui d'une taille critique, dans un marché ferroviaire devenu mondial et livré à l'ambition de groupes non européens ayant un pouvoir de marché potentiellement considérable, justifie sans conteste la volonté de constituer un acteur majeur, susceptible de peser au niveau mondial. Dès lors, la volonté émise par deux groupes, certes jusqu'alors en position de concurrence mais bénéficiant de complémentarités indéniables, de regrouper leurs activités ne saurait être condamnée en elle-même.

Toutefois, votre mission d'information a souhaité s'assurer que ces stratégies d'entreprises, si cohérentes et respectables soient-elles, ne préjudicient pas aux intérêts industriels de notre pays . Or, la prise de contrôle des organes délibérant - l'assemblée générale - et de direction - le conseil d'administration - d'Alstom par un investisseur étranger ne peut que susciter un sentiment d'appréhension .

Certes, la mission a reçu, au cours de ses travaux et déplacements, des assurances tant du groupe Alstom, représenté par son président-directeur général et plusieurs de ses cadres dirigeants, que du groupe Siemens - notamment à l'occasion d'un échange à Munich avec l'un des membres de son conseil d'administration - de l'absence de toute volonté de mettre à mal l'appareil industriel exceptionnel du groupe Alstom. De même, le Gouvernement, tant au niveau politique - par la voix notamment du ministre de l'économie et des finances - qu'au niveau administratif, s'est montré résolument optimiste sur les incidences de ce rapprochement pour notre pays.

Il n'en demeure pas moins que, dans tout rapprochement d'entreprises, et sans doute plus encore dans le domaine industriel, les synergies et les gains attendus s'effectuent pour partie par des restructurations destinées à réaliser des économies d'échelle et à supprimer d'inévitables doublons d'activités. Dans un groupe d'origine binational comme le sera le groupe Siemens-Alstom, ces restructurations ne sauraient toutefois porter prioritairement sur la partie française . Alstom n'est pas seulement un acteur industriel historique majeur employant 8 500 personnes en France ; fort de ses douze sites répartis à travers nos territoires, il est aussi un élément fort du maillage industriel de notre pays, avec 4 500 fournisseurs représentant près de 27 000 emplois.

Votre mission d'information entend donc peser pour que la réalisation de ce rapprochement ne se traduise pas, à moyen terme, par un délaissement de certains sites français qui conduirait, à plus longue échéance, à un démantèlement de notre filière ferroviaire.

Certes, il ressort des travaux de la mission que des garanties ont été données par les parties intéressées, pendant une durée de quatre années à compter de la réalisation de l'opération, sur certains éléments relatifs à la gouvernance et à la stabilité des sites et des effectifs en France. Indéniablement, ces garanties ont été apportées à l'instigation de l'État, exerçant alors les prérogatives de premier actionnaire du groupe Alstom, compte tenu du prêt d'actions dont il bénéficiait de la part du groupe Bouygues, premier actionnaire d'Alstom. Votre mission ne peut cependant que regretter qu'il n'ait pas été plus loin dans la protection des intérêts d'Alstom en France .

L'État semble en effet avoir pris le parti de soutenir une opération capitalistique favorable à Siemens en misant sur l'effet d'entraînement à long terme qu'il pourrait induire pour l'industrie ferroviaire française et en souhaitant écarter définitivement les craintes d'un rapprochement entre Siemens et Bombardier qui aurait laissé Alstom seul, sans taille critique, pour affronter la concurrence mondiale.

Mais il y a tout lieu de se demander si ce pari sur l'avenir n'aurait pas dû être assorti de garanties plus importantes pour le maintien de l'activité en France , alors même que dans les cinq prochaines années, c'est la commande publique française qui, pour l'essentiel, fera vivre le nouveau groupe et que Siemens prendra le contrôle de cette entité dotée d'une trésorerie potentiellement excellente 3 ( * ) sans lui-même apporter aucun argent frais. À cet égard, votre mission ne peut que constater que le niveau des garanties négociées apparaît moindre que celui que l'État avait obtenu en 2014 lors du rachat de la branche énergie d'Alstom par le groupe General Electric, même si ce choix industriel était en lui-même très contestable...

*

Au terme de quatre mois de travaux, votre mission d'information estime que la stratégie du Gouvernement dans cette opération est discutable, tant il semble n'avoir pas cherché à rééquilibrer, en faveur des intérêts français, l'accord intervenu entre les directions d'Alstom et de Siemens .

Si la présence de l'État au capital ou le maintien de l'exercice des droits de votes dont il disposait dans le cadre de l'accord conclu avec Bouygues aurait certainement empêché le rapprochement lui-même compte du refus de Siemens de voir l'État au capital de l'entreprise, d'autres garanties auraient pu être envisagées pour assurer davantage la pérennité de l'outil de production en France . Faut-il voir dans cette absence une vision à trop court terme du Gouvernement, ou une insuffisante prise en compte par l'administration chargée de conduire les négociations au nom de l'État des enjeux plus globaux de politique industrielle ?

En tout état de cause, mise devant le fait accompli, la représentation nationale ne peut que souhaiter que l'essentiel de la force de travail ainsi que de la capacité d'innovation et de production d'Alstom, de même que celles de ses sous-traitants, soit préservé en France au-delà de la seule échéance de quatre ans.

Votre mission d'information formule dans cette perspective des propositions destinées à accompagner la mutation annoncée du groupe Alstom et à limiter les conséquences potentiellement néfastes qu'elle serait susceptible d'engendrer.


* 1 Rapport d'information n° 403 (2010-2011, Sénat), de M. Alain Chatillon, fait au nom de la mission commune d'information sur la désindustrialisation des territoires, 5 avril 2011.

* 2 Un second volume, qui sera publié en juin prochain, permettra, au regard de l'exemple Alstom et du contexte général de l'industrie française, de formuler des recommandations plus globales en matière de politique industrielle.

* 3 En raison du produit de la vente annoncée des parts détenues par Alstom dans les trois co-entreprises créées en 2014 avec General Electric.

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