B. LA PRISE DE CONTRÔLE D'ALSTOM PAR SIEMENS

Le 26 septembre 2017, Siemens et Alstom ont annoncé la signature d'un protocole d'accord visant à rapprocher leurs activités ferroviaires.

1. Un montage juridique et financier qui correspond à une prise de contrôle
a) Un schéma de rapprochement à deux niveaux

La transaction prendra la forme d'un apport en nature à Alstom de l'activité Mobility de Siemens contre des actions nouvellement émises d'Alstom . La branche Mobility de Siemens sera donc intégrée dans le groupe français Alstom, qui devient « Siemens-Alstom ».

Toutefois, cette absorption de Siemens Mobility par Alstom se double d'une prise de contrôle de la nouvelle société « Siemens-Alstom » par la maison mère de Siemens .

Cette dernière recevra en effet immédiatement des actions nouvellement émises par l'entreprise combinée de manière à disposer de 50 % du capital de la nouvelle société ferroviaire. Siemens recevra par ailleurs des bons de souscription d'actions lui permettant d'acquérir des actions représentant 2 % du capital d'Alstom-Siemens - bons qui pourront être exercés au plus tôt quatre ans après la clôture de la transaction. L'accord donne ainsi à Siemens la possibilité de monter à 52 % du capital dans 4 ans. Dans l'intervalle, Siemens pourra toutefois dépasser le seuil des 50 % et être majoritaire dans le capital, puisque le communiqué évoque « les engagements de Siemens incluant un standstill à 50,5 % du capital d'Alstom pour une période de 4 ans après la réalisation de l'opération ».

Lors de son entretien au siège de Siemens AG à Munich avec la délégation de votre mission d'information, Roland Busch, Chief Technology Officer et membre du directoire cette société, a indiqué qu'une approche purement capitalistique aurait conduit à un rapport en capital de 60 % pour Siemens et de 40 % sur Alstom, mais que la recherche d'une structure plus équilibrée avait permis de compenser ce déséquilibre grâce à des jeux comptables pour aboutir à une prépondérance actionnariale moins forte de Siemens.

Il n'en demeure pas moins qu'au-delà de la rhétorique du « mariage entre égaux », qui a été au coeur de la communication des deux groupes et du Gouvernement français au moment de l'annonce du rapprochement, le montage envisagé correspond sans ambiguïté à une prise de contrôle majoritaire d'Alstom par le conglomérat Siemens .

b) Une gouvernance qui reflète le poids prépondérant de Siemens dans le capital de la future société « Siemens-Alstom »

Le conseil d'administration de Siemens-Alstom sera composé de onze membres et comprendra six administrateurs désignés par Siemens - dont le président du conseil - quatre administrateurs indépendants ainsi que le Chief executive officer (CEO).

Il en résulte que Siemens sera en position de majorité absolue dans le principal organe de direction et sera ainsi en mesure de déterminer les orientations stratégiques de la société . Cette situation s'inscrit logiquement dans la détention majoritaire du capital de la société par le groupe allemand.

Le rôle du conseil d'administration d'une société anonyme

Aux termes des articles L. 225-35 et suivants du code de commerce, le conseil d'administration détermine les orientations de l'activité de la société et veille à leur mise en oeuvre . Sous réserve des pouvoirs expressément attribués aux assemblées d'actionnaires et dans la limite de l'objet social, il se saisit de toute question intéressant la bonne marche de la société et règle par ses délibérations les affaires la concernant.

Ces dispositions législatives permettent ainsi au conseil d'administration :

- de définir la stratégie de la société ;

- de choisir le mode d'organisation de la société (présidence dissociée ou non) et de nommer, selon le cas, le président-directeur général ou le président et le directeur général ;

- de contrôler la direction générale en s'assurant que ses choix stratégiques sont bien mis en oeuvre ;

- de veiller à la qualité de l'information fournie aux actionnaires et aux marchés à travers l'établissement des comptes annuels ou à l'occasion d'opérations importantes.

Ainsi que l'a souligné également Roland Busch aux membres de la délégation, la volonté de préserver un certain équilibre entre ce qu'il a qualifié de « partenaires égaux » et « d'icônes industrielles nationales » a conduit à prendre des engagements en termes de gouvernance et d'implantations .

Ainsi, le 23 mars 2018, les deux groupes ont annoncé que Roland Busch, occuperait la présidence de l'entité, tandis qu'Henri Poupart-Lafarge, PDG d'Alstom depuis le 1 er février 2016, continuerait, au moins provisoirement, à diriger l'entreprise en tant que CEO, membre du conseil.

En outre, le siège mondial du groupe et l'équipe de direction de l'activité « Matériel Roulant » seront localisés en région parisienne et la nouvelle entité restera cotée en France. Le siège de l'activité « Mobility Solutions », stratégique dans un contexte de digitalisation des activités ferroviaires, sera en revanche localisé à Berlin.

c) Les autres clauses financières de l'accord

Le communiqué du 26 septembre 2017 publié par Alstom et Siemens donne par ailleurs quelques indications supplémentaires qui précisent les contours de l'opération capitalistique.

Il indique que :

- Bouygues, actuel actionnaire de référence d'Alstom, soutient pleinement l'opération et votera en faveur de l'opération au conseil d'administration d'Alstom et à l'assemblée générale extraordinaire décidant de la transaction ;

- les actionnaires d'Alstom à la clôture du jour précédant la date du closing recevront deux dividendes spéciaux : une prime de contrôle de 4 euros par action (soit un total de 0,9 Md€) payée rapidement après la réalisation de l'opération et un dividende extraordinaire d'un montant maximum de 4 euros par action (soit un total de 0,9 Md€) payé par le produit des options de vente d'Alstom dans les co-entreprises avec General Electric, sous réserve de la situation de trésorerie d'Alstom. Compte tenu de son poids dans le capital d'Alstom, Bouygues pourrait ainsi toucher quelque 500 M€ dans l'opération ;

- si Alstom décidait de ne pas poursuivre l'opération, elle devrait payer une indemnité de rupture de 140 M€.

Une opération financière favorable pour Bouygues

Comme on l'a indiqué précédemment, le groupe Bouygues a investi 3,7 Md€ dans Alstom entre 2006 et 2014.

Sur cette période, il a perçu 500 M€ de dividendes.

Après la vente de la branche « Power » à GE, Alstom a reversé une partie du produit de la cession à ses actionnaires (3,2 Md€ au total). Bouygues, qui détenait 28 % du capital, a donc perçu près de 900 M€.

Le rapprochement avec Siemens doit par ailleurs donner lieu à un versement exceptionnel qui rapportera encore 500 M€ à Bouygues.

Enfin, si Bouygues achève son retrait complet du capital d'Alstom après la prise de contrôle de Siemens, il percevra une somme qui dépendra des conditions de marché au moment de la vente. Bouygues étant un actionnaire patient et le rapprochement avec Siemens devant dynamiser la valeur du titre, il est peu probable que ce désengagement final se fasse à perte. Dans l'hypothèse où la vente de ses 62 millions de titres se ferait au cours actuel de 35,8 €, la participation dans Alstom lui rapporterait 2,2 Md€.

La somme algébrique des gains et des pertes depuis 2016 ne prend pas en compte les mécanismes d'actualisation financière et constitue donc un calcul approximatif du bilan financier pour Bouygues. Elle a néanmoins l'intérêt de faire apparaître un ordre de grandeur des gains réalisés : environ 400 M€ au final . Compte tenu de la situation financière délicate d'Alstom au début des années 2010, c'est un résultat très convenable. Il est vraisemblable que le groupe Bouygues a largement bénéficié du démantèlement d'Alstom et a soutenu les opérations avec GE et Siemens.

d) Un calendrier jalonné par certaines formalités obligatoires

Le projet de rapprochement devait être soumis, pour avis, aux organisations syndicales d'Alstom, en application de la législation française.

Le 8 février 2018, les élus du comité de groupe européen d'Alstom ne se sont pas opposés au rapprochement, mais ont marqué leur manque d'enthousiasme, sinon leur méfiance , devant le projet, puisque six de ses membres se sont abstenus, cinq ont voté contre et seulement deux pour.

Le 15 février 2018, le comité central d'entreprise d'Alstom France a rendu un avis unanimement défavorable . Les syndicats CFDT, CFE-CGC, CGT et Force ouvrière ont par ailleurs demandé à la direction d'Alstom de se retirer du projet de prise de contrôle d'Alstom par Siemens.

La transaction est également soumise certaines autorisations administratives, à savoir :

- l'autorisation de l'État français au titre du contrôle sur les investissements étrangers en France en application du décret dit Montebourg de mai 2014. Sa délivrance ne devrait pas poser de difficultés dans la mesure où l'État français a été associé aux négociations en amont et a posé des conditions qui figurent dans une lettre d'engagement de Siemens auprès du ministre de l'économie et des finances ;

- la décision des autorités européennes de régulation de la concurrence au titre du contrôle des concentrations . Si la concentration ne pose pas de difficultés au regard du droit européen de la concurrence, l'accord pourrait être donné rapidement (dans un délai d'un mois après la notification formelle de la Commission européenne). Si une étude approfondie par les services de la Commission était nécessaire, le délai pourrait être allongé de six mois.

À la date de rédaction du présent rapport, aucune de ces deux procédures n'avaient encore été formellement notifiée aux autorités administratives compétentes. L'opération devrait être réalisée à la fin de l'année civile 2018.

2. Un rapprochement qui peut se justifier sur le plan stratégique
a) Un scénario catastrophe évité : celui de la marginalisation d'Alstom

Dans l'inévitable consolidation du marché ferroviaire, trois mariages étaient possibles : celui entre Alstom et Siemens, celui entre Alstom et Bombardier et celui entre Siemens et Bombardier.

Ce dernier cas de figure aurait été catastrophique pour Alstom, puisque le groupe français se serait retrouvé seul en concurrence avec deux géants du ferroviaire, CRRC et Siemens-Bombardier.

Le deuxième cas aurait vraisemblablement eu un impact fortement négatif sur l'emploi et les sites d'Alstom compte tenu d'une complémentarité moindre entre Bombardier et Alstom qu'entre Alstom et Siemens. Par ailleurs, Bombardier étant moins avancé que Siemens dans le domaine de la signalisation et du digital, Alstom n'aurait pas bénéficié des mêmes effets de montée en gamme en se mariant avec Bombardier.

Finalement, le mariage entre Alstom et Siemens était sans doute la meilleure des solutions possibles pour Alstom, mais aussi pour Siemens . Si le groupe allemand, qui était en discussion avancée avec Bombardier, a finalement préféré l'alliance avec le groupe français, c'est que cela correspondait mieux à ses intérêts (notamment parce qu'Alstom est un acteur industriel et commercial plus globalisé que Siemens Mobility sur le plan commercial).

Le groupe Siemens et sa branche Siemens Mobility

Le groupe allemand Siemens AG, basé à Berlin et à Munich, est un conglomérat actif dans les secteurs de l'industrie, de l'énergie, de la santé, des technologies du bâtiment et de la mobilité. Siemens et ses filiales emploient quelque 376 000 personnes dans le monde et ont réalisé en 2017 un chiffre d'affaires global de 83 milliards d'euros.

La filiale Siemens Mobility conçoit et produit du matériel roulant (locomotives, trains, trains à grande vitesse, métros, tramways), des systèmes de signalisation, d'automatismes d'aide à la conduite, des systèmes intelligents de régulation du trafic ainsi que des technologies de développement des infrastructures pour l'électromobilité.

Elle a réalisé en 2017 un chiffre d'affaires de 8,1 milliards d'euros, à comparer avec le chiffres d'affaires de 7,3 milliards d'euros réalisé par Alstom en 2016. Elle emploie environ 28 400 personnes dans le monde, dont 11 000 en Allemagne et 500 en France. À noter que son centre de compétences mondial pour les métros entièrement automatiques est situé à Châtillon dans les Hauts-de-Seine et que le siège mondial de son activité Val, Airval et Cityval se trouve à Toulouse.

Roland Busch a ainsi estimé au cours de son entretien à Munich que le rapprochement assurait une gamme de produits combinés forte, des possibilités d'innovation importantes et une taille critique à long terme, faisant de l'entité Siemens-Alstom un acteur de premier plan dans la compétition mondiale.

b) Une nouvelle entité armée pour faire face à la compétition mondiale

Du fait même de sa taille, la nouvelle entité issue de la fusion sera un acteur structurant du marché ferroviaire , en mesure de faire face aux deux principaux défis de l'industrie ferroviaire, à savoir l'émergence d'un acteur dominant en Asie et la digitalisation de la mobilité. Siemens-Alstom regroupera plus de 62 000 salariés, sera présente dans plus de 60 pays et bénéficiera d'un carnet de commandes dépassant 61 Md€ (soit plus de deux fois celui du géant chinois CRRC), ainsi que d'un chiffre d'affaires supérieur à 15 Md€ (soit environ 15% du marché mondial).

En allant plus loin dans l'analyse économique, il semble que la nouvelle entité devrait bénéficier de gains compétitifs permis par :

- des réductions de coûts liées à la mise en place de plateformes communes sur l'ensemble de la gamme produits . Par exemple, dans le cas des trains à grande vitesse, Henri Poupart-Lafarge, président-directeur général d'Alstom, a indiqué devant le Sénat : « Nous conserverons les deux modèles [ français et allemand ], mais nous les produirons sur la même plateforme, en utilisant les mêmes gammes de moteurs, les mêmes gammes de freins ou d'air conditionné, les mêmes dessins en engineering. (...) L'objectif sera donc de fabriquer les trains de la même manière et avec les mêmes composants de base dans les usines d'Alstom et de Siemens. Nous le faisons déjà sur nos sites en Italie où nous développons le Pendolino, adapté au marché italien, en uniformisant les méthodes de développement avec celles de nos sites français . » 48 ( * ) ;

- une capacité d'innovation accrue : « La combinaison des savoir-faire et de la puissance d'innovation des deux entreprises permettra de lancer des programmes d'innovation clés » 49 ( * ) . À cet égard, il faut souligner le caractère imprévisible des évolutions technologiques dans le domaine ferroviaire. On ne connaît pas aujourd'hui les technologies qui seront économiquement gagnantes dans le futur. C'est pourquoi il faut investir dans l'ensemble des solutions envisageables, ce qui demande un budget et des ressources humaines considérables en matière de R&D. En alliant leurs ressources dans ce domaine, Siemens et Alstom peuvent couvrir un plus grand nombre de créneaux technologiques et ainsi maximiser leurs chances de maîtriser les technologies gagnantes. Comme l'a souligné Henri Poupart-Lafarge devant la mission, « Personne ne peut prévoir la solution qui émergera. (...) Dans le domaine du transport, nous ne savons pas encore. Nous savons seulement que la solution sera électrique, pour des raisons environnementales, soit de bout en bout, soit avec une solution intermédiaire, comme l'hydrogène. Nous travaillons d'ailleurs sur l'autoroute électrique. La solution sera également partagée, parce que c'est le seul moyen d'optimiser des infrastructures extrêmement chères et sous-utilisées. » 50 ( * ) Par ailleurs, en tant que leader technologique du marché, Siemens-Alstom pourra se positionner sur des marchés plus rentables et imposer plus facilement les normes techniques qui structureront le marché ;

- la mise en synergie des atouts des deux groupes dans les domaines commercial, digital et financier . Selon Henri Poupart-Lafarge, « les gammes et les pays d'intervention des deux entreprises sont légèrement différents, tout comme leurs compétences respectives ; Siemens Mobility est plus avancé dans la digitalisation, Alstom plus mondialisé. (...) Maîtrisant les technologies digitales, Siemens donnera à Alstom accès à des outils de fabrication et d'ingénierie qui lui permettront d'enrichir son offre sur plusieurs segments, notamment dans le domaine des automatismes, puisque Siemens est en réalité une sorte de grande boîte de logiciels. (...) La nouvelle configuration nous donnera une plus grande puissance financière : c'est un avantage pour Alstom d'avoir accès à SFS, la banque interne de Siemens, pour financer les très grands projets » 51 ( * ) .

3. Mais des inquiétudes fortes concernant l'impact sur l'emploi dans les sites de production d'Alstom
a) Des syndicats inquiets pour l'emploi

Les syndicats, et notamment les syndicats français, ne sont pas opposés par principe au rapprochement entre Alstom et Siemens Mobility . Ils savent que la pire situation pour les emplois et les sites de production d'Alstom aurait été celle où Alstom aurait dû faire face, seul, à la concurrence de CRRC et à celle d'une entité issue du rapprochement entre Siemens et Bombardier. Ils savent également que les complémentarités entre Alstom et Siemens sont plus importantes que celles existant entre Alstom et Bombardier. Ils mesurent enfin les gains de compétitivité dont bénéficiera la future entreprise.

Ce soutien de principe à un rapprochement entre Alstom et Siemens n'empêche cependant pas que s'expriment, dans notre pays, de vives inquiétudes liées aux modalités capitalistiques de l'absorption d'Alstom et aux choix de gestion qui pourraient en découler. Le fait que le rapprochement entre Alstom et Siemens crée globalement une situation plus favorable à l'emploi que tout autre solution alternative n'évacue en effet pas la question de la répartition des créations, des destructions ou des maintiens de postes entre les sites de la future entité . Le fait que Siemens-Alstom soit gagnante n'implique pas que tous les emplois et les sites d'Alstom le soient aussi.

On peut rappeler à cet égard que le communiqué de presse du 26 septembre 2017 publié par Alstom et Siemens évoquait « des synergies annuelles de 470 millions d'euros (...) attendues au plus tard quatre ans après la réalisation de l'opération ». Si on ne sait pas précisément comment ce chiffre a été calculé, il est évident toutefois que des économies seront réalisées sur les fonctions administratives support, mais également sur certains sites de fabrication de composants du fait du développement de plateformes communes sur l'ensemble de la gamme de produits d'Alstom et de Siemens. Si, par ailleurs, certains produits fabriqués par Alstom sont abandonnés au profit de ceux fabriqués par Siemens, ou inversement, l'impact sur l'emploi sera encore accentué.

On peut s'interroger en particulier sur l'avenir des activités digitales d'Alstom. La signalisation représente aujourd'hui 20 % du chiffre d'affaires d'Alstom. Or, ces activités de signalisation sont celles où Siemens excelle. Quel est par conséquent le risque que la signalisation de Siemens phagocyte celle d'Alstom ? Le PDG d'Alstom a beaucoup souligné qu'il y avait complémentarité entre la gamme de matériel roulant d'Alstom et celle de Siemens, mais est-ce la même chose pour les activités de signalisation et plus largement de service ?

Enfin, au-delà d'Alstom et de Siemens, la nouvelle entité procèdera à une mise en concurrence de ses fournisseurs et à une rationalisation de son réseau de sous-traitance, ce qui pourrait faire disparaître un certain nombre de PME françaises de la filière ferroviaire.

b) Des garanties sur l'emploi et l'activité des sites qui peinent à convaincre

Conscientes de ces craintes, les directions d'Alstom et de Siemens ont pris des engagements concernant le maintien de l'emploi sur les sites français et allemands : il ne devrait y avoir aucun départ contraint et aucune fermeture de sites pendant les quatre ans qui suivront la réalisation de l'opération - soit entre fin 2018 et fin 2022. Ces engagements n'ont pourtant pas suffi à rassurer les organisations syndicales.

Les raisons de cette opposition tiennent au caractère somme toute limité des garanties apportées , mais aussi à l'opacité qui les entoure, puisque le contenu détaillé des engagements figure dans des documents couverts par le secret des affaires.

Ainsi, tant les deux groupes que l'État se sont abstenus d'évoquer les éventuelles contreparties qui auraient pu être prises sur le maintien de l'emploi, en cas de non-respect de leurs engagements par les parties . Il faut rappeler que, dans le cas de la cession de la branche « Power » d'Alstom à GE, les engagements de créations nettes d'emploi étaient assortis d'une « sanction » de 50 000 € par emploi non créés. Or, rien ne semble indiquer qu'une pénalité semblable ait été prévue dans l'accord passé avec Siemens. Même si des sommes de ce montant sont modestes pour des groupes de la taille de Siemens ou GE, et même si elles peuvent aisément être provisionnées, ces contreparties financières contribuent à donner de la crédibilité aux engagements.

En outre, la période couverte par ces engagements de maintien de l'emploi n'est pas forcément la plus critique . En effet, le niveau global de l'emploi, dans les quatre années qui viennent, est d'ores-et-déjà quasiment assuré par l'exécution des commandes enregistrées avant l'annonce du rapprochement en septembre 2017. Le carnet de commandes d'Alstom représente en effet actuellement environ 35 Md€, soit entre 4 et 5 ans d'activité. La situation est à peu près la même chez Siemens. Par conséquent, indépendamment de tout engagement de Siemens à maintenir l'emploi, un tel niveau de commande offre déjà une bonne visibilité sur le niveau de l'emploi jusqu'en 2022 52 ( * ) .

En réalité, c'est sur la période postérieure à 2022 que se concentrent les inquiétudes et c'est donc sur cette période que les salariés et les territoires concernés souhaiteraient avoir des garanties sérieuses . Les premiers choix opérationnels et stratégiques de la nouvelle entité, qui seront réalisés à partir de 2019-2020, commenceront à avoir un impact concret sur l'emploi et l'avenir des sites à partir de 2022. C'est alors qu'on pourra juger véritablement de la détermination de la nouvelle direction à préserver ou à développer l'emploi en France.

c) Des risques de biais national dans le choix des sites ?

La demande qu'on est en droit de formuler porte sur la garantie que les sites et les salariés français seront traités avec équité par rapport aux sites et aux salariés allemands.

Du côté des directions, on met en avant le caractère rationnel des choix de gestion qui seront faits et l'absence de tropisme national dans la sélection des sites : « Pour que, par pur nationalisme, l'actionnaire principal décide de fermer le siège de Saint-Ouen pour le déplacer à Heidelberg, il faudrait qu'il soit tombé sur la tête. Quelque 2 500 personnes travaillent à Saint-Ouen, dont nombre d'experts, qui sont la ressource rare de ce marché. On risquerait de les perdre en partant. Les décisions sont prises rationnellement en fonction de l'expertise, des compétences, de la compétitivité des différents sites, et non par nationalisme . » 53 ( * )

Il est effectivement vraisemblable que, si des sites et des salariés français, italiens ou autres bénéficient d'un avantage compétitif clairement identifié par rapport à leurs équivalents allemands, Siemens privilégiera la performance économique, sans qu'aucun tropisme national ne vienne infléchir ce choix.

Mais comment les choses se passeront-elles dans les cas où le benchmark économique conclura à l'équivalence des sites, des emplois et des projets en compétition ? Que se passera-t-il lorsque l'avantage compétitif d'un site ne résultera pas de ses caractéristiques intrinsèques mais du choix d'y investir et d'y développer certaines compétences ? Car il ne faut pas être naïf ou ignorant des mécanismes de l'économie industrielle : les avantages compétitifs ne sont pas toujours des données exogènes qui déterminent les choix de spécialisation des firmes. C'est souvent, au contraire, le choix d'investir dans un site et de le développer qui lui confère in fine un avantage compétitif qu'il n'avait pas au départ .

Parce que les logiques industrielles laissent une large place à des déterminants culturels ou politiques, à une forme de contingence, il est tout à fait légitime de se demander comment Siemens va déterminer ses choix dans tous les cas où des marges de liberté existent. Un groupe dominé par un actionnaire allemand ne risque-t-il pas alors, naturellement, de privilégier l'emploi et l'activité en Allemagne ?

L'inquiétude chez les salariés, exprimée notamment à l'occasion de l'audition au Sénat, par la mission d'information, des syndicats représentés au comité central d'entreprise d'Alstom, est palpable. Elle est présente sur les douze sites en France . Il en va ainsi, par exemple, sur les sites de Reichshoffen (Bas-Rhin) et de Tarbes (Hautes-Pyrénées).

Le site de Reichshoffen compte 820 salariés (dont 26% d'ingénieurs et cadres, 36% de techniciens et 38% d'ouvriers). Il constitue un centre d'expertise mondial du groupe Alstom pour la conception des chaudrons multi-matériaux, la sécurité passive, la validation et la certification suivant les référentiels nationaux et européens ou encore la modernisation des matériels existants. Son carnet de commandes actuel comprend plusieurs projets d'ingénierie (X60, tramway Ottawa, Metrovias-Argentine, rénovation du tramway du Mans, etc.) et la fabrication de trains des gammes des trains régionaux et intercités (Régiolis pour la SNCF et les régions françaises, Coradia Intercités, rames Coradia pour l'Algérie ou le Sénégal, etc.).

Toutefois, le site a été confronté à une forte baisse de commandes au cours des deux dernières années, voyant sa production décliner en volume. Depuis 2009, il a ainsi produit 285 trains contre 500 espérés. L'annonce en novembre 2017 d'une commande de 21 trains, pour un investissement d'environ 250 M€, par la région Grand Est, devrait garantir un regain d'activité jusqu'en 2023, sans toutefois d'assurance au-delà de ce terme.

Le site de Séméac , près de Tarbes, compte environ 620 salariés. Il est spécialisé dans la conception, la validation et la fabrication de chaînes de traction ferroviaire pour les trains à grande vitesse. Le site est également centre mondial d'Excellence d'Alstom pour les modules de puissance et les appareillages. Si l'activité du site est aujourd'hui favorisée par des commandes importantes, notamment destinées à l'étranger, les personnels marquent néanmoins leur inquiétude sur l'évolution du groupe.

Votre mission a pu mesurer elle-même l'acuité de la question et les inquiétudes des salariés sur certains sites, lors de déplacements d'une délégation sur les sites Alstom de Belfort (Territoire-de-Belfort) et Ornans (Doubs), le 8 février 2018, et sur le site d' Aytré , proche de La Rochelle (Charente-Maritime), le 17 avril 2018.

La situation des sites d'Alstom à Belfort, Ornans et Aytré, visités par la mission

Une délégation de la mission d'information s'est rendue le 8 février 2018 sur les sites de Belfort et d'Ornans du groupe Alstom afin de rencontrer les directions des deux usines et les représentants des salariés. Ce déplacement a permis de mieux appréhender les défis propres à chacun de ces deux sites de production d'excellence et d'y évaluer les conséquences potentielles du rapprochement entre Alstom et Siemens Mobility.

BELFORT

Le site de Belfort, doté d'une superficie de 88 000 mètres carrés, est spécialisé dans la production de locomotives et de motrices TGV. Il assure leur conception, leur industrialisation, leur fabrication et les essais avant mise en service. Sur les 460 salariés du site, 35 % sont des ingénieurs ou des cadres, 35 % des administratifs, techniciens et agents de maîtrise et 30 % des ouvriers.

Depuis 10 ans, l'export représente 45 % de l'activité d'Alstom Belfort, avec des ventes de locomotives réalisées, entre autres, au Maroc, en Russie, au Kazakhstan, en Azerbaïdjan, en Suisse ou bien encore en Inde. De fait, depuis l'effondrement du marché du fret ferroviaire français, les locomotives produites sur le site de Belfort ont exclusivement répondu à des commandes étrangères. Il convient toutefois de souligner qu'une grande partie de ces locomotives sont produites sur place, les autorités des pays concernés en faisant une condition sine qua non de leurs appels d'offres.

En revanche, plusieurs projets en cours de développement dans le domaine des motrices TGV concernent le marché français, à savoir une commande de 110 motrices Euroduplex pour le compte de la SNCF et le développement de la motrice du TGV du futur. La direction d'Alstom Belfort cherche à développer son centre de services, chargé de la maintenance des locomotives.

Si l'activité du site paraît pleinement garantie jusqu'en 2019 et devrait renouer avec une charge industrielle significative à compter de 2022, les deux années 2020-2021 soulèvent davantage d'inquiétudes et font craindre aux syndicats de salariés un ralentissement significatif de l'activité qui pourrait pénaliser l'emploi.

A ces craintes s'ajoutent celles liées à la fusion entre Alstom et Siemens Mobility, susceptible de faire apparaître des doublons entre le site de Belfort et des sites allemands ou autrichiens . L'absence d'investissements récents dans des équipements critiques , comme les cabines de peinture, soulignée par les représentants syndicaux, peut faire craindre une détérioration de la compétitivité du site par rapport à celle des sites de Siemens ou d'autres sites d'Alstom à l'étranger, comme en Pologne.

ORNANS

Le site d'Ornans, lointain héritier d'un établissement de fabrication de matériel électrotechnique fondé en 1870, est depuis 1984 le centre d'excellence d'Alstom pour la conception et la production de moteurs de traction et d'alternateurs . S'étendant sur 18 000 mètres carrés, il joue un rôle crucial en matière de recherche et de développement pour ces deux types de matériels, avec 6 types de moteurs développés chaque année et autant de brevets déposés.

À l'instar de Belfort pour les locomotives et motrices TGV, les ingénieurs et ouvriers d'Ornans assurent l'ensemble de la chaîne de valeur des moteurs de traction : conception, industrialisation, fabrication et maintenance. Mais ils constituent également un centre d'expertise pour les autres sites de production de moteurs du groupe Alstom situés à Hornell aux États-Unis et à Xian en Chine, et dans un avenir proche, en Inde et en Afrique du Sud. 75 % de la production est aujourd'hui exportée.

Le site d'Ornans a vu son activité se réduire fortement au cours des cinq dernières années . On compte aujourd'hui 280 salariés actifs sur le site, contre plus de 500 il y a cinq ans. 30 % sont des ingénieurs ou des cadres, 50 % des ouvriers et 20 % des administratifs, techniciens et agents de maîtrise. 2 200 moteurs y sont fabriqués par an, contre 4 000 il y a cinq ans. Au cours des échanges avec la délégation, les représentants des syndicats de salariés ont mis en relief le risque d'une perte de savoir-faire industriels irréversible si ce mouvement se poursuivait.

Pour autant, la direction d'Alstom a vigoureusement réfuté toute volonté de transférer les activités du site au Creusot, estimant qu'Ornans resterait le site d'excellence d'Alstom sur les moteurs, mais souligné qu'une réflexion existait sur l'externalisation de certains process pour lesquels le groupe pouvait d'ores-et-déjà faire appel à des fournisseurs et sous-traitants compétents.

Toutefois, si Ornans est le seul site d'Alstom à concevoir et produire des moteurs, il pourrait, selon les syndicats de salariés, souffrir de la concurrence du site de Siemens Mobility situé à Nuremberg , qui en produit également. Ce site, est également dédié à la production de chaînes de traction (une activité qui relève du site de Tarbes chez Alstom), compte 3 500 salariés.

En outre, toujours selon les syndicats de salariés, le site d'Ornans n'aurait pas bénéficié d'investissements suffisants ces dernières années, ce qui pourrait également le pénaliser, soulignant par ailleurs la croissance des sources d'approvisionnement issues de pays à bas coût , passées de 12 % à 45 % des achats sur une période de quatre ans.

AYTRÉ

Une délégation de la mission s'est également rendue le 17 avril 2018 sur le site d'Aytré, site « intégrateur » pour les rames TGV et les tramways .

Centre d'excellence du groupe, le site emploie 1 251 salariés, dont 1 100 en contrats à durée indéterminée et 160 intérimaires, pour une ancienneté moyenne de 14 ans. 40 % des salariés sont des ingénieurs et cadres et 26 % seulement des ouvriers. Le site produit 15 à 18 rames de TGV par an, ce qui représente 70 % de son activité, et 130 rames de tramways chaque année.

Néanmoins, la direction du site comme les représentants des organisations syndicales ont souligné que, dans un contexte de marché du ferroviaire cyclique par nature, le site n'était aujourd'hui pas en pleine charge, notamment sur l'activité TGV (à 60 % seulement de ses capacités), en raison de la fin d'exécution de contrats en cours (110 rames pour la SNCF et 12 rames pour le Maroc), sans que de nouvelles commandes soient encore finalisées. Il en résulte une baisse des effectifs, qui n'est que partiellement compensée par un accroissement de la sous-traitance sur site. Or, sans nouvelles commandes de TGV, le site n'est plus viable.

Le site s'est lancé activement dans la conception, dans le cadre d'un partenariat d'innovation avec la SNCF, d'un « TGV du futur » qui devrait notamment réduire de plus de 20 % le coût d'acquisition des rames, tout en améliorant le confort, la capacité modulaire et la flexibilité des trains. L'annonce faite par le ministre de l'économie et des finances, le 22 mars 2018, d'une commande de 100 rames de « TGV du futur », n'empêcherait néanmoins pas, si elle était finalisée rapidement, une forte baisse d'activité du site pendant trois ans qui se traduirait, selon les syndicats, par 33 mois de chômage à partir de 2019 pour plusieurs catégories de salariés.

Si le site est aujourd'hui en sous-capacité, le fait est que plusieurs de ses activités ont au cours des dernières années été délocalisées dans des sites Alstom de pays à bas coût, notamment à Bangalore (Inde), pour l'activité de bureau d'étude, et à Katowice (Pologne) pour plusieurs activités de production, alors même, selon les syndicats, que ce dernier site apparaît en surcharge, et doit recourir à de la sous-traitance externe locale en Pologne. Il en résulte un risque de perte de savoir-faire et de compétences, ainsi que de réduction de périmètre d'activité , qui pourrait s'avérer fatal pour l'avenir du site d'Aytré.

d) Des doutes persistants malgré les dénégations des promoteurs du projet

Les inquiétudes sur l'existence d'un possible biais national dans les choix de gestion sont notamment alimentées par plusieurs éléments.

Il y a d'abord le fait que les syndicats français n'ont qu'un accès limité aux informations détenues par la partie française . Ainsi, près de six mois après la conclusion de l'accord de rapprochement, ils n'avaient toujours pas été reçus par le ministre de l'économie malgré des demandes répétées. Il a fallu attendre le 22 mars 2018 pour qu'une réunion incluant l'ensemble des syndicats soit organisée sous la présidence du ministre de l'économie et en présence des dirigeants d'Alstom et de Siemens. Les syndicats n'ont pas non plus été informés du contenu précis des garanties qui ont été négociées par le Gouvernement français et acceptées par Siemens.

Par ailleurs, Siemens aurait signé un accord avec IG Metall 54 ( * ) en vue de préserver l'emploi en Allemagne de la branche Mobility au-delà du moratoire de quatre ans sur le niveau de l'emploi en France et en Allemagne que prévoit le protocole de rapprochement de septembre 2017. Aucun détail de cet accord n'a filtré à ce jour, mais au cours du déplacement de la délégation de la mission à Munich, Roland Busch, chief technological officer et membre du directoire de Siemens, a confirmé l'existence de discussions intenses et très constructives avec ce syndicat. Il semble néanmoins que les responsables du syndicat IG Metall expriment des inquiétudes similaires aux syndicats français quant à l'emploi et la préservation des sites en Allemagne. Votre mission regrette qu'aucun entretien avec des représentants d'IG Metall n'ait été possible lors du déplacement à Munich, qui aurait pu lever certaines interrogations. Ce manque de transparence alimente les suspicions sur le fait qu'il y aurait un « plan » pour faire peser les risques en priorité sur l'emploi français.

Enfin, les inquiétudes sont nourries, paradoxalement, par les arguments mobilisés pour nier tout risque de mainmise allemande sur l'avenir de Siemens-Alstom. On peut rappeler en effet que la communication du Gouvernement français et de la direction d'Alstom, à l'annonce de l'accord de rapprochement avec Siemens, a mis en avant avec insistance, comme une garantie pour notre pays, que la nationalité du futur dirigeant serait française , que le siège social serait situé en France et que les choix concernant l'avenir des sites ne dépendaient pas de la majorité allemande au capital et du conseil d'administration mais de l'ancrage français des centres de direction opérationnelle. Or, insister de la sorte sur le fait que le futur groupe ne sera pas allemand mais qu'il sera un mariage équilibré entre les parties française et allemande, c'est souligner, en creux, toute l'importance de la nationalité dans les choix de gestion.

Au total, la mission d'information n'est pas convaincue par les « garanties » apportées et exprime sa vive inquiétude pour plusieurs sites d'Alstom au-delà de 2022 .


* 48 Henri Poupart-Lafarge, audition par la commission des affaires économiques du Sénat, le 11 octobre 2017.

* 49 Communiqué de presse Alstom-Siemens du 26 septembre 2017.

* 50 Henri Poupart-Lafarge, audition par mission commune d'information du Sénat sur Alstom, le 15 février 2018.

* 51 Audition de M. Poupart-Lafarge par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, 14 décembre 2017.

* 52 Dans les quatre ans qui viennent, l'inquiétude des syndicats d'Alstom porte en fait moins sur l'emploi global que sur le plan de charges de certains sites spécifiques qui, en raison de leur spécialisation, ont des perspectives plus incertaines que celles du groupe dans son ensemble. On pense notamment au creux de charge qui risque d'affecter des sites comme Belfort ou Aytré entre 2020 et 2022 si l'État ne passe pas très rapidement les commandes qu'il a annoncées.

* 53 Henri Poupart-Lafarge, audition par la commission des affaires économiques du Sénat, le 11 octobre 2017.

* 54 La phrase est au conditionnel car l'accord, si accord il y a eu, est secret.

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