II. L'AMÉLIORATION NÉCESSAIRE DES CONDITIONS D'EXERCICE DES MANDATS LOCAUX

Face à cette nouvelle donne des mandats locaux, faut-il songer à de profonds bouleversements des dispositifs existants, divers mais pas incohérents ? Lors de la table ronde organisée par votre délégation le 12 avril 2018, Jean-Pierre Sueur, coauteur avec Jacqueline Gourault de la loi du 31 mars 2015 visant à faciliter l'exercice, par les élus locaux, de leur mandat, déclarait : « La compilation des dispositifs adoptés entre 1992 et 2018 constitue déjà un corpus juridique très important. Il est évidemment possible d'améliorer les choses, mais l'on ne peut pas dire qu'il n'existe pas aujourd'hui, de statut de l'élu »,

Vos rapporteurs partagent pleinement cette analyse tout en préférant parler de « conditions d'exercice des mandats locaux » plutôt que de « statut », dans la mesure où cette dernière notion suggère l'existence de modalités d'entrée et de maintien dans l'emploi totalement étrangères à la réalité du mandat politique : les élus locaux sont des élus et non des salariés ou des entrepreneurs, même s'ils entreprennent sans relâche. C'est bien ainsi qu'ils se considèrent, et l'on trouve dans ce constat central un premier indice des orientations que votre délégation a choisi de suivre : répondre point par point aux attentes légitimes des élus locaux, sans tenter d'imaginer un changement de paradigme auquel notre pays n'est sans doute pas disposé.

A. UNE LIGNE DIRECTRICE : PERFECTIONNER LES CONDITIONS D'EXERCICE DES MANDATS SANS REMETTRE EN CAUSE LA CONCEPTION FRANÇAISE DE LA DÉMOCRATIE LOCALE

1. La professionnalisation, une hypothèse cohérente mais insuffisamment plausible

De nombreux arguments sont avancés en faveur de la professionnalisation, comprise comme la reconnaissance du droit à être rémunéré pour l'exercice d'une activité, ce qui implique la renonciation au principe du bénévolat hérité du passé, ainsi qu'une refonte plus ou moins radicale du cadre juridique en vigueur.

Dans de nombreuses situations, l'exercice des mandats locaux ressemble incontestablement à une activité de type professionnel. On a mentionné plus haut la technicité croissante des tâches, la complexité des procédures, le caractère de plus en plus dévorant des obligations de participer à diverses instances de pilotage, liées en particulier à la montée en puissance des intercommunalités.

Lors de la table ronde des auteurs de travaux parlementaires et des chercheurs organisée par votre délégation le 12 avril 2018, à laquelle notre collègue Éric Kerrouche a participé en qualité de chercheur sur cette thématique, celui-ci a précisé certains traits des évolutions évoquées ci-dessus : « La tendance à la dualisation des fonctions politiques est de plus en plus forte dans l'ensemble des démocraties occidentales, dont la nôtre. La séparation est de plus en plus prégnante entre les exécutifs et le reste. Les conseillers municipaux, singulièrement dans le cadre de l'intercommunalité, n'ont plus du tout le même rôle que par le passé ; ils ne sont pas forcément dans une logique de professionnalisation. En revanche, le poids des exécutifs locaux (adjoint, vice-président, maire, président d'intercommunalité) est de plus en plus important. Ces derniers ont une propension plus grande à entrer dans une logique de professionnalisation, entendue comme le fait d'avoir une activité élective qui devient concurrentielle d'une profession, voire qui se substitue à elle . »

Éric Kerrouche a aussi évoqué les implications de l'exigence de technicité déjà évoquée : « La spirale d'absorption vers la professionnalisation est également de plus en plus importante du fait de la technicisation des mandats. Au-delà d'un métier et d'un comportement général, être dans un exécutif impose une technicisation importante et un apprentissage substantiel. L'implication dans le mandat est de plus en plus forte. Tout ceci explique que nous nous inscrivions dans une logique de substitution à la profession. C'est cette difficulté qu'il convient de traiter. »

Au coeur de cette difficulté se trouve la conciliation entre le mandat et la profession : « Autant certaines personnes peuvent concilier leur mandat et leur profession pendant un temps donné, autant c'est impossible pour d'autres ». Cette situation, estime Éric Kerrouche, implique un choix entre deux logiques : d'une part la logique « supplétive » du cumul des mandats et, d'autre part, la logique de « substitution » suivant laquelle la fonction d'élu est considérée comme une profession pendant le temps de l'exercice du mandat. Des pays tels que l'Allemagne, l'Espagne ou les Pays-Bas ont tiré les conséquences juridiques de cette logique, comme l'illustrent les éléments comparatifs présentés en annexe du présent tome.

Précisons que la professionnalisation, considérée comme la possibilité de recevoir une rémunération pour l'exercice d'une activité s'apparentant à une activité professionnelle, ne s'inscrit pas nécessairement, contrairement à ce que l'on pourrait croire en première analyse, dans une perspective de fonctionnarisation des élus ou de certaines catégories d'élus locaux. Cette professionnalisation est en effet pensée par ses défenseurs comme une organisation rationnelle de la circulation des élus entre des activités professionnelles diverses. Il s'agit de trouver un cadre ou un support juridique permettant d'organiser la juste rémunération de l'élu engagé dans une activité qui réclame sa complète disponibilité, mais aussi de mieux organiser la sortie du mandat, étape difficile aux yeux de beaucoup d'élus locaux se trouvant, à un moment donné, dans une situation qu'un vers de Schiller résume assez éloquemment : « Le Maure a fait sa besogne, le Maure peut s'en aller . »

Au cours de la table ronde du 12 avril, la contractualisation à été évoquée comme support juridique possible de l'activité d'élu et d'intégration du mandat dans le cycle d'une vie professionnelle qui se résumera de moins en moins à l'exercice de mandats politiques concomitants ou successifs. Élodie Lavignotte, chercheuse associée au Centre d'expertise et de recherche administrative (CERA) à l'École nationale d'administration (ENA), a ainsi remarqué que, « s'agissant de l'exercice du mandat, il convient de remettre en question l'idée de fonctionnarisation. Plus de 20 % des agents publics sont contractuels, et cela ne gêne personne. Être agent public, ce n'est pas être fonctionnaire à vie. »

Pour autant, le terrain est très loin d'être vierge, comme l'a rappelé Jean-Pierre Sueur, on l'a noté plus haut, lors de la table ronde du 12 avril. Les participants à cet échange se sont d'ailleurs accordés sur le fait que, comme l'a indiqué Patrick Le Lidec, chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifiques (CNRS) et à l'IEP de Paris, « tous les éléments rappelés à propos de la loi du 3 février 1992 montrent que le processus de professionnalisation et l'adoption de dispositions statutaires couvrent toutes les dimensions d'un exercice professionnel de la fonction d'élu. » Le fait que, « dans le même temps, nous restons au coeur de la professionnalisation déniée », implique-t-il en soi de profonds bouleversements du cadre juridique en vigueur ? La contradiction entre le principe du bénévolat et la réalité de l'exercice quasi professionnel est-elle véritablement pernicieuse ?

Si l'on retient la piste de la contractualisation mentionnée plus haut comme hypothèse de travail, cette formule ne concernerait que les 10% d'élus, 25 000 à 30 000 mandats, qui « vivent de la politique », selon ce qui a été indiqué au cours de la table ronde du 12 avril. La professionnalisation ainsi conçue consisterait à répartir deux masses inégales d'élus dotés de la même légitimité dans deux cadres juridiques très différents. La différence de « nature » qui en résulterait implicitement entre élus « professionnalisés » et élus toujours considérés comme bénévoles ou encore « amateurs » serait sans doute difficile à justifier et à organiser.

Plus généralement, le principe du bénévolat, même s'il apparaît comme l'héritage d'anciennes conceptions faisant de l'engagement au service de la communauté un accessoire du statut de notable, ne correspond plus du tout à cet arrière-plan très daté. Il est connu depuis longtemps que la démocratie locale, tout comme la démocratie nationale, a un prix, d'où le système élaboré d'indemnités mis en place au fil du temps. Parler de compensation plutôt que de rémunération est faiblement significatif si les modalités de la compensation sont correctement ajustées. Il en va de même pour le régime social. En fait, on l'a montré plus haut, la professionnalisation est en place, ce sont ses modalités qu'il faut examiner et faire évoluer aussi près que possible du souhaitable.

2. Ce que souhaitent les élus locaux

On a déjà fait assez largement allusion à l'insatisfaction latente des élus locaux. Il convient d'y revenir de façon plus systématique afin de mieux cerner leurs attentes profondes, dont le tome VI du présent rapport présente une analyse approfondie.

Il faut tout d'abord souligner que le grand nombre d'élus locaux ayant répondu à la consultation (17 500) lui confère une indéniable valeur informative. La totalité des fonctions locales sont représentées. Plus de 6 répondants sur 10 occupent un mandat d'élu communal, contre un tiers pour les fonctions intercommunales. À eux seuls, les maires représentent un quart des participants, soit 4 200 personnes. De leur côté, les élus départementaux et régionaux ne constituent qu'une part résiduelle des répondants (3,47 % pour les premiers et 1,29 % pour les seconds).

En outre, les répondants sont issus de l'ensemble des départements, hexagonaux comme ultramarins. Les cinq régions les plus représentées sont : Occitanie (15,21 %), Auvergne-Rhône-Alpes (13,54 %), Grand Est (11,89 %), Nouvelle-Aquitaine (10,62 %) et Bretagne (9,78 %). Les élus ruraux ont notablement participé à la consultation puisque les élus communaux, pour les trois quarts, sont issus de communes comptant moins de 5 000 habitants, et les élus intercommunaux, pour près des deux tiers, de communautés de communes.

Les réponses sont révélatrices du profil des élus locaux. Ainsi, on note que les deux tiers des participants sont des hommes (65,23 %), nés entre 1945 et 1965 (66,91 %) et disposant d'un niveau d'études équivalent au moins à un BAC+2 (59,74 %).

Un premier enseignement de la consultation tient aux inquiétudes manifestées à l'égard du risque pénal inhérent aux fonctions d'élu local.

D'une part, un nombre important de participants évoquent un déficit d'information dans ce domaine (86,93 % jugent utile de mieux faire connaître la législation sur la transparence de la vie publique), d'autre part, une forte proportion de répondants souhaitent une évolution du cadre juridique. Pour preuve, 75,28 % d'entre eux estiment nécessaire de réviser le régime de responsabilité pénale, et 78,88 % la répression des délits non intentionnels.

L'insatisfaction des élus à l'égard de leur régime indemnitaire et social constitue un deuxième enseignement de la consultation.

Si plus de 85 % des répondants ont indiqué bénéficier d'une indemnité de fonction, ils estiment que ce régime est insuffisant (57,30 % contre 35,13 % d'avis contraires), quoique lisible (48,70 % contre 36,38 % d'opinions inverses). Fait notable : les participants estiment que tous les élus devraient bénéficier d'une indemnité de fonction (56,33%).

En outre, seuls 32,68 % des répondants connaissent leurs droits à la retraite. Pour eux, ce régime n'est ni protecteur (43,57 % contre 7,53 % d'opinions contraires), ni lisible (54,50 % contre 12,53 % d'avis opposés).

Un troisième enseignement de la consultation porte sur la conciliation du mandat d'élu local et l'activité professionnelle.

La moitié des répondants ont indiqué exercer une activité professionnelle, tandis que plus d'un tiers sont à la retraite. Les deux emplois les plus représentés sont : cadres de la fonction publique (20,20 %) et cadres d'entreprise (17,06 %). Certaines professions, telles que les agriculteurs, les artisans, les professions libérales ou les ouvriers recueillent moins de 10% des réponses (respectivement 8,54 %, 8,23 %, 6,76 % et 2,78 %). Quelque 83 % des répondants ont précisé que leurs fonctions électives ne les empêchaient pas d'exercer une activité professionnelle. Cela étant rappelé, plus d'un quart des élus estiment consacrer à leur mandat plus de 35 heures hebdomadaires, et près de la moitié plus de 25 heures.

Les dispositifs destinés à faciliter l'exercice d'une activité professionnelle en parallèle d'un mandat d'élu local semblent peu usités. Les autorisations d'absence représentent le dispositif le plus cité, 31,71 % des répondants y ayant déjà eu recours. Certains dispositifs sont en revanche méconnus des répondants. C'est le cas de la validation des acquis de l'expérience (VAE) ou de l'allocation différentielle de fin de mandat (ADFM), dont respectivement 83,27 % et 89,95 % ignorent l'existence.

Le jugement porté par les répondants sur la formation aux fonctions d'élu local semble plus positif.

Les participants ont été 54,64 % à indiquer avoir bénéficié de formations dispensées, pour l'essentiel, par des associations d'élus locaux (56,34 % des répondants) ou par les services des collectivités (19,09 %). Toutefois, 87,96 % des répondants jugent nécessaire d'adapter ces formations, et 69,81 % souhaitent qu'elles soient diplômantes. Les cinq domaines où elles devraient être renforcées sont : les finances et la comptabilité publiques (23,53 %), le droit de l'urbanisme (20,49 %), la responsabilité pénale (16,61 %), le droit des marchés publics (14,35 %), le droit de la fonction publique (8,63 %).

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