L'ÉQUILIBRE ATTEINT EST-IL PERFECTIBLE ?

I. LES INFRACTIONS NON INTENTIONNELLES

A. LE DÉBAT

Au vu d'une jurisprudence excessivement rigoureuse à l'égard des élus locaux, les législateurs de 1996 et de 2000 ont entendu restreindre les conditions d'engagement de la responsabilité pénale de ceux-ci en cas d'infraction non intentionnelle, tout en maintenant le choix traditionnel de ne pas construire un régime ad hoc dérogatoire aux dispositions applicables à l'ensemble des justiciables en vertu de l'article 121-3 du code pénal.

Il ne faut pas surestimer les justifications de ce choix. On a tendance à comparer un peu rapidement la condition de l'élu local à celle du chef d'entreprise pour justifier leur alignement sur un régime juridique identique. Lors de la table ronde sur le risque pénal, réunie par la délégation le 5 avril 2018, les représentants du ministère de la Justice ont rappelé en ce sens que les « dispositions législatives s'appliquent à tous : à la fois aux chefs d'entreprise, aux médecins - le risque pénal est très prégnant dans leur exercice quotidien -, à n'importe quel conducteur de véhicule. D'ailleurs, le délit de mise en danger de la vie d'autrui, créé au départ pour les risques liés à la circulation, est aujourd'hui appliqué à des chefs d'entreprise ou à des décideurs publics. » Pourtant, à la différence des professionnels cités, les élus locaux sont des citoyens bénévoles ne disposant pas, dans leur grande majorité, des connaissances techniques et des moyens humains et juridiques sur lesquels un chef d'entreprise peut et doit s'appuyer.

Pour autant, la construction à l'intention des élus d'un régime spécifique des infractions non intentionnelles ne serait pas plus opportune qu'utile.

Elle ne serait pas opportune dans la mesure où, selon toute probabilité, elle déchaînerait injustement mais sans doute efficacement les critiques vengeresses que certains auteurs n'ont pas manqué d'adresser à la loi du 10 juillet 2000 : « une loi scélérate qui méprise le droit des victimes, rompt l'égalité des citoyens devant la loi pénale et entreprend d'ébranler le socle du droit pénal aux seules fins de soustraire une poignée d'élus locaux à la justice répressive » 3 ( * ) . La DACG, dans sa réponse au questionnaire précité, a noté de de façon plus mesurée mais tout aussi dissuasive qu'un « droit spécifique de la responsabilité des élus locaux en cas d'infraction non intentionnelle aboutirait à une impunité pénale excessive et serait très sévèrement critiquée par les associations de victimes. »

La construction à l'intention des élus d'un régime spécifique des infractions non intentionnelles ne serait pas non plus utile, dans la mesure où le choix fait en 1996 d'introduire dans la caractérisation de la culpabilité la prise en compte des missions, des compétences, du pouvoir et des moyens dont dispose la personne mise en cause, ainsi que des difficultés propres aux missions que la loi lui confie, devrait répondre à l'objectif visé pour autant que la jurisprudence suive.

Cependant, l'application de l'article 121-3, dans ses rédactions successives, n'a pas répondu aux attentes du législateur.

À propos du texte résultant de la loi du 13 mai 1996, la circulaire du Garde des Sceaux du 11 octobre 2000, prise pour l'application de la loi du 10 juillet 2000, note que « le législateur a ainsi entendu éviter que puissent être à l'avenir prononcées, pour des infractions involontaires, des condamnations paraissant injustifiées, ce qui, du fait de la législation alors applicable, a parfois été le cas dans le passé, spécialement lorsqu'elles concernaient des "décideurs publics", élus locaux ou fonctionnaires. » De façon plus vigoureuse, l'auteur précédemment cité estime que « le législateur [de 1996] n'avait pas infléchi d'un iota la méthode d'appréciation de la faute involontaire pratiquée par le juge pénal. Tout au contraire, la Cour de cassation a paru, dans ses arrêts postérieurs, redoubler d'intransigeance, rejetant chaque pourvoi sur ce motif benoît que le prévenu... n'avait pas accompli les diligences normales visées par la loi. La loi de 1996 n'a en définitive induit aucun allégement de la responsabilité pénale des décideurs. »

En tout état de cause, la loi du 10 juillet 2000 est venue enfoncer le coin de la faute qualifiée à double branche dans le système monolithique de la responsabilité pour faute non intentionnelle. Et le débat sur la fidélité du juge pénal à la volonté du législateur a rebondi derechef. Le questionnement porte désormais sur le bon usage par le juge pénal des notions de faute délibérée et de faute caractérisée nécessaires pour que la responsabilité de l'auteur indirect d'un dommage puisse être engagée sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 121-3 du code pénal.

Lors de la table ronde précitée du 5 avril 2018, les représentants du ministère de la Justice ont estimé que « les parquets ont le devoir d'examiner les éléments constitutifs d'une infraction en envisageant la causalité directe ou indirecte. Lorsque des élus locaux sont mis en cause, en règle générale la causalité est indirecte, et il faut que la faute soit particulièrement grave pour que des poursuites soient engagées. Les tribunaux font une appréciation in concreto de cette faute. Il existe de nombreux exemples de relaxe dans la jurisprudence : dans le cas de la catastrophe de Furiani, le maire a été relaxé au motif d'un partage des responsabilités dans l'effondrement de la tribune. La sécurité reposant sur la préfecture et la commission de sécurité ayant émis un avis positif, le maire avait autorisé l'événement sportif. Pour que la responsabilité pénale d'un élu local (ou d'un chef d'entreprise) soit retenue, il faut vraiment qu'il ait commis une faute, que le risque lui ait été signalé, qu'un accident soit précédemment survenu et que les mesures de prévention aient été insuffisantes. » La réalisation par le juge d'une appréciation in concreto de la faute contre une tendance jurisprudentielle, relevée ici et là, à se fonder sur l'élément matériel de l'infraction (par exemple la méconnaissance d'une prescription légale ou réglementaire, la gravité du risque encouru du fait de l'action ou de l'abstention de la personne mise en cause), a bien été le moteur des travaux législatifs de 1996 et de 2000. Selon la DACG, la volonté du législateur est donc satisfaite.

Tel n'est pas le sentiment exprimé par M e Philippe Bluteau, avocat au Barreau de Paris, lors de la table ronde du 5 avril : « le maire peut aussi être condamné lorsqu'il commet une faute caractérisée exposant autrui à un risque d'une particulière gravité qu'il ne pouvait ignorer. Sur cette branche ont poussé des condamnations qui choquent les élus, à juste titre. On a bien entendu la DACG : la faute caractérisée devait en principe exiger une faute répétée, d'une particulière gravité. Mais ce n'est pas ainsi que la jurisprudence a fini par traiter cette faute. Dès 2002, un rapport public de la Cour de cassation indique : cette mention d'une faute caractérisée peut apparaître superfétatoire, car on ne voit pas a priori comment retenir une faute qui ne le serait pas. Autrement dit, le terme "caractérisée" a été vidé de sa substance en théorie et en pratique. » M e Bluteau a proposé en conséquence de supprimer purement et simplement la faute caractérisée des conditions de mise en oeuvre de la responsabilité pénale pour faute non intentionnelle.


* 3 L'impuissance du législateur à endiguer la responsabilité pénale en matière d'infractions involontaires, P. Morvan, Professeur agrégé à l'université de Rennes I, Droit social 2000 p. 1075.

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