B. HAUTE FONCTION PUBLIQUE, GRANDS CORPS, DES NOTIONS GAZEUSES

Comme on l'a dit, les incertitudes quant au sens des catégories et des notions employées, l'absence de définitions juridiques ou de chiffres précis rendent difficile d'infirmer les positions ou les dénégations les moins étayées.

1. Pas de définition juridique

Comme le dit avec humour M. Chagnollaud de Sabouret : « La définition des Hauts fonctionnaires est un sujet absolument capital, mais en même temps insoluble. » 7 ( * )

La seule référence juridique repérable est inutilisable puisqu'elle renvoie à un « Acte constitutionnel » du régime de Vichy du 27 janvier 1941 imposant aux « haut fonctionnaires de l'État » de prêter serment au chef de l'État. Selon Messieurs Chagnollaud de Sabouret et Baruch 8 ( * ) , il suscita un grand engouement, chacun cherchant à se voir reconnaître le titre de haut fonctionnaire, apparemment quel qu'en fut le prix.

De même, il n'existe pas de définition juridique des grands corps, cette définition relève de la coutume. Ainsi, le site d'information du Gouvernement « Vie publique » définit le grand corps d'État « comme un corps de fonctionnaires de l'État doté d'une forte unité et d'un grand prestige » ce qui laisse un peu rêveur. Ce même site retient deux grands corps techniques - Ingénieurs des ponts et chaussées (bien que par ailleurs il ait été fondu dans un corps des ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts) et trois grands corps administratifs : le Conseil d'État, la Cour des comptes, l'Inspection générale des finances. Certaines études retiennent un troisième grand corps technique, celui des Télécoms et deux autres grands corps administratifs, celui des Inspecteurs généraux de l'administration (IGA) et celui des Inspecteurs généraux des affaires sociales (IGAS). Mais on pourrait tout aussi bien retenir le corps préfectoral dont le prestige et l'utilité ne sont plus à démontrer, et ainsi de suite.

2. Les limites des catégorisations administratives

La considération des catégories et des usages administratifs, si elle permet de chiffrer, fut-ce approximativement, les effectifs, reste d'une utilité très limitée.

La catégorie A+, hors « enseignement supérieur, recherche et assimilés », regroupe quelque 21 000 fonctionnaires. Par contre, selon l'estimation du G16 auditionné qui regroupe les associations de hauts fonctionnaires, il y aurait en France 11 800 hauts fonctionnaires civils. Le nombre des anciens élèves de l'ENA se montant à 4 000.

« La Haute Fonction Publique compte 12 000 agents sur 2,5 millions de fonctionnaires d'État. Parmi eux, il existe 4 000 énarques, soit environ 100 énarques par promotion pour 40 annuités. Vous venez de rappeler que moins de 20 % des anciens élèves de l'ENA connaissent une expérience dans le secteur privé. Parmi eux, moins de 10 % quittent définitivement l'administration, ce qui mérite d'être souligné. » Daniel Keller président de l'association des anciens élèves de l'ENA (audition).

Sauf que les énarques ne résument pas la haute fonction publique, il en est d'autres venus d'ailleurs, sauf que les énarques ne sont pas égaux en termes de carrière, de prestige et de pouvoir. Seule une minorité, comme on va le voir, rejoint les sommets ; cela dépend, de leur voie d'accès à l'école (concours externe, concours interne, troisième voie), de leur rang de sortie de l'ENA, de leurs relations, de leur voie d'accès à un grand corps (directement ou par le tour extérieur). Inversement, tous les occupants des sommets ne sont pas issus de l'ENA, certains viennent d'autres grandes écoles (Polytechnique, ENS...) ou procèdent de la cuisse du Jupiter politique.

3. La rémunération de la haute fonction publique : un secret bien gardé

Le niveau de rémunération serait lui aussi un indicateur objectif permettant d'identifier les différentes catégories de Hauts fonctionnaires. Malheureusement, on n'est pas près de disposer d'un tel tableau vu l'omerta de ses responsables. On n'est jamais trop prudent car, comme dit un haut fonctionnaire de Bercy interrogé par Vincent Jauvert sur son salaire : ce voyeurisme « reflète les « passions tristes » de la France. » Une passion bien tiède à en juger par ses résultats.

Ce que l'on sait provient d'enquêtes journalistiques obligatoirement non exhaustives ou de référés de la Cour des comptes faisant le point des rémunérations dans certaines entreprises publiques (La Poste, par exemple), ou certains ministères (Bercy).

Même la ministre de la fonction publique s'est vu opposer des mesures dilatoires, voire des refus à la communication d'un tel tableau :

« J'ai eu à traiter des rémunérations , a dit Marylise Lebranchu à la commission, c'est l'enfer pour avoir des éléments sur les rémunérations, la liste des plus hauts salaires de la haute fonction publique. Vous êtes ministre de la fonction publique, vous pensez qu'il faut trois minutes pour obtenir ce que vous voulez mais non, il faut du temps, le Secrétaire général du Gouvernement vous appelle pour vous demander si c'est vraiment utile, si vraiment vous avez besoin de regarder ça et vous dit surtout, c'est pas public. J'ai dit, attendez, toute rémunération publique est publique. Moi je suis d'accord pour que l'ambassadeur de France en Afghanistan soit très cher payé. Peut-être que dans d'autres ambassades c'est moins justifié mais donc, on est capable de comprendre. »

On doit donc se contenter de coups de projecteur sur tels ou tels dirigeants ou catégories au gré des investigations et des rares informations qui filtrent. Ainsi, s'agissant des hauts cadres des entreprises publiques, sait-on que depuis le décret du 23 août 2012 leur rémunération est plafonnée annuellement à 450 000 euros, ce qui est du niveau de la rémunération du gouverneur de la banque de France (en comptant les rémunérations liées au fait d'être membre du conseil d'administration de la Banque des règlements internationaux). À noter qu'il s'agit seulement de « certains établissements », pas de tous, cette rémunération pouvant faire l'objet d'un marchandage avec le ministre compétent. Il n'est pas rare non plus, autre curiosité, que de hauts responsables d'entreprises publiques soient mieux rémunérés que leur PDG. Exemple célèbre, celui de Florence Parly présentement ministre de la défense (épouse de l'ex-président de La Poste, Martin Vial) rétribuée 520 000 euros quand elle était « simple » directrice générale déléguée de la SNCF chargée d'« assurer le pilotage stratégique et la cohérence économique » de l'entreprise, avec les résultats que l'on sait.

À La Poste SA, le président se contente des 450 000 euros réglementaires et la moyenne des dix plus hautes rémunérations se situe à 303 000 euros seulement.

À noter que les rémunérations peuvent être assorties d'avantages en nature non négligeables. Ainsi, c'est toujours le rapport de la Cour des comptes qui nous l'apprend, « À La Poste SA comme dans les filiales, pratiquement tous les dirigeants (...) bénéficient d'un véhicule fourni par l'employeur, mis à disposition pour les déplacements professionnels et personnels... Tout en prévoyant le paiement par l'entreprise de la quasi-totalité des coûts du véhicule : réparations et entretien, assurance, carburant, lavage, la seule exception étant de ne pas prendre en charge les péages et les parkings durant les week-ends et les vacances. En cas d'accident, une franchise n'est due par le conducteur que s'il est responsable, et à partir du deuxième accident, elle est de 200 euros. »

D'après Vincent Jauvert, une note interne confidentielle de la direction générale des finances publique du 4 septembre 2016 dite « REM 150 » recense les hauts fonctionnaires recevant plus de 150 000 euros par an, le montant de l'indemnité de fonction du président de la République. On y découvre qu'en 2015, 150 cadres de Bercy étaient mieux rétribués que l'hôte de l'Élysée.

Faute d'un tableau complet, de cette cueillette que les intéressés trouveront forcément anecdotique, naît une impression d'incohérence dans l'attribution des rémunérations de très haut niveau, d'absence de lien entre l'importance des fonctions assumées avec les charges qui vont avec et les rémunérations.

Toutes les voies explorées permettant de donner une définition objective de la haute fonction publique (juridique, administrative, rémunérations) s'étant révélées sans issue, faute d'arguments contraires convaincants, personne ne contestant ni leur nature de grand corps, ni leur importance dans l'exercice du pouvoir au plus haut de l'État et de l'administration (voir l'organigramme du pouvoir), compte tenu du fait que leurs membres figurent en tête de peloton des migrants de la haute administration et qu'ils ont fait l'objet d'enquêtes sérieuses, votre rapporteur a considéré qu'un examen plus approfondi du Conseil d'État, de la Cour des comptes et de l'Inspection générale des finances fournirait à la commission des informations suffisamment significatives pour être représentatives du phénomène étudié, quitte à compléter ces observations par d'autres tirées des grands corps techniques ou du corps préfectoral.


* 7 Audition.

* 8 « Servir l'État français ».

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