C. LE « RAJEUNISSEMENT » DU DROIT

C'est à travers le droit et les institutions qui le produisent que s'expriment le plus clairement les rapports de pouvoirs et l'importance des sphères publiques et privées. Pas de libéralisation possible sans modification de leurs places respectives et des règles conditionnant leurs rapports.

En la matière comme on sait, le branle est surtout venu du droit européen - particulièrement celui de la concurrence - à l'origine d'une évolution de la législation et de la réglementation nationales au gré des transpositions ainsi que de la jurisprudence (Conseil constitutionnel, Conseil d'État et Cour de cassation).

On lui devra aussi la multiplication d'autorités administratives indépendantes dont l'objet n'est plus la protection des libertés ou des droits, objectifs des premières AAI mais la régulation des marchés (première partie, III-A). Elles seront génératrices d'une jurisprudence spécifique. Pas vraiment une simplification donc.

1. La domination du droit européen
a) La politique européenne de la concurrence.

La création d'un marché commun étant le premier objectif de la construction européenne, le droit de la concurrence puis de la « concurrence libre et non faussée, occuperont naturellement la toute première place dans le droit européen. Priorité des priorités cette législation débuta avant même la signature du traité de Rome (1957), dès la Communauté du charbon et de l'acier (1951).

Les principes de la concurrence libre et non faussée s'appliqueront ainsi entre les pays européens, ce qui était prévu, mais aussi dans les échanges avec le reste du monde, ce qui ne l'était pas vraiment. Sans le dire, sous la pression des USA et de l'Allemagne, l'Europe se fit libre échangiste. Exit le principe de la « préférence européenne » dont rêva la France gaulliste et qu'elle échoua à faire prévaloir.

Le but premier de cette règlementation fut donc d'éviter que la concurrence entre pays membres ne fut faussée. On contrôla et sanctionna donc les ententes, les abus de position dominante, les aides publiques (États, collectivités territoriales et organismes divers), les concentrations et regroupements d'entreprises, sous la responsabilité de la Commission européenne. Ces contrôles furent progressivement délégués aux États membres, d'où la création d'AAI, la Commission se préoccupant seulement des infractions les plus graves.

Des contrôles étendus à toutes les entreprises publiques ou privées européennes, aux entreprises industrielles ou de services, un traitement particulier étant progressivement réservé aux services considérés d'intérêt économique général.

Service d'intérêt économique général et service public

La validation juridique des services d'intérêt économique général date de l'article 36 de la Charte des droits fondamentaux et du protocole n°26 du Traité de Lisbonne, une innovation visant à renforcer la cohésion sociale et territoriale de l'Union européenne.

Ces services d'intérêt général se verront reconnaître un champ d'application de plus en plus large puisque, outre les services économiques, ils concerneront les services sociaux (santé, sécurité sociale ou encore services à la personne), les services de réseaux avec la notion de service universel permettant de garantir ces services essentiels selon une qualité définie et un prix abordable (eau, énergie, téléphonie).

Ces services d'intérêt économique général peuvent, sous certaines conditions faire l'objet de compensations financières qui, dans ce cas ne sont pas considérées comme des aides d'État. Ces conditions ont été définies par l'arrêt Altmark de la Cour de justice (24 juillet 2003) : une définition claire des obligations de service public ; des critères de

compensation établis de manière objective et transparente ; une compensation limitée à ce qui est nécessaire pour couvrir les coûts de occasionnés par les obligations de service public ; un calcul de la compensation sur la base des coûts qu'auraient assumés une entreprise bien gérée pour l'exécution de ces obligations.

Le rapprochement avec la notion de service public à la française est donc évidente, comme les opportunités ainsi offertes aux États ayant réellement envie de répondre au défi du développement territorial inégalitaire.

Ceci dit, le « service universel » (CF le service universel postal ou téléphonique) reste un service public du pauvre, ignorant la notion d'égalité de traitement et de continuité comme l'ont appris à leurs dépens les territoires insuffisamment solvables. Résultat, le creusement d'inégalités territoriales venant se surajouter aux inégalités sociales avec les conséquences politique que l'on peut lire dans les scrutins électoraux successifs.

Ceci dit, constatons aussi, qu'en matière de services publics, la France n'a pas vraiment cherché à utiliser les marges de manoeuvre laissées par le droit européen en la matière au nom de la préservation de la diversité de conception des missions d'intérêt général dans une Union de 28 États membres sans toucher au sacrosaint droit de la concurrence. Ainsi seront démembrées les grandes entreprises publiques assurant jusque-là l'essentiel du service public (Gaz de France, Électricité de France, France Télécoms etc.) ou purement et simplement privatisées et soumises au droit de la concurrence, pour le plus grand bonheur des hauts fonctionnaires qui pourront continuer à les administrer avec plus de liberté et des rétributions plus confortables.

Si, comme on l'aura compris, une telle législation rend impossible toute politique industrielle nationale même si ce rêve n'a pas disparu du discours politique, plus fâcheusement elle remet aussi en cause la conception française du service public, une conception très particulière il est vrai.

La conciliation des visions européennes libérales et nationales interventionnistes demanda donc quelques « aménagements », ce dont le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État s'acquittèrent brillamment loin des regards du peuple souverain. Ainsi va la démocratie moderne.

b) La nouvelle hiérarchie des normes ou comment bâillonner le Parlement.

La première question à régler et dont dépendaient les réponses aux autres, était celle des places respectives de la Constitution, de la loi et des traités dans la hiérarchie des normes.

Traditionnellement le Conseil constitutionnel considérait que le droit européen ne se distinguait pas du reste du droit international et se situait donc en dessous de la Constitution mais au-dessus des lois dès lors que les traités européens avaient été régulièrement ratifiés et sous condition de réciprocité, ce qui était difficile à vérifier.

C'est l'inscription dans la Constitution en 2005 d'un Titre XV (modifié en 2008) prévoyant la participation de la France à l'Union européenne qui modifia la donne.

Si la Constitution restait au sommet de l'ordre juridique interne, non seulement les règles découlant directement des traités, mais aussi les directives et l'ensemble du droit dérivé, dans les domaines de compétence ayant fait l'objet d'un transfert, étaient placés au-dessus des lois

« La transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu'en raison d'une disposition expresse contraire de la Constitution ; en l'absence d'une telle disposition, il n'appartient qu'au juge communautaire, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par une directive communautaire tant des compétences définies par les traités que des droits fondamentaux garantis par l'article 6 du traité sur l'Union européenne » 81 ( * ) .

Désormais donc, c'est à la Cour de justice de l'Union européenne de vérifier si une directive ou un règlement est conforme aux traités européens dont ils découlent. Dès lors qu'ils y sont conformes ils s'imposent à la loi, leur fût-elle contraire, le Conseil constitutionnel ne pouvant vérifier que leur conformité à la Constitution et à ses principes fondamentaux.

Le Conseil constitutionnel rejoignait ainsi les positions adoptées avant lui par la Cour de cassation (1975) et le Conseil d'État (1989) qui consacraient la primauté du droit communautaire dérivé sur le droit national.

Et voilà pourquoi « votre Parlement doit rester muet » !

Si les modifications constitutionnelles de 2005 et 2008 justifient la supériorité des dispositions européennes directement issues des traités, c'est beaucoup moins évident pour le droit qui en a été dérivé par la bureaucratie bruxelloise : règlements et directives issues de la Commission et moins encore pour les décisions des institutions européennes en général et la jurisprudence du juge européen.

Cette interprétation extensive, plus que contestable, du titre XV de la Constitution que l'on peut suivre dans la jurisprudence du Conseil d'État 82 ( * ) montre bien où sont les pouvoirs qui comptent en démocratie moderne.

c) La privatisation de l'intérêt général

Un des exemples les plus significatifs des accommodements du droit administratif national aux contraintes européennes est certainement l' «aménagement» de la notion d'intérêt général. Une opération délicate puisqu'il s'agit rien moins que de concilier la vision libérale d'une société dont l'ensemble des échanges de biens et de services sont régulés par la concurrence avec celle d'un pays où existent des « services publics » fonctionnant selon la logique de l'intérêt général.

Si « la responsabilité sociale de l'entreprise est d'accroître ses profits » comme dit Milton Friedman 83 ( * ) , si comme écrit Hayek, le terme « justice sociale » n'a aucun sens dans une société libre, n'est qu'une survivance du tribalisme, « un mirage » qui ne saurait recevoir un contenu que dans une société totalitaire, pour les libéraux la notion même de « service public » n'a aucun droit de cité 84 ( * ) .

Si, comme dit encore Hayek, l'intérêt général ce n'est pas de satisfaire les intérêts particuliers de quelque groupe quel qu'il soit, fut-il jugé défavorisé, mais de réaliser les conditions favorables qui permettront aux individus et petits groupes de se fournir mutuellement ce dont ils ont besoin, autrement dit de réaliser les conditions de la concurrence libre et non faussée, alors l'article 1 de la Constitution - La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. - est nul et non avenu. À moins évidemment de poser comme axiome qu'une « République sociale » peut tout à fait être régulée par la concurrence.

C'est à cette difficile opération de transmutation des valeurs que le Conseil d'État va brillamment s'atteler. Faute de définition abstraite de ce qu'est cet intérêt général, exercice périlleux devant lequel il a reculé, l'évolution de la doctrine du Conseil d'État doit être déduite de ses arbitrages entre intérêt public et intérêts privés dans des situations particulières en éclairant cette jurisprudence par les rapports publics disponibles - « Réflexions sur l'intérêt général » (1999), « collectivités publiques et concurrence » (2002)-, par les articles et déclarations de son avant dernier Vice-Président, Jean-Marc Sauvé.

Il ressort de cette jurisprudence que le Conseil d'État distingue trois configurations : l'intérêt général et l'intérêt privé sont en contradiction alors l'intérêt général doit prévaloir ; ils sont distincts mais non contradictoires, et l'administration doit les concilier ; ils sont confondus, et la satisfaction de l'intérêt privé est elle-même d'intérêt général.

S'agissant du troisième cas, il a admis très tôt que la satisfaction d'un intérêt privé pouvait constituer un intérêt général. Ainsi, ayant à se prononcer sur un projet de déviation d'une route traversant les usines Peugeot, dans son arrêt de 1971 Ville de Sochaux, le Conseil d'État a jugé que « si la déviation de la route en question procure à la société « Automobiles Peugeot » un avantage direct et certain, il est conforme à l'intérêt général de satisfaire à la fois les besoins de la circulation publique, et les exigences d'un ensemble industriel qui joue un rôle important dans l'économie nationale. »

La nouvelle doctrine, telle qu'on peut la déduire d'arrêts comme Société Million (1997), Marais (1999), EDA contre Aéroport de Paris CE 2002 Somatour) réussit le tour de force d'être en continuité avec l'arrêt « Automobiles Peugeot » tout en validant, la soumission de l'administration au droit de la concurrence qui devient de fait une composante de l'intérêt général. Le message ainsi délivré est que l'État doit se comporter comme un acteur privé pour permettre à la concurrence de produire ses pleins effets et ainsi satisfaire les besoins collectifs, donc l'intérêt général. On ne peut qu'être admiratifs devant un tel exercice de prestidigitation juridique !

Les rapports publics sont d'ailleurs très clairs.

Celui de 1999 commence par rappeler que « L'intérêt général [est la] finalité ultime de l'action publique. », qu'il est « l'expression de la volonté générale, ce qui confère à l'État la mission de poursuivre des fins qui s'imposent à l'ensemble des individus, par-delà leurs intérêts particuliers », qu'il est la « clef de voute du droit public français », qu'il conserve toute sa pertinence. Puis chemin faisant des accommodements avec le ciel sont trouvés 85 ( * ) , au nom du pragmatisme, de la recherche d'un nécessaire équilibre entre « les impératifs d'intérêt général » et l'«efficacité du marché » 86 ( * ) , les règles de la concurrence imposées par les traités européens, « y compris aux services d'intérêt général ».

« Plutôt que d'opposer intérêt général et marché, libéralisation et service public, il s'agit de rechercher, dans un contexte de libre concurrence, la prise en compte d'objectifs d'intérêt général, expression des valeurs de solidarité, de cohésion sociale, d'équilibre régional ou de protection de l'environnement. On retrouverait ainsi, dans un contexte renouvelé, l'objectif d'interdépendance sociale dans lequel Duguit 87 ( * ) voyait la raison d'être du service public. »

Puis le rapport constate qu'il existe une convergence entre les approches nationales et communautaires qui permet « une meilleure conciliation » entre principe du marché et objectifs d'intérêt général. On aura compris que ce nouvel arbitrage est meilleur en ce qu'il inverse les prérogatives : ce n'est plus l'intérêt général qui, tout en admettant qu'il convient de sauvegarder tant que c'est possible les intérêts privés, prime, mais l'inverse.

Conclusion : La notion d'intérêt général doit faire l'objet d'une « reformulation », « voire d'un rajeunissement »

« C'est à cette condition qu'elle pourra à la fois mieux s'adapter aux enjeux économiques et sociaux contemporains, mieux s'harmoniser avec les valeurs de la modernité et mieux répondre aux besoins nouveaux qui s'expriment »

Certes « L'équilibre entre marché et cohésion sociale ne sera pas toujours aisé à assurer, mais l'orientation dans son principe paraît désormais assez largement acceptée. »

De la notion d'intérêt général à celle de service publique il n'y a qu'un pas, la finalité du service publique étant la satisfaction de l'intérêt général, le concept de service public sera lui aussi revisité.

d) Du service public aux « services d'intérêt général »

Le rapport de 2002 « collectivités publiques et concurrence » est parfaitement clair : « La promotion du service public commence par la reconnaissance du cadre d'ensemble de libre concurrence dans lequel il est appelé à intervenir » . D'ailleurs reconnait le rapport : « Les collectivités publiques dans leur grande majorité, ont pris en compte leur ancrage dans un système d'économie de marché. »

La reconnaissance tardive par l'Europe de la spécificité de certains services essentiels, nécessaires à tous et garants de la cohésion sociale, sous les noms de « services économiques d'intérêt général » et de « services universels » permet-elle de les libérer du carcan concurrentiel ?

En partie, mais en partie seulement. En tous cas, « services économiques d'intérêt général » et « services universels » renvoient à une autre logique que celle du service public à la française. La notion de service public est politique, celles de « service universel » et plus encore de « service d'intérêt général » relèvent du mercantilisme charitable 88 ( * ) .

De plus, le « service d'intérêt économique général » existe seulement comme exception, comme dérogation au droit de la concurrence. D'où la définition progressive de règles permettant de le concilier avec les règles du marché intérieur qui reste l'objectif essentiel. D'où une approche purement économique, volontairement sectorielle et le refus d'un cadre global légitimant l'existence d'activités hors du champ de la concurrence « libre et non faussée

2. La « surdétermination économique du droit ».

Cette expression de Jacques Caillosse 89 ( * ) décrit bien le destin du droit dans une société régulée par la concurrence : devenir un auxiliaire de l'économie.

« La question du droit finit par ne plus se poser qu'à l'intérieur d'un système de rapports et de valeurs économiques que l'ordre juridique finit par intégrer, au point de devenir l'une des composantes de ce système. Sans doute se comporte-t-il en élément plus ou moins réfractaire, mais c'est à l'intérieur d'un dispositif auquel il participe en tant que tel. La surdétermination (...) renvoie ainsi à la position que le juridique occupe dans un espace structuré par l'économie concurrentielle de marché. Donnée secondaire, le droit est mobilisé pour servir des visées économiques. »

Mieux, ajoute- t-il, il organise sa soumission, faisant « de la domination par l'économie une règle juridique à part entière » . Il ne se contente pas de tenir compte d'une réalité qui s'impose à lui, il fait de cette supériorité économique une norme juridique, un impératif. « Telle est, à mes yeux, la logique de la surdétermination : le droit s'est placé lui-même sous dépendance économique, en faisant de cette dépendance une règle juridique. » C'est le principe même de l'ordolibéralisme : réaliser la concurrence parfaite par le droit.

D'où une évolution lente du droit et des fonctions des juristes et des juges :

Conséquence imprévue, progressivement, le droit, les législations et règlementations deviennent des produits en concurrence sur le marché international des normes, des « investisseurs » (porteurs de capitaux) à la recherche du pays le plus laxiste en matière de normes, de fiscalité et d'évasion fiscale.

L'avantage concurrentiel que suppose un droit ouvert aux intérêts des entreprises et des investisseurs devient alors une justification des demandes récurrentes d'un droit plus « flexible ».

Constatons qu'en la matière c'est déjà le cas de la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel qui dans quelques décisions a montré sa parfaite conscience de l'intérêt national

Ainsi, en novembre 2013, le Conseil constitutionnel censure une disposition parlementaire prévoyant que les schémas d'optimisation fiscale, spécialité de certains cabinets d'avocats d'affaires, soient soumis à Bercy avant d'être mis à la disposition de leurs clients

Le non-respect de cette règle entraînerait une amende pouvant aller jusqu'à 5 % des commissions perçues par le cabinet de conseil.

Le 21 novembre 2016, le Conseil constitutionnel a censuré le décret pris par Michel Sapin en mai, suite au scandale des Panama papers , instituant un registre public des trusts

Ainsi, le 8 décembre 2016, le Conseil constitutionnel décide-t-il de censurer l'article 137 de la loi Sapin II faisant obligation à certaines sociétés de rendre publics des indicateurs économiques et fiscaux correspondant à leur activité pays par pays, afin d'éviter que leurs concurrents « identifient des éléments essentiels de leur stratégie industrielle et commerciale. », portant ainsi atteinte à la liberté d'entreprendre. Rappelons que cette disposition visait à réduire les avantages fiscaux tirés de l'installation de sièges sociaux fantômes dans les paradis fiscaux.

Le 29 décembre 2017, c'est la taxe dite « Google » votée avec la loi de finances 2017 qui est censurée. Son but était d'obliger toute entreprise qui réalise des activités et des profits en France d'y payer des impôts. Une sanction de 5 points de plus par rapport au taux - théorique - de 33 % de l'impôt sur les sociétés (8 % en réalité pour les grands groupes) était prévue pour toutes les sociétés adoptant des montages d'évasion, confondues par le fisc.

Motif de la censure : non-respect du principe d'égalité des citoyens devant l'impôt !

Dans la foulée, le Conseil constitutionnel a retoqué un autre article de la loi de finances qui prévoyait une amende proportionnelle au montant de l'opération, non plafonnée, en cas d'absence de signalement des opérations, soumises à la TVA, supérieures à 863 000 euros.

Motif : « une sanction manifestement disproportionnée à la gravité des faits qu'il a entendu réprimer ». Rappelons que la fraude à la TVA coûte entre 20 et 30 milliards d'euros par an à l'État et que l'équilibre budgétaire est devenu en France une ardente obligation.

Pas étonnant donc que la QPC soit devenue, selon l'expression de Xavier Dupré de Boulois, un « supermarché des droits fondamentaux » . Ainsi, explique-t-il «la configuration actuelle de la QPC a permis le développement d'une pratique des sociétés commerciales consistant à soulever des moyens tirés de la violation de droits et libertés constitutionnels dont elles ne sont pas titulaires pour obtenir du juge qu'il abroge une disposition législative qui nuit à leurs intérêts économiques. La catégorie des droits constitutionnels devient alors un vaste supermarché où les opérateurs économiques puisent des ressources argumentatives au gré de leurs besoins. Quitte pour cela à détourner ces droits de leurs finalités initiales. »

Selon France et Vauchez cette fois, en 5 ans pas moins de 10 000 QPC ont été déposées, 60 à 80 par an finissant par être jugées par le Conseil constitutionnel. En cette affaire, il semble que les avocats d'affaires soient à la manoeuvre, la QPC étant peu coûteuse, simple et rapide (moins de 6 mois).

Ces choix sont d'autant plus contestables qu'ils résultent parfois de jugements ignorant le principe du contradictoire.

Ainsi en va-t-il des « portes étroites », pratique qui désigne des « contributions extérieures », souvent signées d'éminents constitutionnalistes ou de cabinets d'avocats d'affaires, adressées au Conseil constitutionnel au nom de parties privées à l'occasion des contrôles de légalité « a priori » d'initiative parlementaire.

Leur nombre est en constante augmentation (Mathilde Mathieu de Médiapart évoque 47 portes étroites en 2014 et 45 rien que pour deux lois en 2015).

Le problème c'est que de telles pratiques non encadrées ne sont pas transparentes. Si on dispose depuis peu de la liste de ceux qui ont déposé des contributions, leur contenu n'est pas publié. Se trouvent ainsi avantagés les lobbys disposant de grands moyens financiers et d'expertise, souvent d'origine universitaire, donc censément « objectifs ». Or l'immense majorité des « portes étroites » émane des acteurs économiques, particulièrement de l'Afep (Association française des entreprises privées, structure représentant le CAC40) et du Medef avec parfois le concours de parlementaires disposés à déposer des saisines. Résultat, dans le cas de la loi sur le devoir de vigilance, le Medef a pu déposer sa « porte étroite » un jour seulement après la saisine !

Cette « surdétermination économique du droit » bien accueillie par ses gardiens historiques finit par dissoudre la distinction entre droit privé et droit public ce qui ne justifie plus l'existence des juridictions administratives, comme le savent depuis longtemps les anglo-saxons. Un beau sujet de rapport pour le Conseil d'État !

3. Le « droit souple »

Nouvelle modernisation, après le « rajeunissement » du droit administratif, son ramollissement, en l'espèce l'élévation d'un non droit au statut de « droit souple ».

Issu du droit international dans son interprétation anglo-saxonne et des pratiques des affaires, ce qu'on a appelé le droit « mou » dans un premier temps, puis de « droit souple » (« soft law » ) désigne des productions qui incitent plus qu'elles n'obligent et dont les manquements ne sont pas sanctionnés. On parle de « normativité relative » à leur propos.

On retrouve cette conception dans le droit dérivé de l'Union européenne (recommandations, avis, communications) et dans certaines des productions des AAI françaises.

La doctrine et le juge administratif ont d'abord refusé de reconnaître toute qualité juridique au droit souple qualifié alors de « droit mou » comme en témoigne le rapport du Conseil d'État de 1991 sur la qualité du droit, particulièrement sévère à cet égard. Pour le Conseil d'État d'alors, le droit c'est...le droit, il oblige.

Avec le développement du droit de l'Union et le rôle croissant des AAI, le Conseil d'État, comme pour la notion d'intérêt général va changer d'avis, adaptant ainsi sa position à l'air du temps comme le montre son rapport de 2013 portant sur le droit qui de mou est devenu souple.

Dans ce rapport, le Conseil d'État constate qu'à côté' des sources traditionnelles du droit (lois, décrets, contrats, conventions internationales, etc.) se sont développé d'autres instruments juridiques ayant en commun de ne pas obliger leurs destinataires, seulement d'orienter leurs comportements. Émanant de personnes publiques ou privées, difficiles à cerner et a` systématiser, ces productions renvoient à des appellations variées : recommandations, normes techniques, référentiels de bonnes pratiques, contrats-types, chartes, codes de bonne conduite ou encore lignes directrices. Ils se développent aussi bien dans les relations internationales que dans le fonctionnement de l'Union européenne, l'action des pouvoirs publics nationaux et la vie des entreprises.

Selon le Conseil d'État, « bien utilisé, le droit souple peut contribuer a` la politique de simplification des normes et a` la qualité' de la réglementation. La « complémentarité' organisée entre droit souple et droit dur permettra (...) de renforcer la qualité' de ce dernier. » Pour lui, l'appellation « droit souple » suppose que trois conditions cumulatives soient remplies :

- son objet est de modifier ou d'orienter les comportements de ses destinataires en suscitant, dans la mesure du possible, leur adhésion ;

- ne pas créer par lui-même de droits ou d'obligations pour ses destinataires ;

- présenter, par son contenu et son mode d'élaboration, un degré' de formalisation et de structuration qui l'apparente aux règles de droit.

En reconnaissant une légitimité au droit souple, le Conseil d'État le fait entrer dans le champ des actes susceptibles de recours devant lui. Ceci en parfaite contradiction avec le principe selon lequel un acte administratif ne peut être contesté devant le juge qu'à la condition de produire des effets juridiques.

Vu l'importance croissante de la régulation par le droit souple, le Conseil d'État a pris en compte ses conséquences possibles pour les acteurs concernés, leur offrant ainsi un recours.

Le droit souple se voyait ainsi reconnaître un statut juridique et les AAI un pouvoir réglementaire qu'elles n'ont pas !


* 81 Jurisprudence du 10 juin 2004

* 82 Arrêts du Conseil d'État précisant que les lois et règlements nationaux doivent respecter les dispositions des traités européens (arrêts Cafés Jacques Vabre et Nicolo) ; les règlements communautaires (CE 1990 Boisdet) ; les objectifs des directives communautaires (CE 1992, Rothmans et Philip Morris) ; les principes généraux du droit communautaire (CE 3 décembre 2001 Synd. nat. Industrie pharmaceutique). En conséquence et globalement, la loi ne peut s'opposer à un règlement ou à une directive européenne.

* 83 Titre d'un célèbre article du New York Times Magazine (13/09/1970).

* 84 Droit législation et libertés, Le mirage de la justice sociale. (Tome 2)

* 85 Comme dit Jean-Marc Sauvé : « Le juge ne saurait se placer hors du siècle, ni paraître ignorer sa part de responsabilité dans les évolutions de la société. » (La valorisation économique des propriétés des personnes publiques Entretiens du Conseil d'État en droit public économique 06/07/2011).

* 86 Que le marché soit aussi efficace pour créer des inégalités aux conséquences sociales calamiteuses et créer des problèmes écologiques de plus en plus difficiles à maîtriser ne vient visiblement pas à l'esprit.

* 87 Léon Duguit (1859-1928) juriste français spécialiste de droit public comme Hauriou auxquels on doit l'élaboration d'une théorie de l'État républicain et donc de l'intérêt général. Selon ce dernier, « L'État n'est pas une association pour travailler ensemble à la production des richesses, il est seulement pour les hommes une certaine manière d'être ensemble, de vivre ensemble, ce qui est essentiellement le fait politique. » (Note sous T.C. 9 déc. 1899.). L'exact opposé de la conception néolibérale.

* 88 Un signe qui ne trompe pas, c'est l'attachement des Français au service public. Ce dont se plaignent les habitants des territoires abandonnés de la République, ce n'est pas d'abord des tracas occasionnés par l'absence ou la mauvaise qualité des services publics à leur disposition, même si cela compte aussi pour eux, mais de subir un traitement inégalitaire signe de mépris pour eux, de n'être plus considérés comme des citoyens égaux aux autres. La possibilité d'accès aux services publics fait partie de la définition française de citoyen.

* 89 « Surdétermination économique du droit et nouvelles figures du service public », Politiques et management public Vol 29/3- 2012.

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