B. DE NOMBREUSES APPROXIMATIONS ET CONFUSIONS

Identifiées, à tort, comme un indicateur de dangerosité et de radicalisation, les « fiches S » ont fait l'objet, au cours des dernières années, d'une focalisation politico-médiatique délétère, tant pour l'efficacité de l'outil que pour l'action des services de renseignement.

1. Un outil qui n'est ni un indicateur de la dangerosité des personnes, ni destiné au suivi de la radicalisation
a) L'absence de lien entre la « fiche S » et le niveau de dangerosité d'une personne

Bien que créées à l'initiative des services de renseignement, les « fiches S » ne constituent pas , contrairement à de nombreuses idées reçues, un indicateur de la dangerosité d'une personne .

Toutes les personnes inscrites au fichier des personnes recherchées et pour lesquelles une fiche S a été créée ne sont en effet pas des objectifs des services de renseignement, c'est-à-dire des individus faisant l'objet d'une surveillance active par ces services.

Peuvent ainsi être concernées par une fiche S non seulement les « personnes faisant l'objet de recherches pour prévenir des menaces graves pour la sécurité publique ou la sûreté de l'État », mais également les personnes entretenant ou ayant des relations directes avec ces individus, y compris si celles-ci ne représentent aucune menace.

Le fichage de cette seconde catégorie d'individus a pour objectif de permettre aux services de renseignement de recueillir des informations sur un de leurs objectifs, par le biais des contacts qu'il entretient avec son entourage . Par exemple, le simple fait de constater lors du contrôle d'identité de M. X, fiché S en raison de son carnet d'adresses, qu'il était accompagné de M. Y et M. Z permet ainsi aux services de renseignement de savoir que M. Y et M. Z se sont rencontrés, information qui peut présenter un intérêt supérieur au fait de connaitre les éventuels déplacements de M. X.

La « fiche S » n'a pas vocation à informer les services disposant d'un accès au fichier des personnes recherchées, en particulier les forces de sécurité intérieure sur la dangerosité éventuelle d'une personne contrôlée . Comme indiqué précédemment, une fiche ne comprend qu'un nombre très limité d'informations, qui ne mentionnent pas les raisons précises pour lesquelles la personne fait l'objet d'une fiche S.

Cela explique au demeurant qu'il n'existe, au sein du fichier, aucun classement ou aucune hiérarchisation des personnes inscrites au FPR avec une fiche S . Les différentes catégories de fiches correspondent à différentes conduites à tenir pour les forces de sécurité intérieure, mais ne reflètent en aucun cas une distinction entre des personnes susceptibles d'être identifiées comme appartenant au « haut du spectre » et celles qui relèveraient du « bas du spectre ».

Outre le fait d'être complexe, le classement des personnes fichées S sur la base de leur niveau de dangerosité serait à la fois inutile et contreproductif : inutile car l'objet de la fiche S n'est pas d'assurer une surveillance active des personnes fichées ; contreproductif car il conduirait à diffuser trop largement, auprès des services ayant accès au fichier des personnes recherchées, des informations confidentielles.

b) Une assimilation erronée de la fiche S à un outil de suivi de la radicalisation

Si le terme de « fiché S » est désormais couramment utilisé pour désigner un individu radicalisé, la  fiche S ne constitue pas plus un outil de suivi de la radicalisation qu'un indicateur de dangerosité.

Force est en premier lieu de constater que la catégorie « S » du fichier des personnes recherchées concerne un périmètre beaucoup plus large que les seuls individus radicalisés.

Les personnes appartenant à la mouvance radicale islamiste et suivies à ce titre par les services de renseignement constituent, certes, un vivier important des fiches S, qui n'a cessé de progresser au cours des dernières années. Selon les dernières statistiques communiquées à votre rapporteur, en avril 2018, environ 17 000 fiches S, sur un total de  26 000, concernaient des personnes fichées pour radicalisation ou en raison de leurs relations avec des personnes radicalisées.

Les fiches S ne sont, pour autant, pas dédiées au suivi de la radicalisation. Nombreux peuvent en effet être les motifs à l'origine de l'inscription S au FPR. Les services de renseignement y recourent ainsi dans le but de recueillir des informations ou d'effectuer des investigations pour d'autres finalités que la prévention du terrorisme, qu'il s'agisse de la contre-ingérence 42 ( * ) , du contre-espionnage ou encore de la lutte contre les extrémismes violents 43 ( * ) . Peuvent ainsi figurer au FPR, avec une fiche S, les personnes appartenant aux mouvements hooligans, aux mouvances d'ultragauche ou d'ultra-droite, etc .

Qui plus est, jusqu'à récemment, toutes les personnes suivies par les services de renseignement pour radicalisation ne faisaient pas systématiquement l'objet d'une inscription au fichier des personnes recherchées avec une fiche S. Le FPR n'a en effet, par nature, aucune vocation à recenser exhaustivement les signalements de radicalisation . Il appartient à chaque service de renseignement de demander ou de procéder à la création d'une fiche en fonction de ses besoins de renseignement sur un individu, et ce quel que soit son niveau de radicalisation.

Simple outil de collecte d'informations , la « fiche S » n'a, en second lieu, pas pour finalité de permettre le suivi régulier , et encore moins une surveillance, des individus entrés dans un processus de radicalisation. Elle se distingue, à cet égard, du fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT).

Créé en 2015 et administré par l'unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), ce dernier a pour finalité de centraliser les signalements des personnes radicalisées ou présentées comme telles lors de la transmission des signalements, qu'elles soient engagées dans un processus de radicalisation ou susceptibles de prendre part au jihad ou à des activités terroristes, et d'en permettre un suivi individualisé : il s'agit de s'assurer que chaque personne signalée fasse l'objet d'une prise en charge et d'un suivi administratifs par un service.

Le FSPRT, un fichier de signalement et de suivi des personnes radicalisées

Depuis la mise en place du dispositif national de lutte contre la radicalisation le 29 avril 2014, l'unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) assure la collecte et le suivi administratif des signalements d'individus radicalisés susceptibles de basculer dans l'action violente.

Au regard de l'ampleur des signalements et afin de partager, dans un cercle spécifique et plus restreint que le FPR, les informations permettant d'assurer le suivi permanent d'un individu, l'UCLAT a créé en 2015 un fichier dédié : le Fichier de traitement des Signalements pour la Prévention de la Radicalisation à caractère Terroriste (FSPRT).

Créé par décret en Conseil d'État, non publié, du 5 mars 2015, le FSPRT constitue l' outil national de recensement et de centralisation des informations des personnes engagées dans un processus de radicalisation, en vue d'en informer les autorités compétentes et d'assurer le suivi des personnes fichées.

Y sont recensées les informations relatives à l'ensemble des personnes résidant sur le territoire national et signalées pour radicalisation . Le FSPRT est, à cet égard, alimenté par plusieurs vecteurs :

- les signalements émis par des particuliers via le centre national d'assistance et de prévention de la radicalisation, soit par la plateforme téléphonique nationale de signalement, soit par un site internet dédié (30 % des personnes fichées). Les signalements reçus dans ce cadre font l'objet d'un processus de validation par l'UCLAT avant d'être enregistrés dans le fichier ;

- les signalements effectués par les services territoriaux (services de l'Éducation nationale, élus locaux, services municipaux, associations sportives, etc .), via les états-majors de sécurité de chaque préfecture (37 à 38 % des personnes fichées). Les signalements sont alors inscrits par l'UCLAT ;

- les signalements effectués par les services de renseignement (30 à 32 % des personnes fichées).

Le FSPRT répond à un besoin de décloisonnement et de partage de l'information entre services aux fins de suivi des personnes radicalisées. Conçu comme un outil de travail collaboratif , il comprend des informations précises sur les profils des personnes concernées (lieux de résidence, profession exercée, signes de radicalisation, velléités de départ à l'étranger, pratiques sportives à risque, etc. ) et sur les mesures de suivi mises en place, enrichies au fil du temps.

Au 1 er décembre 2018, le FSPRT recensait 20 560 individus .

Contrairement aux « fiches S », le FSPRT est donc structuré de manière à permettre un échange de données entre services et à faciliter le suivi des personnes signalées pour radicalisation . Chaque personne qui y est inscrite fait ainsi l'objet d'un classement, en six catégories, qui repose à la fois sur l'évaluation de son niveau de radicalisation et sur le niveau du suivi qu'il est décidé de lui affecter.

Sur les 20 560 individus inscrits dans le FSPRT au 1 er décembre 2018, 9 762 faisaient l'objet d'une fiche dite « active » ou « prise en compte », c'est-à-dire affectée à un service de renseignement, qui en assure le suivi et, le cas échéant, la surveillance. Bien que le fichier ne procède pas, à proprement parler, à une classification des personnes signalées selon leur niveau de dangerosité, leur répartition entre les services de renseignement s'effectue néanmoins selon l'évaluation de leur niveau de radicalisation : la DGSI bénéficie ainsi d'un droit d'évocation pour toute personne radicalisée signalée comme présentant un caractère actuel de dangerosité (« haut du spectre » 44 ( * ) ) ; les individus identifiés comme appartenant au « bas du spectre » sont quant à eux généralement suivis par les services de renseignement territoriaux.

Les autres signalements sont en « cours d'évaluation » (234 individus étaient concernés par ce statut au 1 er décembre 2018) ou « en veille » pour les personnes identifiées comme moins prioritaires, mais qui demeurent toutefois sous observation au nombre de 2 981 au 1 er décembre 2018).

En dépit de leurs finalités différentes, les « fiches S » du FPR et le FSPRT ont fait l'objet, au printemps 2018, d'un rapprochement . Il est désormais procédé plus systématiquement à la création, par les services de renseignement, d'une fiche S au sein du FPR pour toute personne signalée pour radicalisation et inscrite au FSPRT.

Ce changement de doctrine , qui a entraîné, en quelques mois, une augmentation significative du nombre de personnes fichées S, avait pour objectif principal d'enrichir le FSPRT par l'apport d'informations en provenance du FPR, notamment pour les objectifs dits du « bas du spectre », dont l'évaluation et la surveillance peuvent, comme l'ont démontré les derniers attentats commis sur le sol national, se révéler complexe. Il n'a toutefois conduit à modifier ni la finalité, ni la nature des « fiches S », dont la création demeure, en définitive, de la responsabilité des services de renseignement, auxquels il revient d'évaluer l'opportunité d'émettre ou non une fiche.

Votre rapporteur note toutefois que ce rapprochement , parfois critiqué par les services de renseignement eux-mêmes, renforce la confusion qui peut exister, dans le débat public, autour de la « fiche S » et de son assimilation trop fréquente à un outil de suivi de la radicalisation.

2. Un outil qui fait l'objet d'une focalisation excessive au détriment de son efficacité

Au cours des dernières années, en réaction tant à l'amplification des phénomènes de radicalisation qu'à la multiplication des actes de terrorisme sur le territoire national, les fiches S ont fait l'objet d'une focalisation à outrance, au sein des médias comme dans les discours politiques .

À l'occasion de chaque attentat qui a frappé notre pays, les fiches S ont ainsi servi, de manière erronée si ce n'est simpliste, d'unique clé de lecture pour analyser et évaluer l'efficacité des dispositifs de lutte contre le terrorisme et de l'action des services de renseignement.

Le seul fait qu'un ou plusieurs individus fichés S aient pu passer à l'acte a été, à maintes reprises, interprété dans le débat public comme la preuve de l'inefficacité du dispositif de fichage et, plus largement, des dispositifs de surveillance :

Comment un individu fiché S a-t-il pu légitimement échapper à la surveillance des services de renseignement alors qu'il était connu de ces services et réputé dangereux ? Comment, dès lors qu'elles font l'objet d'un fichage, améliorer la surveillance des personnes fichées S et faire obstacle à leur passage à l'acte ?

Autant de constats et d'interrogations qui ont alimenté, dans les débats politiques, des propositions de réforme pour le moins hasardeuses . Qu'il s'agisse d'expulser les personnes fichées S du territoire national, de leur placement en rétention administrative ou sous bracelet électronique, ces propositions reposent toutes sur une méconnaissance de la nature et de la finalité des fiches S.

Les fiches S n'ont en effet jamais eu pour objet d'empêcher un attentat ; elles matérialisent simplement, comme cela a précédemment été précisé, une remontée aléatoire d'informations au profit d'un service de renseignement. Dès lors qu'elles ne témoignent pas du niveau de dangerosité d'une personne ni de la mise en oeuvre d'une surveillance active à son égard, elles ne sauraient être utilisées comme un marqueur de l'efficacité des dispositifs de lutte antiterroriste, qui repose, en réalité, sur un ensemble d'instruments qui ne sont pas publics, et n'ont pas d'ailleurs vocation à le devenir.

Le cas de Khamzat Azimov, auteur de l'attentat commis près de l'Opéra de Paris en mai 2018 est, à cet égard, emblématique des confusions relevées par votre rapporteur. Si son passage à l'acte questionne, sans aucun doute, la capacité de nos services de renseignement à repérer une menace endogène et incarnée par des individus se radicalisant seuls, il ne remet, pour autant, pas en cause l'efficacité des fiches S en tant qu'outil d'information. Le seul fait que Khamzat Azimov ait été repéré par les services de renseignement pourrait même témoigner, a contrario , de l'efficacité du renseignement : le passage à l'acte d'un individu qui aurait échappé aux radars des services de renseignement aurait, en soi, soulevé plus d'interrogations quant à l'efficacité du renseignement antiterroriste.

Outre qu'elle repose sur des postulats erronés, cette sur-médiatisation des fiches S a, de l'avis de plusieurs personnes entendues par votre groupe de travail, contribué à affaiblir l'action des services de renseignement.

L'efficacité des  fiches S repose en effet sur la préservation de leur  confidentialité : toute personne suspectant qu'elle fait l'objet d'un fichage risque en effet de développer des stratégies d'évitement, à l'instar de son entourage, avec pour conséquence de priver les services de renseignement d'informations essentielles. De plus, il n'est pas exclu que certains passages à l'acte aient pu être provoqués par le fait qu'une personne se soit sentie ou ait été informée qu'elle faisait l'objet d'une fiche S. Or, comme l'ont indiqué plusieurs personnes entendues par votre groupe de travail, cette exigence de confidentialité est affaiblie par une focalisation excessive du débat public sur cet outil pourtant indispensable à l'action de renseignement sur le territoire national.


* 42 Par exemple, un étudiant de nationalité étrangère qui est suspecté de voler des données dans une administration publique ou une entreprise.

* 43 Selon les informations communiquées à votre rapporteur, certaines fiches S seraient également créées à la demande de services de renseignement étrangers, pour des motifs divers ne se rattachant pas tous à un suivi de la radicalisation.

* 44 Sont notamment répertoriés sous cette catégorie les individus présentant un lien supposé avec un projet ou un réseau terroriste, les individus velléitaires pour rejoindre une terre de djihad ainsi que les individus radicalisés signalés comme présentant un caractère actuel de dangerosité.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page