B. UN SECTEUR STRATÉGIQUE OBLIGÉ DE S'ADAPTER À UNE NOUVELLE DONNE

Tandis que le secteur spatial obéit au temps long avec des projets qui se construisent sur plusieurs années, il est bousculé par de nouveaux acteurs, agiles et puissants, portés par la révolution numérique et animés par de fortes ambitions commerciales. Cette évolution ne fait que renforcer l'importance stratégique pour l'Europe de disposer d'une politique spatiale souveraine, même si, forcée de s'adapter, cette politique peine à prendre corps.

1. L'espace au coeur du monde numérique attire de nouveaux acteurs privés

La révolution numérique , qui a multiplié des besoins de connexion et de télécommunication, a renforcé la place des satellites dans nos sociétés . Elle en a aussi fortement augmenté le nombre. On compte ainsi plus de 2000 satellites en orbite au-dessus de la Terre en 2019 . Or, la moitié d'entre eux ont été lancés depuis 2015.

Cette tendance est due en partie à l'évolution technologique : on lance des satellites de plus en plus petits, qui sont plus performants que leurs prédécesseurs. Deux tiers des satellites sont envoyés en orbite basse et concernent l'imagerie terrestre, la météorologie et les télécommunications. Les satellites aidant à la navigation sont en orbite dite moyenne, tandis qu'environ un quart des satellites sont en orbite géostationnaire, soit à 36 000 kilomètres de la Terre.

La multiplication des satellites est surtout due à l'apparition du New Space , c'est à dire à un double phénomène initié aux États-Unis, qui conjugue une ouverture de l'espace à de nouveaux acteurs et une extension du champ d'application des technologies spatiales .

Ces nouveaux acteurs sont des acteurs privés , les GAFAM, qui entrent sur un terrain jusqu'à présent réservé aux États et autres acteurs institutionnels et scientifiques. Ils apportent des financements importants et des technologies issues du numérique (en particulier en ce qui concerne les données). Ils viennent avec de grandes ambitions comme la constitution de constellations de télécommunication qui leur sont propres et des méthodes disruptives. Un de leurs objectifs premiers est d'utiliser la formidable manne que constitue la donnée spatiale, donnée à forte valeur ajoutée et au potentiel encore peu exploité. Ces données viendront alimenter de nouvelles applications et de nouveaux services. En effet, une des caractéristiques du New Space est de penser d'abord aux besoins de l'utilisateur de données, dans une perspective commerciale.

Quand Elon Musk, le patron de Tesla, a annoncé que son entreprise Space°X inventerait une fusée réutilisable, peu y ont cru. Aujourd'hui, elle révolutionne le marché des lanceurs, entraînant une chute du coût de l'accès à l'espace. Ce faisant, il a porté un coup sévère à la concurrence, et notamment au lanceur européen Ariane et à l'ensemble de la filière spatiale commerciale.

ARIANE, UNE RÉUSSITE FRANÇAISE ET EUROPÉENNE

Initialement issu des travaux du CNES, le programme Ariane est lancé en 1973 par l'Agence spatiale européenne afin de donner les moyens à l'Europe de mettre en orbite ses satellites sans dépendre des autres puissances spatiales. Il succède à l'échec du programme Europa initié dans les années 1960.

La 1 ère version d'Ariane, Ariane 1, effectue son vol inaugural depuis le Centre spatial guyanais (CSG), le 24 décembre 1979. Elle est rapidement remplacée par des versions plus puissantes, Ariane 2, Ariane 3 et Ariane 4 qui effectuent leur 1er vol respectivement en 1986, 1984 et 1988.

Pour faire face à l'augmentation de la masse des satellites, le lanceur est ensuite complètement refondu, donnant naissance à la version Ariane 5 capable de placer jusqu'à 9,4 tonnes en orbite de transfert géostationnaire (GTO). Son 1er vol a eu lieu en 1996. Ariane 5 devient rapidement leader mondial sur le marché des lancements de satellites de télécommunications. Mais bientôt, le lancement double qui a longtemps été une force pour Ariane 5, devient un défi plus difficile à relever dans un contexte de plus en plus concurrentiel. Le marché change. Le modèle technico-économique d'Ariane doit s'adapter à une nouvelle donne.

En 2014, l'Europe décide donc de lancer le programme Ariane 6 pour réinventer une nouvelle fois Ariane. Ce nouveau lanceur conçu par les équipes du CNES, de l'agence spatiale européenne et de l'industrie, sera mieux adapté au lancement des satellites gouvernementaux et commerciaux, grâce à ses 2 versions, Ariane 62 et Ariane 64, la possibilité de rallumer son étage supérieur et la maîtrise de ses coûts de production. Un 1er lancement pourrait avoir lieu en 2020 depuis le CSG.

Source : www.ariane.cnes.fr

Les chiffres publiés par Eurospace, l'association des industriels européens du secteur spatial, l'attestent : en 2018 , en dépit d'une augmentation des investissements publics dans le spatial au niveau mondial (principalement aux États-Unis et en Chine), le chiffre d'affaires de l'industrie spatiale européenne affiche sa première baisse depuis quinze ans, à 8,48 milliards d'euros, contre 9 milliards d'euros l'année précédente . Le marché a été divisé par trois, en trois ans . Eurospace estime que les ventes de systèmes complets de satellites en Europe ont reculé de 26 % en 2018 par rapport à 2017 et celles à l'exportation de 30 %, soit une perte de 20 % de chiffre d'affaires pour les fabricants de satellites comme Thalès Alenya Space et Airbus. Ce recul est également constaté sur le chiffre d'affaires des lanceurs européens, Ariane 5 et Vega, passé de plus d'un milliard d'euros en 2017 à 930 millions d'euros en 2018.

Face à cette concurrence accrue, l'Europe se doit de réagir. Thalès et Airbus sont des entreprises très compétitives . Les technologies qu'elles développent leur permettent de gagner des appels d'offres internationaux. Elles ont besoin de s'appuyer sur un lanceur qui soit lui aussi compétitif, donc moins cher. Autrement dit, pour rester concurrentielles, elles ont besoin de voir le coût des lanceurs baisser .

Fort heureusement, c'est l'orientation prise pour la construction d'Ariane 6 , comme l'a rappelé au Sénat 1 ( * ) André-Hubert Roussel, le président exécutif d'ArianeGroup. Le mot d'ordre est que les procédés de fabrication soient les plus rapides et les moins chers possibles. Cela se traduit notamment par le raccourcissement du délai de production : entre le début de la production et le lancement en Guyane, il ne doit plus se passer que deux ans pour Ariane 6, contre trois ans pour Ariane 5. Un autre aspect important concerne les recherches pour permettre encore d'abaisser les coûts avec le développement d'un nouveau moteur à bas coût et potentiellement réutilisable , Prometheus, et d'un étage supérieur de la fusée beaucoup plus léger et, enfin, d'un démonstrateur d'étage réutilisable, Themis .

Pour vos rapporteurs, ces évolutions sont primordiales pour permettre à l'industrie européenne de se maintenir dans la compétition mondiale et conserver des emplois qualifiés et d'avenir en Europe. Une action de plus grande ampleur sera néanmoins nécessaire, tant le spatial relève plus que jamais de la souveraineté au XXI è siècle.

2. L'espace, enjeu de souveraineté

Si le domaine spatial attire de plus en plus d'investisseurs privés, il est aussi au coeur des ambitions des États, anciennes ou nouvelles.

En premier lieu, on trouve la réaffirmation américaine de demeurer la première puissance spatiale au monde . Cela se traduit d'abord par des investissements massifs 2 ( * ) , estimés entre 40 et 50 milliards d'euros annuels si on inclut les investissements relevant de la défense. Comme l'a rappelé Jean-Yves Le Gall à vos rapporteurs, le CNES dispose d'un budget annuel de 2,4 Mds€, soit l'équivalent de la seule augmentation annuelle du budget de la NASA ! Le renouveau américain se traduit également par l'annonce par le président Trump de la création d'une force spatiale, appelée à devenir la sixième entité des armées américaines. Enfin, c'est aussi l'annonce de grands projets d'exploration de Mars et d'un retour sur la Lune.

Pour sa part, la Chine a aussi fait montre d'ambitions dans le domaine spatial , estimant que ces technologies étaient essentielles à son développement. Avec un budget annuel de 5,3 milliards d'euros, elle reste loin des États-Unis, mais elle est désormais le deuxième lanceur mondial de satellites en volume avec 39 lancements en 2018. Elle a démontré ses progrès technologiques en posant un module sur la Lune et ambitionne de construire une station spatiale d'ici à 2022 et d'aller sur Mars.

L'Inde , même si elle est très loin (1,5 Mds€ de budget annuel), a, elle aussi, a fait preuve de son ambition en devenant la quatrième puissance au monde capable de détruire un satellite . Elle a instauré son propre système de navigation et développe des satellites de petite taille et peu chers. Elle confirme sa volonté d'autonomie dans le domaine spatial en voulant se doter de ses propres lanceurs.

La Russie et le Japon apparaissent aujourd'hui et, pour des raisons différentes, plus en retrait . La première n'est plus au niveau où elle était et peine à se maintenir dans la course à la technologie. Le second ne parvient pas à exporter une technologie pourtant à la pointe.

Derrière ces ambitions, se cache la réalité militaire : la technologie spatiale est essentielle à l'activité militaire, qui dépend d'une connexion indépendante et permanente . C'est la raison pour laquelle, les satellites militaires sont légions partout autour du globe. En Europe ou ailleurs, la question de la défense a partie liée avec la politique spatiale, faisant de cette dernière un élément de souveraineté essentiel au XXI è siècle. Deux exemples l'illustrent

D'une part, la grande majorité des personnes auditionnées par vos rapporteurs ont mentionné la sécurité informatique des programmes et technologies spatiaux comme une préoccupation croissante, nécessitant des investissements toujours plus importants. Ils ont, cependant, fait état de l'excellent niveau de la cybersécurité française.

D'autre part, il importe de rappeler que les États-Unis, par une législation baptisée ITAR (pour International traffic in arms regulations , réglementation sur le trafic d'armes au niveau international), contrôlent les importations et les exportations de biens jugés sensibles pour la sécurité nationale du pays. De fait, ils empêchent la Chine de lancer des satellites qui contiennent des technologies américaines.

Pour ces raisons, vos rapporteurs sont convaincus que l'accès souverain à l'espace doit être une pierre angulaire de la politique spatiale européenne . L'Europe se doit de garder les moyens d'assurer son autonomie dans l'espace à l'heure où un acteur dominant veut le rester et où d'autres montrent de réelles ambitions. Pour cela, l'Union européenne dispose d'un atout non négligeable avec le Centre spatial guyanais : un port spatial. Toutefois, tous les États membres ne sont pas convaincus de la nécessité de conserver un accès souverain à l'espace. La France, avec l'aide de la Commission européenne qui partage sa position, doit faire encore davantage pour préserver ce pan de sa souveraineté.


* 1 Audition conjointe par la commission des affaires économiques et la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées de M. André-Hubert ROUSSEL, président exécutif d'ArianeGroup, et M. Jean-Yves LE GALL, président du Centre national d'études spatiales, sur la politique des lanceurs spatiaux le 22 mai 2019 (le compte-rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20190520/ecos.html#toc2).

* 2 Voir annexe page 41.

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