E. POUR COMBLER NOTRE RETARD, LA NÉCESSITÉ DE MOBILISER LE CAPITAL FINANCIER ET HUMAIN

Il ne peut y avoir de combat en faveur de la souveraineté numérique française sans mobiliser les armes nécessaires. Votre rapporteur insiste sur la nécessité d'adopter une approche plus offensive , y compris pour davantage mobiliser les capitaux financiers et humains . Sans ces capitaux, la France ne pourra disposer des acteurs lui permettant d'être souveraine.

La commission a pu constater que des progrès avaient été réalisés dans ce domaine et que certaines annonces du Gouvernement allaient dans le bon sens, à l'image du lancement du Fonds pour l'innovation et l'industrie le 15 janvier 2018, dont un tiers des revenus sera consacré au financement de startups deep tech , portant des technologies de pointe, plus risquées, avec des retours sur investissement plus longs. Ce fonds devrait être doté de 10 milliards d'euros à partir de cessions d'actifs et d'apports en titres et devrait générer 250 millions d'euros par an. Ces start-up de la deep tech bénéficient en outre des financements du fonds French Tech Seed 341 ( * ) , financé par le programme d'investissement d'avenir 3 (PIA 3) 342 ( * ) .

Toutefois, de nombreux progrès restent encore à accomplir.

Ainsi, pour rester au premier rang de l'innovation numérique, il convient de favoriser et de financer l'émergence de pépites technologiques et de licornes 343 ( * ) nationales.

1. Améliorer les dispositifs du capital-risque et du crédit d'impôt recherche

Sur le financement des pépites technologiques, votre commission a souhaité approfondir deux constats fréquemment avancés pour expliquer le retard français : (1) les start-up françaises se heurteraient à un plafond de verre qui les empêcherait de croître et qui les conduirait à exporter leurs idées, talents et fonds, notamment aux États-Unis ; (2) les start-up et entreprises innovantes françaises seraient fréquemment rachetées par des fonds américains ou asiatiques , ce qui nuirait à la souveraineté française.

Si votre rapporteur ne nie pas ces constats, les auditions menées lui permettent de les nuancer. Un optimisme raisonnable est possible.

a) Un manque de profondeur du capital-risque en France ?

Ce plafond de verre trouverait son origine dans un marché du capital-risque moins profond en France que dans d'autres pays.

Le financement par le capital-risque

Ce modèle de financement a été conçu et diffusé aux États-Unis par le Français Georges Doriot au milieu du XXe siècle. Il s'adapte parfaitement aux exigences de l'économie du numérique où le rythme de l'innovation industrielle impose des investissements considérables sur une période de temps courte. Dans ce modèle, les entreprises connaissent une croissance spectaculaire et peuvent dépasser en quelques années la capitalisation boursière d'entreprises parfois établies depuis plusieurs décennies. Grâce au capital-risque, des start-up peuvent compenser leur petite taille par la mobilisation rapide et massive de ressources nécessaires à l'innovation de rupture.

Source : Mission d'expertise sur la fiscalité de l'économie numérique. Lien : https://www.economie.gouv.fr/files/rapport-fiscalite-du-numerique_2013.pdf

Que nous disent les chiffres ? En 2018, d'après les chiffres communiqués par France Invest à votre commission, les acteurs français du capital-investissement ont levé 18,7 milliards d'euros (+13,3 % par rapport à 2017) et accompagné 2 218 entreprises (+3,6 % par rapport à 2017).

En termes d'entreprises accompagnées, la France est le premier pays européen

Source : France Invest

Toutefois, en termes de montants investis, la France se situe encore loin du Royaume-Uni

Source : France Invest

Ces données montrent que les start-up et entreprises britanniques, si elles sont moins nombreuses à bénéficier des fonds investis par le biais du capital risque, obtiennent toutefois davantage de ressources lorsqu'elles sont choisies par un fonds de capital-investissement. Le constat est le même pour le capital-innovation : la France occupe la première place pour le nombre d'entreprises accompagnées (877 en France, contre 779 en Allemagne et 702 au Royaume-Uni) mais la seconde pour les montants investis (1,62 milliard d'euros en France, contre 2,04 au Royaume-Uni et 1,31 en Allemagne).

Parmi ce capital-innovation, l'informatique et le numérique occupe la première place des secteurs bénéficiaires en France , que ce soit en termes de montant (836 millions d'euros, soit 51,6 %) ou d'entreprises (374, soit 42,6 %). En outre, selon une récente étude d'eFront 344 ( * ) , la proportion de fonds dépassant la barre des 8 % de rendement, gage de plus-value pour les dirigeants, est sensiblement la même en Europe (29 %) qu'aux États-Unis (28 %), premier marché mondial pour le capital-risque. La situation est légèrement moins favorable si on ne tient compte que des levées de fonds réalisées au profit des start-up : la France se situe là en troisième position (15 % du montant total levé), derrière le Royaume-Uni (31 %) et l'Allemagne (19 %) 345 ( * ) .

Ces chiffres montrent que la situation française n'est pas en décrochage par rapport à celle de ses principaux partenaires européens, exception faite du Royaume-Uni. Cependant, à l'échelle internationale, la situation française et européenne est moins enviable. En 2018, les levées de fonds des start-up européennes n'ont représenté que 10 % de ce financement mondial, contre 53 % pour les États-Unis et 27 % pour la Chine 346 ( * ) . Philippe Tibi ajoute que, parmi les 392 licornes recensées au mois de juillet 2019, 182 sont américaines, 94 chinoises et 45 européennes (dont seulement cinq françaises ).

De l'avis partagé de Bpifrance et de France Invest, auditionnés conjointement par votre commission, il ne faut pas nier les progrès accomplis. La France se situant ainsi aux toutes premières places mondiales pour la phase d'amorçage , elle doit maintenant muscler ses dispositifs en phase de développement . Ce constat est partagé par le ministre de l'économie et des finances : « nous sommes bons pour créer des start-up, nous sommes bons sur la recherche, notamment fondamentale et sur l'innovation mais nous n'avons pas les moyens de les faire grandir » 347 ( * ) .

Pour cela, les fonds français doivent atteindre une taille critique pour attirer les plus grands fonds étrangers , à la recherche de gros tickets, et pour permettre aux entreprises qu'ils soutiennent de changer de dimension . La Dinsic partage ce constat puisque son directeur estime qu'il y a moins un problème de capitaux qu'un problème à trouver des porteurs de projets nécessitant des tickets à plusieurs centaines de millions d'euros, sans lesquels on ne peut créer de géants du numérique.

Il existe en outre de nombreux dispositifs de financement de l'innovation et de soutien aux entreprises innovantes . Depuis 2011, et au 31 décembre 2018, le fonds Ambition numérique de Bpifrance a par exemple investi dans 43 start-up, pour un montant de 205 millions d'euros. Sont choisis des secteurs indispensables au développement de l'économie numérique (logiciels, objets connectés, intelligence artificielle...). Le fonds intervient à hauteur de 1 à 10 millions d'euros, dans des sociétés ayant dépassé la phase d'amorçage. Autre point de comparaison, l'effort de recherche français se maintient aux premières places mondiales 348 ( * ) .

Les explications des difficultés que peuvent rencontrer les start-up pour se financer se trouvent donc ailleurs. Premièrement, ces cadres de financement, qu'ils soient nationaux ou européens, sont, en termes de maturité , très fragmentés : ils interviennent soit très en amont, au niveau de la recherche académique, soit très en aval, par exemple au sein des pôles de compétitivité. Il n'existe pas de cadre englobant permettant, pour un même projet, de mener les recherches en amont, de conduire les produits à maturité et d'enfin aider à leur commercialisation. Pour répondre aux initiatives des géants du numérique, mais aussi des États-Unis et de la Chine, notamment sur le quantique ou sur l'intelligence artificielle embarquée, la France et l'Union européenne auraient tout bénéfice à développer un tel cadre .

Votre rapporteur admet qu' il n'est pas envisageable, au moins à court et moyen terme, de vouloir rivaliser avec le Royaume-Uni, et encore moins avec les États-Unis . C'est une position de bon sens, qui part d'abord d'un constat simple : le marché des capitaux à risque est structurellement plus étroit en Europe qu'aux États-Unis, le risque vieillesse y étant notamment géré différemment.

Votre rapporteur insiste toutefois sur deux lacunes dans le financement privé des start-up en France : au début de la chaîne, avec un nombre plus faible de business angels que chez nos partenaires européens ; en fin de chaîne, avec une difficulté du capital-croissance à répondre aux besoins de financement des entreprises innovantes . Or, ceci est un handicap majeur à la défense de notre souveraineté numérique puisque, « dans la compétition internationale entre start-up innovantes, le montant des levées de fonds est un déterminant fondamental de la capacité à réussir le processus d'innovation : portage d'un projet technologique jusqu'à la phase d'industrialisation ou vitesse d'acquisition de parts de marché dans un projet numérique d'innovation d'usage » 349 ( * ) .

L'économiste français Philippe Tibi a récemment remis un rapport sur les moyens d'aider les jeunes entreprises françaises innovantes à lever des fonds et à réussir leur entrée en bourse . Le constat du rapport est sans appel : en France, la seule société technologique de moins de 25 ans présente au CAC 40 est Dassault Systèmes, tandis que les entreprises du secteur technologique représentent environ un tiers de l'indice S&P500 (États-Unis). Dassault Systèmes est également la seule entreprise présente dans le top 100 des entreprises numériques cotées de Forbes (49 sont américaines, 14 chinoises). Pourtant, la France dispose de nombreux atouts : sa recherche de haut niveau, ses ingénieurs reconnus pour la qualité de leur formation, un niveau d'investissement en R&D correct, l'accès à un marché européen de 500 millions de citoyens. Le facteur clé est donc celui du financement . Deux pistes sont proposées dans le rapport Tibi :

1°) répondre aux manques de financement en late stage , c'est-à-dire les levées supérieures à 30-40 millions d'euros (et 100 millions d'euros pour atteindre le statut de licorne). Le rapport recommande de créer 10 fonds late stage gérant au moins un milliard d'euros chacun.

Votre rapporteur est plutôt sceptique sur la façon dont le rapport propose d'atteindre ces volumes : par « un travail de conviction ». Cela fait écho aux propos du secrétaire d'État chargé du numérique, Monsieur Cédric O, devant la commission d'enquête : « nous pouvons agir à législation constante », pour déplacer des millions d'euros vers ces entreprises innovantes. Une question demeure : comment ? Une première piste est esquissée avec la mise en place d'un label French Tech Investissement , à l'image de ce qui existe aujourd'hui avec les fonds labellisés « investissement socialement responsable », qui parviennent à collecter entre 1,5 et 2 milliards d'euros par an, en s'appuyant notamment sur l'épargne salariale . Lever de tels fonds permettrait ensuite aux startups de pouvoir être introduites en bourse, un passage obligé pour Philippe Tibi, pour qui « tous les leaders technologiques mondiaux aujourd'hui, notamment américains et chinois, ont été accompagnés par des fonds de capital-risque jusqu'à maturité, puis se sont introduits en Bourse » 350 ( * ) .

2°) Susciter la demande des actionnaires pour les titres des start-up ou autres entreprises innovantes . Le rapport préconise ici l'émergence de fonds global tech , tels qu'il en existe au Nasdaq. Ces fonds sont gérés par des experts des nouvelles technologies et des modèles économiques portés par ces entreprises innovantes.

L'émergence de ces fonds nécessite donc tant des moyens financiers que des compétences humaines. L'objectif est ambitieux : lancer cinq à dix fonds de dix milliards d'euros au total d'ici trois ans. Le financement reposerait ici plus largement sur les investisseurs institutionnels (huit milliards d'euros) avec, à nouveau, un travail de conviction, mené cette fois-ci auprès des particuliers, pour faire de la French Tech une nouvelle catégorie d'investissements installée et reconnue.

Votre rapporteur rappelle que diriger l'épargne des Français vers l'investissement productif , ici les entreprises du numérique, n'est pas un objectif nouveau . Les dispositifs adoptés par les gouvernements successifs se sont pourtant montrés décevants, à l'image du dispositif PEA-PME, jugé trop complexe, de la suppression de l'ISF PME ou de la réforme de la fiscalité du capital 351 ( * ) . Aujourd'hui, les valeurs technologiques représentent 7 % des encours des fonds français d'assurance-vie... mais 19 % des indices boursiers mondiaux 352 ( * ) .

Pour encourager le développement de business angels , votre rapporteur soutient une proposition du rapport de MM. Jacques Lewiner, directeur scientifique honoraire de l'ESPCI, doyen de l'Innovation et de l'Entrepreneuriat de PSL Université Paris, Ronan Stephan, directeur scientifique de Plastic Omnium, Stéphane Distinguin, président de Fabernovel et Julien Dubertret, inspecteur général des finances, sur les aides à l'innovation : augmenter le taux et les plafonds annuels de versement du dispositif de défiscalisation IR-PME 353 ( * ) . Ce taux est actuellement de 25 %, un niveau moins incitatif que celui proposé dans d'autres pays. Cela répondrait en plus à la baisse de la collecte constatée par France Invest et Bpifrance du fait de la disparition du dispositif ISF-PME.

Cette recommandation a été reprise par le rapport d'information relatif à l'accompagnement du cycle de vie des entreprises, publié en 2018 au nom de la délégation aux entreprises du Sénat 354 ( * ) , qui constatait que la France manquait d'un outil adapté au capital-risque, et notamment d'une dépense fiscale avantageuse pour ces acteurs. Le manque de fonds privés sur ce segment, et notamment de fonds capables de lever des tickets supérieurs à plusieurs dizaines de millions d'euros, conduit en effet les entreprises innovantes et les start-up à dépendre fortement du soutien public, et notamment de Bpifrance.

Votre rapporteur souligne enfin que les dispositifs d'incitation à l'innovation sont tellement divers qu'il serait judicieux de créer un point d'entrée unique pour toutes les entreprises . Bruno Le Maire a lui-même reconnu qu'il fallait rationaliser ces dispositifs : « il existe trop de canaux de financement, ce qui nuit à leur efficacité » 355 ( * ) . La création de ce portail bénéficierait d'autant plus aux start-up et aux PME, qui n'ont pas toujours les moyens humains pour effectuer ce long travail de recherche.

Étudier la possibilité et les impacts éventuels d'un élargissement de la dépense fiscale IR-PME, en y incluant éventuellement une composition « numérique ».

Créer un portail unique pour que toutes les entreprises puissent avoir davantage de visibilité sur les soutiens à l'innovation numérique en France.

b) Le crédit d'impôt recherche : un dispositif favorable à clarifier

Le crédit d'impôt recherche (CIR) demeure très apprécié des entreprises pour financer leurs efforts en R&D. Une première évaluation de cette dépense fiscale, la deuxième du budget de l'État (6 milliards d'euros) a conclu que les entreprises bénéficiaires avaient globalement accru leurs dépenses en R&D, même si les études économétriques diffèrent sur son ampleur (entre 0,9 et 1,5) 356 ( * ) .

Le crédit d'impôt recherche

Instauré en France en 1983, le CIR a pour objectif principal d'inciter les entreprises à accroître leurs dépenses de R&D en réduisant le coût de ces activités, par le biais d'une dépense fiscale. Depuis 2008, le dispositif repose uniquement sur le volume des dépenses. Le crédit d'impôt s'impute ensuite sur l'impôt sur les sociétés à hauteur des taux suivants : 30 % pour les dépenses inférieures à 100 millions d'euros et 5 % au-delà.

La quasi-totalité des membres de l'OCDE ont un dispositif fiscal similaire, la France étant parmi les pays les plus généreux.

Votre rapporteur estime toutefois que le CIR devrait être mieux adapté au secteur du numérique . Les innovations dans le domaine numérique reposent moins sur des innovations technologiques que sur des innovations d'usage, en s'appuyant sur la proposition de services. Or, les critères d'éligibilité du CIR devraient être clarifiés pour que les jeunes entreprises du numérique sachent très précisément si elles peuvent en bénéficier et à quelle hauteur. Comment les critères de création de connaissances s'appliquent-ils à la création d'un algorithme, aux itérations, au développement d'un logiciel ? Cette simplification des règles bénéficierait également aux entreprises en phase d'amorçage, qui ici non plus, ne disposent pas toujours des ressources humaines suffisantes pour conduire et comprendre les démarches lourdes permettant de bénéficier de ce crédit d'impôt.

Clarifier les conditions d'octroi du crédit d'impôt recherche pour les entreprises du secteur numérique.

c) Sur le rachat des pépites technologiques et le financement de l'innovation en France

Il existe sur ce sujet des divergences d'opinion assez fortes entre ceux qui considèrent que la très grande majorité des pépites technologiques françaises et européennes sont rachetées et intégrées par des grands groupes extra-européens, et ceux qui défendent le contraire et font preuve d'un certain optimisme. Votre rapporteur estime qu' il y là matière à progrès, sans tomber dans un discours alarmiste sur un quelconque « exode » des entrepreneurs et des brevets. À cet égard, votre rapporteur considère positivement l'initiative prise par le ministère de l'économie et des finances, à travers le service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), pour protéger les start-up structurantes de rachats en trouvant des entreprises nationales capables d'acheter leurs technologies, afin qu'elles demeurent dans le giron français. Le service veut tirer profit du big data et de l'intelligence artificielle pour détecter les menaces sur les intérêts économiques français.

Les grandes entreprises du numérique , que ce soit Facebook, Google ou encore Cisco, ont largement investi en France , par le biais de laboratoires d'innovation, du financement de programmes de formation ou encore par l'intermédiaire de programmes de soutien de start-up . Votre rapporteur n'a pas la naïveté de croire que ces investissements sont désintéressés, toutefois, ils soutiennent aussi un écosystème qui peine parfois à trouver les fonds nécessaires à sa croissance . C'est d'ailleurs une stratégie encouragée par les pouvoirs publics, qui considèrent que le développement de ces start-up constitue un enjeu national.

Il serait ainsi préjudiciable d'opposer automatiquement fonds « étrangers » et souveraineté française , d'autant plus que cela serait se méprendre sur les stratégies de ces acteurs, notamment américains. Au rachat, les entreprises installées sur le marché du numérique préfèrent parfois la collaboration avec les start-up . Cette stratégie dite du « donnant-donnant » fonctionne ainsi : en échange d'un accompagnement commercial, les entreprises accèdent à des produits et des solutions de point. À titre d'exemple, Microsoft a accompagné l'essor de Criteo ou de Talentsoft et se concentre, dans le cadre de son partenariat avec Station F, sur l'intelligence artificielle.

En outre, considérer que les entreprises, notamment américaines, optent pour des stratégies exclusivement prédatrices serait oublier que les dirigeants de start-up ou d'entreprises innovantes ont leurs propres intérêts. Derrière les entrepreneurs, il y a des fonds et des stratégies d'investissement qui ont besoin d'accroître leur rentabilité et de retirer les bénéfices de leurs investissements.

Bpifrance et France Invest, qui regroupe les acteurs français du capital-risque, l'ont d'ailleurs souligné devant votre commission : il ne faut pas confondre financement par des fonds étrangers et perte de nos actifs, matériels ou immatériels . L'exemple d'Israël est à cet égard frappant : pour développer ses innovations et ses entreprises, Israël incite les fonds étrangers à investir par le biais de fonds nationaux, afin qu'ils respectent la réglementation nationale et que les intérêts économiques et souverains israéliens ne soient pas menacés 357 ( * ) . En outre, selon Bpifrance, seule une part minoritaire des entreprises de la tech française est effectivement rachetée par des acteurs américains. Ce qui donne cette impression de rachat massif, c'est simplement le fait qu'ils se concentrent sur les acquisitions d'entreprises en pleine croissance, avec une valorisation beaucoup plus forte.

Cela doit donc nous inciter à améliorer nos outils de repérage et la défense des start-up les plus prometteuses . C'est ce qu'a admis M. Le Maire devant votre commission : il ne faut pas que « nous financions des start-up pour qu'elles deviennent des champions américains plus tard », alors même que nous disposons de nouveaux moyens pour lutter contre ces pillages (cf. supra).

Ainsi, pour reprendre les termes de Christian Harbulot, directeur de l'École de guerre économique, « une politique de puissance n'est pas l'addition des nationalités inscrites sur les cartes d'identité des actionnaires » 358 ( * ) .

d) Recruter et fidéliser les talents

« La prise en compte de sujets techniques complexes (mécanismes économiques, contraintes juridiques, circuits financiers, évolutions technologiques et scientifiques...) impose par ailleurs d'adapter en permanence le recrutement et les formations pour garantir la compréhension des enjeux, la pertinence de l'orientation des capteurs et la qualité de l'analyse dans la production des services » 359 ( * ) . Ce constat, posé pour les services de renseignement, vaut pour l'ensemble des administrations de l'État. Comme l'a rappelé la ministre des armées, Mme Florence Parly, devant votre commission, le « sujet des ressources humaines est sans aucun doute l'un des plus difficiles » quand il s'agit de défendre notre souveraineté numérique 360 ( * ) . Pour résumer, sans personnes qualifiées, pas de souveraineté numérique . Or, les autorités indépendantes et les administrations publiques ont de plus en plus de mal à recruter des experts du numérique, des informaticiens, des mathématiciens ou des ingénieurs. Dans ce contexte, comment concurrencer les rémunérations attractives proposées par ces entreprises ? Comment conserver une réserve de talents « en interne » ?

S'il peut sembler difficile de se battre contre des entreprises offrant des rémunérations au moins trois à quatre fois supérieures à celles du service public, les auditions menées par votre commission ont montré que cette bataille était loin d'être perdue.

Les administrations disposent certes de marges de manoeuvre limitées sur les rémunérations : pas de négociation libre (ex. faire une contre-offre à une proposition du secteur privé) ; pas de dispositif semblable à la participation ou à l'intéressement ; pas d'avantages en nature liés aux fonctions... mais elles doivent jouer sur les éléments qu'elles peuvent maîtriser : la progression de la carrière, la souplesse des conditions de travail et du cadre, la création de grands projets d'avenir, etc.

Il semble en outre que le sens de l'action publique , la fierté de travailler sur des projets d'intérêt national et d'avenir pour notre souveraineté et pour la France demeurent un facteur d'attractivité pour les jeunes talents et les professionnels plus expérimentés. Les organismes peuvent également adopter des solutions plus originales pour retenir leurs talents : le CEA propose par exemple à ses personnels de créer leurs propres start-up , en mettant à leur disposition un système d'incubation et la possibilité de nouer des partenariats industriels.

La loi Pacte comprend ainsi des dispositions visant à encourager les chercheurs à davantage de mobilité vers le secteur privé , en leur permettant notamment de participer plus facilement à la conduite d'un projet en entreprises ou de créer leurs propres entreprises. Ces nouvelles dispositions répondent à un constat : ce dispositif de passerelle n'a été que très peu utilisé , seules 51 requêtes pour travailler au sein d'une entreprise et 231 requêtes de création d'entreprises ayant été examinées par la commission de déontologie depuis 2000. Les procédures sont donc assouplies : autorisation donnée par l'établissement qui emploie le chercheur ; possibilité pour le chercheur de conserver une part de son entreprise après réintégration dans un organisme public ; possibilité de consacrer jusqu'à 50 % du temps de travail à l'entreprise.

Une partie des fonds du PIA 3 est également consacrée à la formation des chercheurs à l'entrepreneuriat en soutenant des programmes de formation et en octroyant des aides publiques aux lauréats de concours d'innovation, afin qu'ils puissent plus rapidement lancer leurs produits sur le marché.

Pour autant, ces facteurs d'optimisme sont fragiles et, sans effort supplémentaire de la part de l'État, votre rapporteur estime que le secteur public pourrait rapidement perdre sa force d'attraction .

Il y a là également un enjeu civique : notre système d'enseignement supérieur, l'un des meilleurs au monde, est financé par de l'impôt. Comment faire en sorte que les élèves qui y sont formés n'aillent pas directement travailler pour les géants du numérique, spécialistes de l'optimisation fiscale ? Au moins en créant des débouchés attractifs pour capter ces talents, par l'intermédiaire de grands projets d'innovation européens ou français, et en ayant conscience des stratégies employées par les géants du numérique . Ces derniers nouent par exemple des partenariats avec les écoles pour accueillir d'importants contingents de stagiaires au sein de leurs entités : c'est pour eux une manière de repérer les talents les plus prometteurs et de fidéliser cette main d'oeuvre, en leur promettant un recrutement après le diplôme.

Faute de disposer des compétences en interne, le recours à des contractuels est de plus en plus fréquent pour ces métiers hautement qualifiés et spécialisés. Jusqu'à présent, deux conditions devaient être satisfaites pour recruter un contractuel, pour un contrat à durée déterminée de trois ans renouvelable : (a) lorsqu'il n'existait pas de corps de fonctionnaires susceptibles d'assurer les fonctions correspondantes ; (b) lorsque la nature des fonctions ou les besoins des services le justifiait pour les emplois de catégorie A.

Avec l'objectif de rendre plus attractifs les postes de contractuels , la circulaire du Premier ministre du 21 mars 2017 facilite le recours au CDI , lorsque cela s'avère être un facteur de motivation suffisant et que l'employeur public a démontré l'employabilité à long terme du profil recherché. Toutefois, c'est loin d'être suffisant : pour des personnels très qualifiés et des profils aussi recherchés, le CDI n'est pas nécessairement le premier critère d'entrée. Le directeur de la Dinsic, M. Nadi Bou Hanna, a bien conscience de ces enjeux : « si l'État n'est pas capable d'attirer les meilleurs talents, il n'y aura pas de souveraineté . Il faut changer les pratiques managériales , fluidifier la circulation de l'information, associer les agents à la décision à travers des solutions numériques. Il s'agit d'un changement de paradigme managérial ».

La loi du 6 août 2019 pour la transformation de la fonction publique 361 ( * ) a assoupli ces conditions :

- il est maintenant possible de recruter des contractuels « lorsqu'il s'agit de fonctions nécessitant des compétences techniques spécialisées ou nouvelles » ;

- la loi introduit un contrat de mission , inspiré du contrat de chantier : pour mener à bien un projet, les administrations de l'État et établissements publics peuvent recruter un agent par un CDD, dont l'échéance est la réalisation du projet. À l'initiative du Sénat, la durée minimale de ce contrat a été fixée à un an et sa durée maximale à six ans.

Une fois l'étape du recrutement franchie, une autre difficulté se dresse devant le secteur public : la fidélisation des personnels, en particulier dans les secteurs en tension ou pour les spécialités rares. Plusieurs personnes auditionnées par votre commission d'enquête ont témoigné de la compétition existant dans ce domaine : les Gafam « chassent » et recrutent les personnels qui les intéressent avec des conditions de rémunération, mais aussi de travail (ex. moyens alloués à chaque projet) bien plus attractives. En première lecture de l'examen du projet de loi pour la transformation de la Fonction publique, le Sénat avait adopté un amendement, proposé par notre collègue Catherine Morin-Desailly, visant à faire de la protection de la souveraineté nationale un critère explicite d'évaluation et d'autorisation de la mobilité des responsables publics vers et depuis le privé. Il n'a cependant pas été retenu à l'issue de la commission mixte paritaire. S'il est vrai que l'exercice de fonctions au coeur des entreprises du numérique peut permettre de mieux les connaître, pour mieux les réguler, se pose toujours la question des intérêts ensuite défendus par les personnes concernées.

Votre rapporteur note que le Gouvernement, sous l'égide du secrétaire d'État chargé du numérique, Monsieur Cédric O, a lancé un groupe de travail chargé de proposer des solutions concrètes pour répondre à ces problèmes de recrutement, y compris pour les entreprises. L'enjeu est primordial et nécessite d'agir rapidement, en commençant par les rémunérations offertes à ces profils qualifiés et très demandés.

Enfin, il convient de souligner que ces difficultés de recrutement se trouvent accentuées par l'absence de mixité dans le secteur du numérique. La ministre des armées a ainsi exprimé son intérêt pour la démarche « les Combattantes@Numérique », lancée en septembre 2018, et qui « vise à encourager les femmes à s'approprier les compétences du numérique et à les attirer dans [ces] industries » 362 ( * ) . En effet, selon les chiffres publiés par le Syntec Numérique lors de sa conférence semestrielle de juin 2018, les femmes ne représentent que 27,5 % des effectifs de ce secteur. La situation est encore plus préoccupante dans le domaine de la cybersécurité où, d'après une étude commandée par Kaspersky Lab en 2017, ce taux n'est que de 11,5  %. Dans un marché aussi concurrentiel, le manque de diversité pourrait pénaliser le développement et la compétitivité des acteurs publics et privés. Les administrations et les entreprises du digital se privent ainsi d'un vivier de talents et de profils de haut niveau pour piloter la transformation numérique.

2. Maintenir l'excellence de nos formations et renforcer les liens entre la recherche publique et le secteur privé
a) La formation initiale : un atout à conserver

S'il est donc bien un point qui a fait l'unanimité auprès des personnes auditionnées par votre commission d'enquête, c'est l' excellence des formations françaises , que ce soit en mathématiques, en informatique ou pour les cycles d'ingénieurs, qui constituent un vivier considérable de personnels très qualifiés pour les grandes entreprises du numérique , en France et à l'étranger 363 ( * ) . La France dispose en outre du second ratio le plus élevé de l'Union européenne de diplômés en sciences ou en ingénierie rapportés à la population totale. Ces deux facteurs expliquent sans doute l'étendue des partenariats entre les grandes entreprises du numérique et l'enseignement supérieur français . La collaboration de Microsoft et de l'Inria (institut national de recherché dédié aux sciences du numérique) date par exemple de 2006 ; Cisco et Polytechnique ont créé en 2014 une chaire Internet of Everything ; Google travaille avec l'ENS et Polytechnique ; Palantir Technologies France intervient dans le cadre d'un enseignement dédié au big data et à la gouvernance à Sciences Po.

Il est frappant de constater que les pouvoirs publics risquent, là-encore, d'être dépassé par les initiatives des entreprises du numérique . Celles-ci ne se contentent plus de nouer des partenariats avec les formations existantes, elles développent également leurs propres structures pour répondre à leurs besoins actuels et futurs. Ainsi, d'ici 2021, Microsoft compte ouvrir une vingtaine d'écoles sur l'intelligence artificielle, avec des partenaires comme Orange ou Capgemini. Google organise également des ateliers numériques, en lien avec les acteurs locaux (collectivités territoriales, chambres de commerce et d'industrie, association, etc.), et à destination des entreprises, des salariés et des demandeurs d'emplois.

Alors que la présidente de la Commission européenne a fait part de son attention de tripler le budget Erasmus + et que le numérique est devenu l'une des priorités de son programme de travail, votre rapporteur considère qu'il y a là une fenêtre d'opportunité à exploiter. L' élargissement d'Erasmus + pourrait être tant qualitatif, avec une action particulière à destination des formations numériques, que quantitatif , en incluant plus largement l'apprentissage et les salariés dont les postes sont soumis, avec le numérique, à de fortes transformations.

Soutenir le triplement du programme Erasmus +, en insistant plus particulièrement sur les formations au numérique.

b) Les liens entre la recherche publique et le secteur privé : des progrès louables mais insuffisants

Bpifrance, plutôt optimiste sur les outils de financement français, estime que les deux prochaines étapes indispensables au développement d'un écosystème favorable aux start-up et aux entreprises du numérique seront (i) de faire davantage travailler ensemble la recherche et l'industrie ; (ii) d'accompagner la transformation du système de production par l'innovation en encourageant les partenariats entre start-up et entreprises traditionnelles.

Malgré les efforts répétés des gouvernements successifs pour accroître la porosité entre les mondes académique et industriel, votre rapporteur est forcé de constater l'échec de cette politique publique . Combler ce fossé est pourtant un enjeu essentiel si la France souhaite développer des innovations de rupture et contrôler des technologies qui lui permettront de préserver sa souveraineté numérique.

La faiblesse des liens entre la recherche et les entreprises n'est pas un « mal européen » : en Allemagne, ces chaînes verticales se mettent en place beaucoup plus rapidement. En France, le processus semble davantage « artisanal » et s'appuie le plus souvent sur des relations historiques et de confiance entre un centre de recherche et une entreprise.

Le label Carnot : un mécanisme inspiré de l'Allemagne

Le label Carnot, créé en 2006, est un label d'excellence décerné par le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche et de l'innovation à des établissements de recherche en France à l'issue d'appels à candidatures. Il entend favoriser la recherche partenariale, c'est-à-dire la conduite de travaux de recherche menés par des laboratoires publics en partenariat avec des acteurs socio-économiques, notamment avec des entreprises. Les instituts Carnot favorisent le rapprochement des acteurs de la recherche publique et du monde socio-économique, afin d'accélérer le passage de la recherche à l'innovation et d'accroître le transfert de technologies vers les acteurs économiques.

Le dispositif Carnot s'inspire du modèle des instituts Fraunhofer allemands. Les établissements labellisés, Instituts Carnot, reçoivent des financements (en provenance de l'ANR), calculés en fonction du volume des recettes tirées des contrats de recherche avec leurs partenaires, notamment les entreprises.

Les 38 instituts regroupent près de 30 000 professionnels de la recherche (en équivalent temps pleins). Ils représentent un budget de recherche consolidé de 2,2 milliards d'euros et autour de 450 millions d'euros de contrats de recherche financés par les entreprises, soit 50% de la R&D publique par les entreprises (9 600 contrats de recherche par an passés avec plus de 4000 PME et ETI).

Source : ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation

Notre recherche académique est unanimement reconnue pour sa très haute qualité : pour autant, il nous est difficile de transformer celle-ci en produits pour nos industries et en réussite économique nationale . Cette faiblesse française est depuis longtemps identifiée par la Commission européenne 364 ( * ) : il nous faut intensifier les liaisons entre recherche académique, centres de recherche appliquée, start-up et entreprises . Ces dernières avaient fait état, en 2015, de plusieurs de leurs griefs à l'encontre des dispositifs français 365 ( * ) : manque de visibilité, trop grande complexité des dispositifs, existence d'une multitude de guichets, manque de réactivité de certains acteurs publics, méconnaissance des besoins des entreprises, activités de recherche menées dans des champs scientifiques trop étroits, communication et gestion des projets inadaptés, tarifs parfois trop élevés et opaques, mobilité humaine entre le privé et le public en R&D très faible.

Face à ces constats, sans revenir sur le haut degré d'exigence de recrutement pour les responsables des structures visant à favoriser la recherche partenariale, votre rapporteur soutient deux propositions pour améliorer la gouvernance de l'innovation et des liens entre les établissements publics de recherche et les entreprises 366 ( * ) : une meilleure implication des entreprises au sein des établissements publics de recherche , pour mieux prendre en compte leurs attentes et donc faciliter les projets de collaboration, par exemple à travers un comité d'orientation ; et la création d'un interlocuteur unique pour les entreprises au sein de chaque établissement , et d'un portail internet pour tout ce qui concerne les interactions entre entreprises et recherche publique.

Le Royaume-Uni a également mis en place un dispositif qui semble satisfaire les petites et moyennes entreprises britanniques : les innovation vouchers , qui permettent aux PME de consulter un établissement public de recherche pour un projet innovant et de bénéficier de petites subventions (inférieures à 5 000 £), à la suite d'une procédure simple et soumise à un contrôle léger (localisation au Royaume-Uni, un seul coupon par PME). Cette aide pourrait être reproduite en France pour les start-up du numérique . Elle a l'avantage de s'appliquer à l'échelle d'un projet. En effet, certains financements incitatifs français demandent des montants minimums et des durées d'engagement élevés, ce qui ne correspond pas toujours à des projets d'ampleur limitée visant une mise en production ou une mise sur le marché rapide, comme c'est parfois le cas dans le domaine du numérique.

Accroître la visibilité des dispositifs de soutien aux partenariats recherche publique - entreprise privée en créant un point de contact unique.

Accroître la place des entreprises au sein des établissements publics de recherche, afin qu'elles puissent mieux y faire part de leurs besoins.

Réfléchir à la mise en place d'un système de « coupons d'innovation » pour les TPE-PME, à l'image du dispositif aujourd'hui en place au Royaume-Uni.

c) Une attention particulière à porter aux doctorants

Il peut sembler surprenant, lorsqu'on parle de souveraineté française, de voir l'importance des efforts fournis par certaines entreprises étrangères pour soutenir les programmes de formation et de recherche . Ainsi, ils accompagnent la formation aux métiers et usages du numérique de plusieurs centaines de milliers de personnes, et ce à tous les âges de formation. Là-encore, les entreprises, y compris étrangères, en retirent un bénéfice certain. L'un des trois jeunes doctorants titulaires d'un double-diplôme de Polytechnique et de Télécom Paris, une formation accompagnée par Cisco, a décidé de rejoindre la société.

Un dispositif très apprécié des entreprises est celui des doctorants Cifre (Conventions industrielles de formation par la recherche). Lancé au milieu des années 1980, il vise lui aussi à développer la recherche partenariale publique-privée : le projet est défini par l'entreprise, l'établissement public encadre le partenariat, l'entreprise recrute le doctorant en CDI ou en CDD, une partie de sa rémunération est assurée par l'ANR. Ce cadre pourrait être étendu aux chercheurs post-doctorat et assoupli (ex. la durée de trois ans est parfois trop longue au regard de la stratégie de l'entreprise).

Au-delà de nos frontières, votre rapporteur s'est montré sensible aux arguments développés par Bernard Stiegler, ancien membre du Conseil national du numérique et philosophe, pour la défense d'un grand projet européen , ou a minima franco-allemand, mobilisant sur cinq ans 500 doctorants dans tous les domaines bouleversés par la révolution numérique . La politique de soutien aux entreprises doit s'accompagner d'une politique de recherche technologique de haut niveau, pour prévenir la fuite de nos chercheurs et de nos innovations.

3. Défendre notre souveraineté nationale, s'appuyer sur l'échelon européen

La modernisation du régime des aides d'État de l'Union européenne a encouragé le financement de projets importants d'intérêt européen commun (Piiec déjà cités), un levier majeur pour donner aux États membres et à l'Union les moyens de défendre leur souveraineté dans la compétition numérique internationale. C'est dans ce cadre que quatre pays européens, dont la France, ont notamment accordé 1,75 milliard d'euros à un projet dans le domaine de la microélectronique 367 ( * ) .

Selon un rapport remis au Gouvernement en avril 2019 368 ( * ) , la coordination des Piiec par la Commission européenne pourrait être améliorée . En effet, si l'examen de ces projets relève avant tout de la direction générale de la concurrence (DG COMP), chacune des autres directions générales ait amené à jouer un rôle clé en identifiant les secteurs pouvant faire l'objet d'un Piiec. Ce rôle devrait être davantage formalisé. Enfin, votre rapporteur, s'il ne peut que se satisfaire que de tels projets soient menés à l'échelle européenne, appelle également à un assouplissement des cadres de développements technologiques communs. Il soutient ainsi les propositions du rapport précité , qui appelle à encourager des formes de collaborations temporaires ou la constitution de consortium d'entreprises européennes, qui pourraient répondre à des appels d'offres en commun .

Votre rapporteur insiste enfin sur la nécessité de reconnaitre que la France ne pourra jamais disposer seule de la force de frappe des États-Unis ou de la Chine . Pour autant, il ne s'agit pas de considérer qu'elle ne pourra rien faire pour défendre sa souveraineté numérique face à ces acteurs étrangers ultra-dominants. L'effet de levier ne sera obtenu que par la coopération européenne , que ce soit pour soulever les volumes d'investissement nécessaires, pour développer une recherche universitaire ambitieuse ou pour définir une stratégie d'innovation de long terme. La coopération européenne, c'est à la fois l'Union européenne et la construction de partenariats directement entre pays européens .

Pour conclure, si votre rapporteur ne veut pas tomber dans l'alarmisme, il appelle pourtant le Gouvernement à écouter avec attention cet avertissement du rapport Tibi : « notre pays peut continuer de jouer les premiers rôles dans cette nouvelle révolution », pour nous un enjeu de puissance et de prospérité, mais « la leçon de ces quarante dernières années est que le succès n'est pas garanti » 369 ( * ) .

Pour défendre notre souveraineté numérique, il faut agir rapidement dans tous les champs où elle trouve aujourd'hui fragilisée, contournée et concurrencée . Tel est l'objectif des principales recommandations de votre commission d'enquête.


* 341 Ce fonds, doté de 400 millions d'euros, est opéré par Bpifrance et a vocation à soutenir les startups technologiques en phase de post-maturation.

* 342 D'après les réponses du ministère de l'économie et des finances au questionnaire transmis par votre commission, les actions en faveur des entreprises de la deep tech devraient se renforcer. En effet, l'intervention de Bpifrance sur certains segments très compétitifs, comme le numérique, vient de plus en plus évincer celle des acteurs privés, d'où une réflexion sur une évolution de la doctrine d'intervention de l'organisme.

* 343 Ce terme est utilisé pour désigner les start-up non cotées et valorisées à plus d'un milliard de dollars.

* 344 Étude commandée par les Échos et portant sur 288 sociétés d'investissement du capital-risque dans l'Union européenne et sur 182 sociétés américaines. Lien de l'article : https://www.lesechos.fr/finance-marches/ma/capital-risque-seul-un-tiers-des-fonds-performent-vraiment-en-europe-1038712

* 345 Ces chiffres ne proviennent pas de France Invest mais du rapport Financer la quatrième révolution industrielle. Lever le verrou du financement des entreprises technologiques, rapport remis au ministère de l'économie et des finances par Philippe Tibi, avec la collaboration de Philippe Englebert (juillet 2019) , p. 16. Les auteurs s'appuient sur le baromètre trimestriel de EY sur le capital-risque.

* 346 Rapport Tibi, p. 13.

* 347 Audition de Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances devant votre commission le 10 septembre 2019.

* 348 Selon les données de l'OCDE, qui retient l'indicateur de la dépense intérieure de recherche et de développement, la France se situait au cinquième rang mondial, deuxième pays de l'Union européenne derrière l'Allemagne. Ces chiffres sont à retrouver dans le Rapport sur les politiques nationales de recherche et de formations supérieures (p.169), annexé au projet de loi de finances pour 2019.

* 349 Rapport sur les aides à l'innovation, MM. Lewiner, Stephan, Distinguin et Dubertret (mars 2018), p. 16.

http://www.igf.finances.gouv.fr/files/live/sites/igf/files/contributed/IGF%20internet/2.RapportsPublics/2018/rapport-innovation.pdf

C'est un constat également partagé par MM. Colin et Collin dans leur rapport sur la fiscalité du numérique.

* 350 Bourse : les pistes pour faire de Paris la capitale européenne de la Tech , Les Échos, 19 juillet 2019. Lien : https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/bourse-les-pistes-pour-faire-de-paris-la-capitale-europeenne-de-la-tech-1039096

* 351 Dans les réponses transmises au questionnaire adressé par votre commission, le ministère de l'Economie et des Finances estime qu'il est encore trop tôt pour évaluer les impacts, positifs ou négatifs, de la réforme de l'ISF et de la fiscalité du capital. France Stratégie, chargé de conduire une évaluation de la réforme de la fiscalité du capital, devrait rendre ses premières conclusions cet automne. La commission des finances du Sénat publiera également, au mois d'octobre 2019, un rapport sur l'impact de la réforme de la fiscalité du capital.

* 352 Rapport Tibi, p. 6.

* 353 Les aides à l'innovation , rapport n° 2017-M-075-01 de MM. Lewiner, Stephan, Distinguin et Dubertret remis en mars 2018.

* 354 Lien vers le rapport : https://www.senat.fr/rap/r17-405/r17-4051.pdf

* 355 Audition de Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances, devant votre commission le 10 septembre 2019.

* 356 Avis de la commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation sur l'impact du crédit d'impôt recherche, mars 2019.

Lien : https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-cnepi-avis-impact-cir-06032019-final-web.pdf

* 357 Pour un panorama des mesures israéliennes en faveur de l'attractivité économique, voir cette note du service économique de l'Ambassade de France en Israël :

https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/3e7c9641-70e6-42f2-8a7a-ebb9d11bda55/files/afd681f1-167a-45d0-afe1-80e35c544a7a

* 358 Audition de M. Christian Harbulot, directeur de l'école de guerre économique, devant votre commission d'enquête le 23 mai 2019.

* 359 Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, La stratégie nationale du renseignement (juillet 2019), p. 11. Lien du rapport : http://www.sgdsn.gouv.fr/uploads/2019/07/20190703-cnrlt-np-strategie-nationale-renseignement.pdf

* 360 Audition de Mme Florence Parly, ministre des armées, devant votre commission le 3 septembre 2019.

* 361 Loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique.

* 362 Audition de Florence Parly, ministre des armées, devant votre commission le 03 septembre 2019.

* 363 Ce satisfecit ne doit pas conduire à sous-estimer les difficultés que connaît le secteur de la formation. Il n'a pas échappé à votre commission que les filières d'ingénieur ne parviennent pas toutes à recruter autant d'étudiants qu'elles offrent de places.

* 364 Pour la référence la plus récente, voir le rapport 2019 de la Commission européenne sur la France (lien : https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/file_import/2019-european-semester-country-report-france_en.pdf )

* 365 Les relations entre les entreprises et la recherche publique : lever des obstacles à l'innovation en France , rapport remis à la Ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche et au Ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique en octobre 2015.

* 366 Ces propositions sont reprises du rapport mentionné ci-dessus.

* 367 La commission européenne a en effet approuvé le 18 décembre 2018 le projet défendu par la France, l'Allemagne, l'Italie et le Royaume-Uni. La Commission estimait alors que cet apport public permettrait de lever six milliards d'euros complémentaires de la part d'investisseurs privés. Lien : https://europa.eu/rapid/press-release_IP-18-6862_en.htm Pour la France, il s'agit du programme Nano 2022 précité.

* 368 Rapport d'inspection précité, intitulé « La politique de la concurrence et les intérêts stratégiques de l'Union européenne ».

* 369 Rapport Tibi, p. 14.

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