ANNEXE 1 : LES GAFAM OU LE PAROXYSME DE LA PUISSANCE ÉCONOMIQUE FACE À L'ÉTAT

a) Les Gafam ont atteint une ampleur systémique

Les Gafam déploient leurs activités à travers le monde. Leur taille sans précédent peut se vérifier à leur nombre d'utilisateurs, leur capitalisation boursière, leur chiffre d'affaires et leur part mondiale de marché. Ainsi, Facebook revendique près de deux milliards et demi d'utilisateurs. La quasi-totalité des systèmes d'exploitation des téléphones intelligents sont équipés par Google ou Apple, et la quasi-totalité des systèmes d'exploitation des ordinateurs personnels par Microsoft ou Apple. Ces quelques acteurs économiques sont devenus incontournables pour se rendre sur internet - à travers les systèmes d'exploitation des terminaux - comme pour s'y mouvoir - pour effectuer une recherche, interagir avec ses amis, y faire ses achats... De même une entreprise souhaitant développer son activité sur les téléphones intelligents est contrainte de passer par les magasins d'application d'Apple et de Google.

La valorisation boursière cumulée des Gafam dépasse 4 000 milliards de dollars, soit plus de deux fois celle de la totalité du CAC 40 .

Les Gafam sont, depuis plusieurs années maintenant, les premières capitalisations boursières mondiales. Avant la crise de 2008, seule Microsoft était déjà dans le peloton de tête de la valorisation boursière. La crise économique a joué un rôle accélérateur de la concentration du marché numérique : on a pu parler alors d'un « hold-up d'internet » par les entreprises de la tech devenues systémiques après la crise économique, édictant leurs règles, très éloignées des objectifs des fondateurs du World Wide Web.

Aujourd'hui, sept des dix premières capitalisations boursières mondiales sont issues du secteur numérique. L'ascension des acteurs chinois du numérique est remarquable : Alibaba (l'Amazon chinois) et Tencent (conglomérat de services en ligne, qui détient notamment l'application WeChat, comparable à la fois à Facebook, Skype, WhatsApp, Paypal et Instagram) étaient valorisées au 1 er juillet dernier respectivement 438 et 430 milliards de dollars, soit les septième et huitième capitalisations mondiales.

Les chiffres d'affaires des Gafam sont comparables aux ressources fiscales françaises 370 ( * ) . Ainsi, les revenus d'Amazon en 2017 équivalaient au produit de la taxe sur la valeur ajoutée en France - qui est la première recette fiscale de l'État 371 ( * ) . Ceux d'Apple s'approchaient du tiers de la totalité des recettes fiscales de l'État français 372 ( * ) .

L'ampleur systémique des Gafam leur permet d'optimiser leur positionnement sur les marchés mondiaux. Quel que soit le secteur, leur objectif semble être le contrôle des marchés , depuis la vente de livres à la location de logements de tourisme, en passant par le service de transport avec chauffeur aujourd'hui, sans chauffeur demain avec les véhicules autonomes.

b) Ils développent des services en concurrence avec les missions régaliennes de l'État

Dans une logique « solutionniste » d'inspiration libertarienne récusant les tutelles étatiques, les grands acteurs du numérique proposent d'assumer à la place des États un certain nombre de prérogatives qui relevaient de leur souveraineté classique comme, par exemple :

- battre monnaie , avec le libra de Facebook ;

- établir une cartographie et donc, in fine , un cadastre 373 ( * ) , avec Google Maps ;

- attribuer puis vérifier les identités - comme, par exemple, avec le service Facebook Connect et le développement de solutions de reconnaissance faciale ;

- concourir à la sécurité intérieure - avec le Facebook Safety Check ;

- concourir à l'exercice de la justice , à travers le projet de « cour suprême » de Facebook 374 ( * ) .

La secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale a également souligné la remise en cause du monopole de la violence légitime : « Face à une menace cyber qui ne cesse de croître, certains acteurs, essentiellement étatsuniens, remettent en cause le monopole des États dans l'usage de la violence légitime. Se fondant sur une interprétation discutable du droit à la légitime défense dans l'espace cyber, qui n'est pas la nôtre, ils font la promotion d'une doctrine offensive de réponse aux attaques, autorisant une riposte par les acteurs privés eux-mêmes (« hack back ») qui va au-delà de la simple protection de leurs propres systèmes d'information, autorisant par exemple des intrusions dans les systèmes adverses pour les détruire . »

Annie Blandin a même estimé devant votre commission que ces entreprises développent une nouvelle composante de la souveraineté, « qui consiste à produire ou à utiliser des données, et à maîtriser l'accès à l'information ».

Pour de nombreux cas - la cartographie, l'identité numérique et demain peut-être la monnaie - on constate ainsi une forme de concurrence, dont l'usager est l'arbitre , entre les services étatiques et ceux redoutablement performants, ergonomiques, et apparemment gratuits proposés par ces « entreprises souveraines ».

c) Ils font preuve d'un rapport ambigu aux législations nationales
(1) Ces acteurs établis à l'étranger sont des spécialistes de l'optimisation juridique et fiscale

De nombreux pans du droit ne sont pas tout à fait adaptés à l'économie numérique, ce qui permet aux grands acteurs, dotés d'importants moyens juridiques, de tirer profit de tous les interstices qui leurs sont favorables. Ils choisissent également de s'implanter dans les États dans lesquels un droit plus souple est en vigueur. Ils sont en quelques sortes les spécialistes du paradis juridique et fiscal. Devant votre commission, Pierre Bellanger a considéré que « machines, réseaux, programmes, services ne répondent pas de nos lois ».

Ainsi, comme l'a noté le rapport de la mission sur la régulation des réseaux sociaux 375 ( * ) , le principe du pays d'origine applicable au niveau européen confie le rôle de régulateur au seul État membre dans lequel le service a établi son siège social. En conséquence, le pays accueillant le siège social de l'entreprise concernée ne lutte pas contre les pratiques dommageables à l'extérieur de son territoire et les États les subissant sont impuissants à y remédier.

(2) Réciproquement, ils créent leurs propres normes...

Du fait de leur caractère transnational, les conditions générales d'utilisation (CGU) de ces géants de la « tech » créent un droit applicable à leurs services qui, par une inversion de la hiérarchie des normes, se retrouve au-dessus de celui des États. Annie Blandin considère que les CGU « se présentent comme de véritables lois de l'internet » 376 ( * ) .

Or, ces « lois » sont des vecteurs de valeurs qui ne sont pas forcément les nôtres . Comme le relevait Pierre Bellanger dans son ouvrage sur la Souveraineté numérique, la nudité ou la violence sont traitées selon des référentiels culturels américains et non européens. Pendant longtemps, certains acteurs comme Facebook ont d'ailleurs maintenu des clauses attributives de compétence illégales en ce qu'elles octroyaient aux tribunaux américains la compétence pour trancher un litige.

On constate, par ailleurs, qu' invoquer une violation de ces conditions d'utilisation est parfois plus efficace qu'attendre le traitement d'une plainte par les autorités locales . La presse avait ainsi relayé l'étonnement du directeur général des douanes et des droits indirects sur la promptitude de Facebook à censurer le partage de « L'origine du monde » de Gustave Courbet, jugé non-conforme à ses règles d'utilisation 377 ( * ) , au regard du manque de diligence de la firme à retirer des annonces pour des ventes de produit de contrebande 378 ( * ) .

Comme l'a rappelé Pierre Bellanger devant votre commission d'enquête, parfois, l'État ne parvient pas à faire appliquer sa volonté : « à l'été 2016, quelques dizaines de Français ont été mis à mort sur une messagerie chiffrée. L'État français a tenté de faire interdire ce service, de faire retirer la liste, mais les plateformes ont refusé de fermer l'application. L'État s'est trouvé démuni face à la mise en danger de ses citoyens ».

Autre exemple : le 25 septembre dernier, Google a annoncé sa volonté de ne pas appliquer la loi sur les droits voisins des agences de presse et des éditeurs de presse 379 ( * ) votée en France à l'unanimité des deux assemblées en application d'une directive européenne 380 ( * ) .

En somme, on rappellera les termes utilisés par Pauline Türk, qui résumait la situation devant votre commission de la façon suivante : « Les multinationales américaines (...) disposent de facto du pouvoir d'imposer des règles. Elles bénéficient d'une suprématie grâce à leur position dominante sur le marché, et sont les véritables pouvoirs souverains dans le cyberespace. Qui fixe les conditions générales d'utilisation ? Qui est en situation de monopole pour la fourniture de services devenus indispensables ? Qui a le pouvoir de se faire obéir ? Qui peut décider de supprimer des contenus, de censurer un tableau, de fermer le profil d'un utilisateur - cela équivaut à une mort sociale, notamment pour la jeune génération -, de vendre des données personnelles, de ne pas rendre des données stockées sur un cloud ? Ce sont toujours les mêmes : Google, Amazon, Facebook, Apple, etc ».

(3) ...et entendent influencer la décision publique

Dotés d'importants moyens financiers, ils entendent peser sur la prise de décision publique comme aux États-Unis, en Europe. Lors des débats sur la directive dite « droits d'auteur » 381 ( * ) , imposant aux géants du numérique de verser de tels droits aux créateurs de contenus diffusés sur des plateformes numériques telles que Google Actualité ou encore YouTube, le lobbying fut particulièrement intense et agressif. Lors de son audition, Benoît Thieulin a ainsi affirmé : « Par leur activisme contre la directive sur le droit d'auteur, les plateformes m'ont profondément choqué : elles ont utilisé leur propre force de frappe à des fins de propagande. Il s'agit là d'un véritable problème démocratique ».

Ce phénomène va croissant. Entre 2011 et 2017, les dépenses de lobbying de Google auprès des instances de l'Union européenne sont passées d'un à six millions d'euros 382 ( * ) .


* 370 Comparables mais pas équivalents : près de 650 milliards de dollars en 2017 pour un peu plus de 650 milliards d'euros la même année.

* 371 Près de 178 milliards de dollars pour 152,4 milliards d'euros.

* 372 Près de 230 milliards de dollars pour 217 milliards d'euros.

* 373 Celui-ci fait d'ailleurs régulièrement l'objet de polémiques en cas de situation géopolitique délicate : l'entreprise fait ainsi prévaloir l'interprétation de l'État dans lequel l'utilisateur se trouve pour afficher les résultats, plutôt que ceux du droit international. C'est ainsi que Google Maps affiche une frontière en pointillés entre l'Ukraine et la Crimée lorsque l'on se connecte en dehors de Russie, mais que la frontière est pleine lorsque l'utilisateur se connecte en Russie. Voir, par exemple, L'Obs, Google Maps, des frontières à la carte pour ne froisser personne, 6 juin 2015. Devant votre commission d'enquête, le directeur général de l'IGN rappelait : « On se souvient encore, en 2014, de la complaisance de Google vis-à-vis des régimes russe et ukrainien lors de la crise de Crimée : selon le pays dans lequel on se connectait, les frontières n'étaient pas tout à fait les mêmes. On peut également citer la question du Tibet vue par les Chinois ou encore celle du Sahara occidental vue par le Maroc ».

* 374 Lors de son audition, Jean-Gabriel Ganascia a également souligné que les grands acteurs du numérique « peuvent aussi se développer dans le domaine de la justice, avec l'idée de justice prédictive ».

* 375 Mission « Régulation des réseaux sociaux - Expérimentation Facebook », Créer un cadre français de responsabilisation des réseaux sociaux : agir en France avec une ambition européenne, mai 2019.

* 376 Article précité.

* 377 Lors de son audition par votre commission, le représentant de l'entreprise Facebook a cependant confirmé qu'il est désormais possible de publier une telle image sur le réseau social : « Je tiens à le réaffirmer devant vous. Ce tableau est autorisé, et de manière générale, la peinture de nu est autorisée. (...) il y a eu une erreur de modération sur ce tableau. ».

* 378 La lettre A, Après le fisc, les douanes aussi s'intéressent aux fraudeurs sur Facebook, 22 novembre 2018.

* 379 Loi n° 2019-775 du 24 juillet 2019 tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse.

* 380 Directive (UE) 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE.

Voir, sur ce sujet, le communiqué de presse de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat, en date du 26 septembre dernier.

* 381 Directive (UE) 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE.

* 382 Source : registre de transparence de la Commission européenne. Il convient de noter que ce registre n'est pas exhaustif car il ne couvre qu'environ 300 fonctionnaires sur les 30 000 de la Commission européenne.

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