B. UNE PRISE DE CONSCIENCE DES ENJEUX DE SANTÉ POSÉS PAR L'ALIMENTATION

1. L'émergence de la problématique des maladies de pléthore

On observe depuis un demi-siècle une nette évolution des pathologies liées à l'alimentation : les maladies causées par des carences tendent à céder la place à des pathologies liées à la surconsommation. Face à cette évolution, les objectifs de santé publique doivent être élargis pour intégrer la lutte contre ces maladies de pléthore, sans pour autant abandonner la lutte contre les problèmes de dénutrition qui peuvent encore toucher certaines populations.

a) Une mauvaise alimentation est à l'origine de l'essor de nombreuses pathologies

Les chiffres fournis à vos rapporteurs par l'Inserm montrent le caractère désormais central de l'alimentation dans les enjeux de santé publique. Le rôle d'une mauvaise alimentation est en effet prouvé pour de nombreuses pathologies : cancers, maladies cardiovasculaires, diabète (3,7 millions de diabétiques sont traités en France en 2015), surpoids et obésité (17 % des adultes en France sont obèses et un tiers sont en surpoids, chiffres qui, chez les enfants, sont respectivement de 4 % et 17 %) ou encore ostéoporose (celle-ci concerne 39 % des femmes de 65 ans et plus et est à l'origine de 400 000 fractures par an) 58 ( * ) .

Ces pathologies liées à l'alimentation sont devenues une cause majeure de décès. Elles représentent 80 % des causes de décès prématurés par maladies non transmissibles. Au-delà de leur impact sur la mortalité, ces pathologies représentent aussi une cause majeure de dégradation de la qualité de vie et de vieillissement en mauvaise santé, le tout avec des coûts considérables pour le système de santé.

b) L'alimentation est le premier facteur de risque évitable de mauvaise santé

L'alimentation a cette particularité d'être un facteur de risque pour de nombreuses maladies, mais un facteur de risque évitable , d'où évidemment sa place centrale dans les politiques de prévention. Des études de plus en plus nombreuses permettent de mesurer les effets bénéfiques qu'on peut attendre de changements de pratiques alimentaires. Par exemple, on estime qu'une baisse de la consommation de sel de 10 à 5 g par jour permettrait de réduire le taux global d'accident vasculaire cérébral de 23 % et les taux de maladies cardio-vasculaires de 17 %. De même, une étude récente du Centre international de recherche sur le cancer 59 ( * ) , qui a examiné 13 facteurs de risque pour cette maladie 60 ( * ) , conclut que 142 000 des 346 000 cas de cancer diagnostiqués chez les adultes en 2015 en France (soit 41 % du total) auraient pu être évités si l'ensemble de la population n'avait pas été exposée aux facteurs de risque étudiés, ou si son exposition avait été limitée.

En tête des facteurs de risque évitables pour la santé, on trouve, par ordre d'importance, le tabac, l'alcool, une alimentation déséquilibrée et l'excès de poids (surpoids et obésité). Une activité physique insuffisante et une durée d'allaitement de moins de six mois jouent aussi un rôle négatif mesurable. Au total, les facteurs de risques liés à l'alimentation (en incluant la consommation d'alcool et l'activité physique) sont le déterminant principal de 20 % des cancers évitables.

c) La persistance de comportements alimentaires mauvais pour la santé

Le Programme national nutrition santé (PNNS) a été lancé en janvier 2001. Il en est désormais à sa quatrième mouture (période 2019-2023). Malgré la continuité des efforts de prévention, les résultats du PNNS sont cependant assez contrastés. Depuis le milieu des années 2000, la prévalence du surpoids et de l'obésité s'est stabilisée en France, chez les adultes comme chez les enfants, à un niveau plus faible que dans de nombreux autres pays développés 61 ( * ) . Ce succès reste toutefois relatif, car le niveau auquel la France se situe demeure intrinsèquement trop élevé : on a réussi à stopper la dégradation enregistrée au cours des années 1980-1990, mais pas à l'inverser.

La prévalence du diabète de type 2 continue à augmenter, tandis que la pratique d'activité physique décroît dramatiquement, notamment chez les femmes et les enfants, du fait d'une explosion du temps passé devant des écrans. La consommation de sel, malgré une diminution au début des années 2000, demeure à un niveau excessif 62 ( * ) . Celle d'alcool reste trop importante, de même que celle de sucres. En particulier, la consommation de boissons sucrées chez les enfants constitue un problème important (plus d'un tiers des enfants dépassent la recommandation d'un demi-verre par jour). Inversement, la consommation de fruits et légumes et de fibres reste beaucoup trop faible 63 ( * ) , comme celle de poisson et de produits de la pêche. Enfin, la part des acides gras saturés dans les apports totaux en lipides reste trop élevée dans la ration alimentaire : pour à peine moins d'un Français sur cinq cette part est inférieure à 36 %, tandis que les profils en acides gras assimilés restent largement déficitaires en omega-3.

Globalement donc, l'alimentation des Français est trop riche et trop déséquilibrée.

2. Des risques de dénutrition qui n'ont pas disparu pour autant

La dénutrition se définit comme un état pathologique lié à la réduction des apports alimentaires, à une augmentation des besoins métaboliques ou à la combinaison de ces deux facteurs. De manière paradoxale, l'abondance alimentaire caractéristique des sociétés développées n'empêche pas certaines populations d'être exposées à des risques de dénutrition, dont la pauvreté n'est pas la cause principale.

a) Dénutrition et vieillissement de la population

Selon les prévisions démographiques, le nombre des plus de 75 ans va passer de 6,1 millions de personnes aujourd'hui à 10,6 millions en 2040. Or, on sait que le vieillissement s'accompagne d'un risque accru de dénutrition pour des raisons à la fois physiologiques, psychologiques et sociologiques :

- sur le plan physiologique, les personnes âgées présentent des particularités métaboliques qui favorisent la survenue de la dénutrition 64 ( * ) . En particulier, contrairement à une idée reçue, elles ont des besoins en protéines supérieurs de 20 % à ceux d'une personne de moins de 50 ans ;

- sur le plan psychologique et sociologique, le vieillissement s'accompagne plus fréquemment de conditions de vie défavorables à une alimentation en quantité et qualité suffisantes. Le fait de vivre seul chez soi, de voir sa sociabilité réduite ou de devoir vivre dans un établissement collectif est en effet propice à la dénutrition.

Cette dénutrition, qui peut s'installer insidieusement ou au contraire survenir très rapidement après un stress, est à l'origine de conséquences négatives en cascade pour la santé des personnes âgées : diminution de la rapidité de cicatrisation ; affaiblissement des défenses immunitaires et donc exposition accrue aux risques infectieux ; perte de masse musculaire à l'origine d'une dépendance accrue dans les gestes de la vie quotidienne, de risques de chutes augmentés, d'une altération générale de la qualité de vie et donc d'un état dépressif. Tout cela crée un cercle vicieux qui aggrave la tendance à la dénutrition.

b) Des risques liés à l'émergence de nouveaux comportements alimentaires

Comme indiqué dans la première partie de ce rapport, on assiste aujourd'hui à la diffusion de régimes alimentaires assez éloignés des habitudes alimentaires historiques du fait de l'individualisation de la consommation alimentaire et de la multiplication des modèles et des sources de prescription nutritionnelles (par exemple, le régime vegan ou les régimes amaigrissants de toutes sortes sans contrôle médical). Un des enjeux des politiques de lutte contre la dénutrition sera donc de suivre de façon plus précise les risques liés à ces nouveaux modes de consommation.

3. Une attention croissante portée aux risques diffus et de long terme
a) Des risques sanitaires émergents

La sécurité sanitaire des aliments est aujourd'hui garantie avec un degré de confiance élevé dans les pays développés grâce aux progrès des techniques de conservation et aux dispositifs de contrôle de la sécurité sanitaire des aliments mis en place par les pouvoirs publics. Si des dysfonctionnements, à un stade ou un autre de la chaîne alimentaire, causent encore chaque année un nombre non négligeable de cas d'infections alimentaires, conduisant parfois à des décès, le nombre et la gravité de ces cas sont sans commune mesure avec ce qu'on a pu connaître par le passé. Dans les années 1950, en France, 15 000 personnes mouraient chaque année du fait d'infections alimentaires. Ce chiffre est tombé à 250 environ, alors même que la population a augmenté de 50 % dans l'intervalle 65 ( * ) .

Parce que les risques sanitaires liés à la qualité bactériologique des aliments sont de mieux en mieux maîtrisés, l'attention de la population, des chercheurs et des autorités sanitaires tend à se focaliser désormais vers des risques sanitaires nouveaux ou des risques jusqu'à présent s considérés comme secondaires, à savoir :

- les risques pour les consommateurs 66 ( * ) liés à l'utilisation de pesticides de synthèse. Les interrogations portent sur une possible perturbation du métabolisme résultant de la présence résiduelle de ces substances ;

- les risques liés à une alimentation ultra-transformée et donc à l'utilisation massive d'additifs. Environ 330 additifs sont autorisés sur le marché européen et les consommateurs en ingèrent quotidiennement des dizaines. Or, au cours des dernières années, plusieurs études expérimentales animales ou in vitro ont été publiées, suggérant des effets adverses de ces additifs (effets carcinogènes, effet de perturbateurs endocriniens et du microbiote, etc.). D'où une interrogation montante sur leurs effets à long terme chez l'homme, notamment en raison d'effets de cocktail.

b) La nécessité de faire évoluer les outils d'évaluation des risques sanitaires

Les outils traditionnels de mesure des risques sanitaires n'ont pas été conçus pour évaluer les effets d'une exposition diffuse sur le long terme, de surcroît quand sont impliqués des effets de cocktail. Une évolution des outils d'évaluation des risques sanitaires de l'alimentation est donc nécessaire. Elle est d'ailleurs déjà en cours dans le cadre de l'étude NutriNet-Santé lancée en 2009. Basée sur le suivi de l'alimentation de 165 000 personnes, cette étude récolte des données longitudinales massives sur l'exposition nutritionnelle et les comportements alimentaires émergents. Grâce à l'exploitation de cette base, le laboratoire Eren a déjà publié de nombreux articles dans les revues scientifiques et médicales de référence permettant de mieux mesurer les effets sanitaires des expositions environnementales alimentaires 67 ( * ) . Il est essentiel de poursuivre cet effort de recherche et, pour cela, de répondre au besoin de financement de la recherche publique et indépendante dans ce domaine, où l'on sait que les conflits d'intérêt potentiels existent. Ces travaux de recherche permettront, au cours des prochaines années, de renforcer des niveaux de preuves qui sont seulement suggérés à l'heure actuelle.

c) Ne pas se tromper sur la hiérarchisation des niveaux de risque

L'application du principe de précaution a conduit Santé publique France à formuler des recommandations générales relatives aux aliments ultra-transformés ou aux résidus de pesticides dans le PNNS 4, lorsqu'il existe des relations possibles entre certaines pathologies et certaines expositions environnementales alimentaires, documentées par des études animales ou in vitro, mais encore non démontrées en population humaine. Santé publique France conseille ainsi de limiter l'exposition aux colorants, conservateurs, antioxydants, agents de texture (émulsifiants, amidons modifiés), exhausteurs de goût et autres édulcorants, et donc de limiter la consommation d'aliments ultra-transformés pour privilégier plutôt celle d'aliments bruts ou peu transformés. De même, Santé publique France recommande de privilégier la consommation de produits bio pour limiter l'exposition aux résidus de pesticides.

De manière un peu paradoxale, ces risques possibles liés aux pesticides et aux additifs alimentaires, bien qu'ils ne soient pas encore démontrés en population générale, sont ceux qui suscitent le plus de crainte chez les consommateurs. Il est donc important de conserver vis-à-vis de la population des messages nutritionnels clairs et hiérarchisés pour éviter d'ancrer dans la population des représentations fausses sur les niveaux de risques :

- les facteurs nutritionnels de l'alimentation (excès de gras, de sucre, de sel, de calories ou insuffisance de fibres, etc.) sont associés de manière certaine à des pathologies graves extrêmement répandues. Si l'on veut améliorer fortement et rapidement l'état de santé de la population, c'est sur ces facteurs sanitaires que doit porter l'essentiel du travail de prévention via des recommandations spécifiques de santé publique ;

- les facteurs non nutritionnels (comme le degré de transformation de l'alimentation ou la présence de résidus de pesticides) sont pour leur part associés seulement de manière possible à des pathologies. C'est pourquoi ils doivent faire l'objet de recommandations générales en attendant leur éventuelle confirmation en population générale.


* 58 La nutrition joue également un rôle dans de nombreuses autres maladies, dont les origines alimentaires ne sont pas toujours bien identifiées par le grand public : pathologies digestives, ostéo-articulaires, thyroïdiennes, dermatologiques, neurologiques (déclin cognitif), respiratoires.

* 59 IARC (2018). Les cancers attribuables au mode de vie et à l'environnement en France métropolitaine. Lyon: International Agency for Research on Cancer.

* 60 Les facteurs de risque pris en compte dans cette étude sont le tabagisme, l'alcool, l'alimentation (par exemple, faible consommation de fruits, légumes et fibres, et consommation importante de viande transformée), le surpoids et l'obésité, une activité physique insuffisante, l'utilisation d'hormones exogènes, les infections, les radiations ionisantes, la pollution atmosphérique, le rayonnement solaire (UV), les expositions professionnelles, une durée d'allaitement de moins de 6 mois et l'exposition aux substances chimiques de la population générale (arsenic dans l'eau de boisson et benzène dans l'air intérieur).

* 61 Il y avait en France, en 2015, 17 % d'adultes obèses et plus de 50 % d'adultes en surpoids ou obèses, selon Santé Publique France (étude nationale Esteban). Selon les données du Center of Disease Control and Prevention, les États-Unis comptent un taux très voisin de personnes en surpoids et non obèses (35 %), mais 30,9 % d'obèses.

* 62 Seulement 22 % des adultes et 40 % des enfants en consommaient moins de 6 g par jour.

* 63 Seuls 13 % des adultes et 2 % des enfants en consomment au moins 25 g par jour. C'est le résultat d'une consommation insuffisante de fruits et légumes (seuls 28 % des adultes et 13 % des enfants en consommaient au moins 5 par jour), de produits céréaliers complets et de légumes secs (60 % des adultes et 71 % des enfants n'en ont pas consommés sur les trois jours d'enquête alimentaire).

* 64 Avec l'âge, le renouvellement des protéines des muscles est en effet contrarié par un phénomène de résistance anabolique, qui se traduit par le fait que, pour un apport identique d'acides aminés, un sujet âgé dispose d'une capacité de renouvellement musculaire réduite par rapport à un sujet jeune. Par ailleurs, avec le vieillissement, l'âge, le foie et l'intestin capturent davantage d'acides aminés, réduisant d'autant la quantité d'acides aminés disponibles pour la synthèse musculaire. Enfin, en vieillissant, l'organisme présente une inflammation chronique de faible intensité, qui accélère le phénomène de résistance anabolique.

* 65 Rapport de l'OPECST n° 267 de M. Claude SAUNIER, Les nouveaux apports de la science et de la technologie à la qualité et à la sûreté des aliments ; avril 2004

* 66 Les risques pour les agriculteurs, potentiellement exposés de manière directe à des doses importantes de pesticide, ne relèvent pas de la conjecture : ils constituent un danger avéré.

* 67 Équipe de Recherche en Épidémiologie Nutritionnelle (Inserm 1153/Inra 1125/Cnam/Université de Paris - Paris 13). À la date de l'audition de ce laboratoire, huit articles font ainsi état d'un risque accru de cancers, maladies cardiovasculaires, mortalité, troubles fonctionnels digestifs, symptômes dépressifs et diabète en lien avec la consommation d'aliments ultra-transformés. Vingt-trois articles font à l'inverse état d'un risque plus faible de cancers, d'obésité et de syndrome métabolique en lien avec la consommation régulière d'aliments bio

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