III. UNE ILLUSTRATION DES LIMITES DU DISPOSITIF CONCURRENTIEL ACTUEL : L'AGGRAVATION DES MAUX DE LA FILIÈRE BOVINE, TALON D'ACHILLE DE NOTRE AGRICULTURE

La situation sinistrée de la filière viande bovine française représente, à elle seule, une illustration de l'impérieuse nécessité de sortir du statu quo en matière d'application des règles de concurrence à l'agriculture. Certes, le déclin dans notre pays de ce secteur économique ne s'explique pas principalement, loin s'en faut, par ce seul facteur et tient aussi aux comportements non coopératifs de nombreux acteurs. Pour autant, ce verrou réglementaire, conjugué à l'interprétation restrictive qui en est faite, représente un obstacle de taille à toute perspective de redressement.

1. Une crise structurelle sans fin de la filière viande bovine française ?

Les difficultés de la filière viande bovine française s'expliquent par de multiples causes, hélas solidement établies depuis de très longues années. Elles tiennent notamment :

- au décalage persistant entre l'offre et la demande de viande de boeuf sur le marché français, caractérisé par la production d'animaux trop lourds et insuffisamment valorisables, tandis que les consommateurs privilégient massivement des produits aussi simples que le steak haché ;

- à l'absence de stratégie de développement pérenne à l'exportation ;

- au long attentisme de l'interprofession, qui pourrait utilement s'inspirer de la cohésion, de l'efficacité ainsi que de l'opiniâtreté juridique d'autres filières 24 ( * ) ;

- au statu quo du modèle économique des principaux industriels et distributeurs ;

- mais aussi à la tendance naturelle à l'individualisme de nombreux éleveurs.

Au total, les difficultés de la filière viande représentent un véritable condensé des problèmes de compétitivité et d'organisation de l'agriculture française.

Qui plus est, ce diagnostic est aggravé par la domination d'un seul groupe dans l'industrie de l'abattage et de la transformation, ainsi que par la concentration des centrales d'achat de la grande distribution.

L'échec prévisible 25 ( * ) de la « loi EGalim » correspond à des logiques économiques anciennes, dont les effets délétères n'ont fait que s'accentuer au fil du temps. De fait, depuis la loi n° 73-1193 du 27 décembre 1973 d'orientation du commerce et de l'artisanat, dite « loi Royer », le législateur est intervenu à une dizaine de reprises, sans jamais parvenir à inverser le rapport de force défavorable aux agriculteurs français et plus encore aux éleveurs bovins.

En appréciant la situation sur une longue durée, on constate au demeurant qu'il n'y a pas eu manque de volonté politique pour agir, au contraire. Mais, à chaque fois, les grands acteurs de la distribution sont parvenus à contourner à leur profit les contraintes qui leur étaient imposées.

Quant aux grands industriels, certains, à l'instar du groupe Bigard, donnent le sentiment de se satisfaire implicitement de leur modèle économique sur le marché domestique français : une forte position sur le marché national les rendrait ainsi peu enclins à engager un effort pérenne à l'exportation, au-delà d'opérations ponctuelles de « dégagement » d'excédents de production, plus simples à mettre en oeuvre. En dernière analyse, notre pays se limite toujours, pour l'essentiel, à vendre de jeunes animaux vivants à ses proches voisins, laissant le soin à ces derniers, notamment l'Italie ou l'Espagne, de les valoriser. Ponctuellement, certains marchés, à l'instar de la Turquie, peuvent être rapidement conquis, puis aussi vite reperdus. Enfin, les nouveaux débouchés ouverts dans le cadre des négociations commerciales conduites par l'Union européenne au cours des dernières années, sont insuffisamment prospectés, alors que nos produits bénéficient d'une réputation de haute qualité. Au total, en matière de viande bovine, la France renonce, pour ainsi dire d'elle-même, à faire valoir ses atouts sur les marchés extérieurs, tout en se condamnant à subir un flux croissant d'importations...

En définitive, la filière bovine française est confrontée à une conjonction de défauts structurels, qu'aucune solution simple ne semble pouvoir corriger. On peut toutefois se réjouir de l'évolution des mentalités, même si elle prend du temps, d'une plus forte pression des pouvoirs publics, d'un plan de filière plus volontariste que par le passé, ainsi que d'une certaine prise de conscience des responsables professionnels 26 ( * ) .

2. L'affaiblissement consécutif de la position de la France dans les négociations commerciales

Les graves faiblesses structurelles de la filière bovine française handicapent « par ricochet » notre pays dans l'appréciation des résultats des négociations commerciales internationales, menées pour le compte de la France et des autres États membres, par la Commission européenne, à laquelle les traités confient la compétence exclusive en matière de politique commerciale de l'Union.

C'est ce qui rend sensible la question de la ratification du traité de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne d'accord économique et commercial global (AECG) ou Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA). La filière bovine y représente une « épée de Damoclès » condamnant la France à la défensive.

Or, il s'agit avant tout d'un sujet franco-français. Et cette tension autour du CETA risque de ressurgir à l'avenir pour chaque autre accord de libre-échange.

Pourtant, l'agriculture française ne se résume pas à la seule filière de la viande bovine et l'économie française dans son ensemble, moins encore. En résumé, comme l'a confié au rapporteur un grand responsable agricole français, toujours se caler in fine sur le « maillon faible » de notre agriculture, qui, au surplus, tarde à se réformer, prive notre pays de nombreuses opportunités.

Il n'est pas possible de s'accommoder de la situation actuelle, car les dégâts collatéraux de l'absence de jeu coopératif des acteurs de la filière bovine sont trop grands : un « électrochoc » est indispensable.

Il nous appartient, à nous Français, de résoudre nos propres défaillances économiques, politiques et sociales pour, enfin, sortir de ce statu quo sans issue.

3. Les leviers d'action limités des seuls pouvoirs publics français

Plusieurs pistes de réflexion méritent d'être explorées attentivement. Cependant, l'idée de conjuguer contrainte et incitation financière afin de limiter les comportements non-coopératifs des acteurs de la filière viande bovine, apparaît aussi complexe à mettre en oeuvre sur le plan juridique et politique qu'elle semble séduisante et simple à formuler. Au surplus, les moyens à la disposition des États membres se sont considérablement réduits.

La réglementation relative aux organisations de producteurs ne relève plus des États membres .

Jusqu'en 2007 27 ( * ) , la réglementation relative aux organisations de producteurs relevait encore de la compétence des États membres. C'est ainsi qu'il a été possible, par le passé, de conditionner l'octroi d'une aide communautaire à l'appartenance à une OP dans le secteur des fruits et légumes. Or, tel n'est plus le cas depuis le règlement « OCM » portant organisation commune des marches agricoles, dans sa version d'origine du 22 octobre 2007. On ne saurait donc envisager aisément, par exemple, de conditionner l'octroi d'une partie des aides du « premier pilier » de la PAC versées en France, par exemple une fraction des Droits à paiement de base (DPB), à l'appartenance des producteurs à une OP.

L'impossibilité pour les autorités françaises d'accroître, en toute autonomie, les incitations financières en faveur desdites OP.

D'une façon générale, les autorités nationales d'un État membre ne peuvent agir isolément, en accordant à leur discrétion une incitation financière en matière agricole. Le règlement dit « Omnibus », dans sa version en vigueur du 13 décembre 2017, n'autorise d'ailleurs que dans des conditions très limitatives l'octroi d'une aide financière nationale aux OP : le cas prévu est celui des « États membres où le degré d'organisation des producteurs dans le secteur des fruits et légumes est nettement inférieur à la moyenne de l'Union » (cf. nouvelle version de l'article 35 dudit règlement). Tel n'est pas le cas de notre pays. Dès lors, il ne serait pas possible de mettre en oeuvre de la sorte des incitations financières en faveur de la constitution desdites OP dans un autre secteur spécifique, comme celui de la filière viande bovine.

• Demander un traitement spécifique dérogatoire pour le secteur de la viande dans le règlement « OCM » ?

Resterait, du moins sur le papier, une piste de réflexion envisageable qui consisterait à demander à ce que la filière viande bovine fasse, elle aussi, l'objet d'un traitement spécifique, à l'instar des filières fruits et légumes, lait, ou vigne, avec des capacités d'action renforcées par rapport aux dispositions de droit commun. Sur le plan technique et juridique, cette démarche passerait, elle aussi, par une modification des dispositions du règlement « OCM ».

Pour autant, les réticences de la Commission européenne à voir se développer des régimes dérogatoires dans des filières de denrées non spécialement périssables sont hautement prévisibles. À celles-ci s'ajouterait le probable refus des autres États membres qui n'auraient aucune raison d'accepter de modifier la réglementation européenne, au motif d'aider la France et ce parce que notre pays se trouve dans l'incapacité d'organiser rationnellement « sa » filière bovine. Au contraire, plusieurs de nos partenaires, font figure de grands gagnants de la situation actuelle, puisque nos importations en provenance de ces pays ne cessent de s'accroître.

4. Privilégier une démarche pragmatique, pour dégager progressivement une perspective de sortie « par le haut »

Il conviendrait donc en priorité, dans la future PAC 2021/2027, de modifier une nouvelle fois, non pas certaines dispositions spécifiques, mais l'économie générale même du règlement (UE) n° 1308/2013 du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles. Cela supposerait de renforcer les prérogatives et l'attractivité des Organisations de Producteurs du droit commun des filières agricoles.

Il s'agirait, en quelque sorte, de prolonger, par là même, la démarche initiée par le Parlement européen, sous la précédente législature, à l'occasion de l'adoption du règlement « Omnibus », dans sa version du 13 décembre 2017. La proposition de résolution européenne adoptée par notre Commission le 14 mai 2020 et devenue résolution n° 104 du Sénat le 19 juin 2020, formule plusieurs recommandations en ce sens : présentées ci-après.

Une telle démarche au niveau européen pourrait être utilement complétée par une autre action au plan français, spécifiquement orientée en direction de la filière viande bovine. En effet, d'une façon générale, les animaux français abattus sont plus gros et plus âgés qu'à l'étranger. Il en résulte, tout à la fois, une empreinte environnementale plus forte, une moindre qualité gustative, ainsi qu'une valorisation économique inférieure. En résumé, il serait préférable que nos animaux soit âgés de 16/18 mois, plutôt que de 36 mois, comme cela est souvent la norme aujourd'hui. Par là même, réduire de moitié la durée d'engraissement des animaux, lesquels pourraient peser 100 ou 200 kilos de moins tout en procurant une viande plus tendre aux consommateurs, permettrait de réduire très nettement les émissions de gaz carbonique et ainsi participer activement au succès de la stratégie européenne dite du « Green Deal ».

Parallèlement les animaux plus lourds qui continueraient à être produits seraient mieux valorisés, grâce aux signes européens de qualité, notamment les Indications géographiques protégées (IGP). L'ensemble de la filière viande bovine gagnerait ainsi beaucoup à une telle segmentation des marchés.

Dès lors, on pourrait imaginer que le ministre français de l'agriculture combine une contrainte et une incitation financière, non pas pour encourager à la constitution des OP, mais pour favoriser l'abattage d'animaux plus jeunes, en revoyant simplement les contours du dispositif réglementaire existant, par exemple via l'Aide aux bovins allaitants (ABA).

Pour la campagne 2020, l'enveloppe budgétaire de la PAC consacrée à l'ABA en France s'établit à 608 millions d'euros 28 ( * ) . Les montants unitaires correspondants sont estimés, par les services de l'État, à 165 euros de la première à la 50 e vache; à 120 euros de la 51 e à la 99 e vache et à 61 euros de la 100 e à la 139 e vache. Au regard de l'enveloppe budgétaire, un maximum de 3,845 millions d'animaux peut être primé au niveau national.

En conditionnant la perception de la totalité de l'Aide aux bovins allaitants à l'abattage des animaux à l'âge de 16 mois, le ministre de l'Agriculture pourrait orienter la production, de façon à la rapprocher des attentes des consommateurs.

Parallèlement, sur le plan technique, le système de classement des carcasses des grands bovins à l'abattoir pourrait être amélioré, afin de contribuer au succès d'une telle stratégie. Ce dispositif automatique, mis en oeuvre dans les outils de production, fonctionne depuis le début des années 2000 à partir de la pesée de l'animal. Les données recueillies mériteraient d'être enrichies par des éléments - comme la recherche du niveau des omégas 3 et 9 - sur les qualités organoleptiques de la viande, à commencer par la couleur et l'état d'engraissement (persillé et gras externes). Certains pays étrangers, comme l'Australie, ont entrepris des démarches en ce sens, dont il serait possible de s'inspirer, pour le plus grand bénéfice du consommateur.


* 24 Les organisations, associations et coopératives de producteurs d'endives, par exemple, ont eu raison de ne pas renoncer dans la querelle juridique les opposant à l'Autorité de la concurrence, jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se prononce in fine dans l'arrêt précité du 14 novembre 2017, à l'issue d'une question préjudicielle du juge français.

* 25 Loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous. Rapport du Sénat n° 570 (2017-2018) de M. Michel Raison, au nom de la commission des affaires économiques. Voir également le rapport d'information du Sénat n° 89 (2019-2020) Loi EGalim un an après : le compte n'y est pas , de M. Michel Raison, publié le 30 octobre 2019 au nom de la commission des affaires économiques.

* 26 Cf. déclarations de M. Bruno Dufayet, président de la Fédération nationale de la viande bovine, le 15 janvier 2020 : « Ces stratégies individualistes maintiennent un système où la distribution fait redescendre ses prix, via les transformateurs. Il faut une réaction collective. »

* 27 Règlement (CE) n° 1234/2007 du Conseil du 22 octobre 2007 portant organisation commune des marchés dans le secteur agricole et dispositions spécifiques en ce qui concerne certains produits de ce secteur (règlement OCM unique).

* 28 En dehors de l'enveloppe consacrée à l'Aide aux bovins laitiers (84,6 millions d'euros).

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