B. UN SOCLE CONSTITUTIONNEL UNIQUE : UNE SOLUTION POUR PERMETTRE À LA PLURALITÉ DES ASPIRATIONS DE S'EXPRIMER ?

Rappelant qu'historiquement le statut constitutionnel des outre-mer s'est construit à partir de la distinction entre l'assimilation législative d'une part, et la prise en compte des « intérêts propres » des anciens territoires d'outre-mer (TOM), M. Didier Maus, ancien conseiller d'État, président émérite de l'Association française de droit constitutionnel, estime « qu'il convient de prendre acte de l'éclatement des uniformités imaginées en 1946 et 1958 ».

À l'analyse, la dichotomie constitutionnelle constitue de fait un frein à la traduction concrète de la volonté des élus d'évolution statutaire ou institutionnelle à même de correspondre à la diversité des situations des outre-mer et leurs réalités.

Dès lors, la notion de « statut à la carte » initiée par le Président de la République, M. Jacques Chirac, lors de son allocution prononcée le 11 mars 2000 à Madiana, en Martinique reste plus que jamais d'actualité 33 ( * ) . Il affirmait ainsi que : « Dans le monde nouveau dans lequel nous entrons, le succès appartiendra à ceux qui feront preuve de la plus forte réactivité, de la meilleure capacité d'adaptation aux changements. Il faut pour cela de très larges délégations de compétences aux autorités décentralisées, ce qui correspond de surcroît aux exigences de l'efficacité et aux exigences de la démocratie . Parce que vos départements sont géographiquement très éloignés des centres de décisions nationaux, parce que les problèmes que vous rencontrez sont très spécifiques par rapport à ceux du reste du pays, parce que vous évoluez dans un environnement international particulier, tout cela justifie une politique très ambitieuse de transfert de responsabilités. »

La situation de crise due à l'épidémie de Covid-19 confère d'ailleurs une actualité singulière à ce propos.

La révision constitutionnelle de 2003 a sans aucun doute constitué une impulsion en ce sens pour les collectivités d'outre-mer et les auditions des exécutifs locaux montrent qu'elle a permis que se développe la réflexion dans les Départements français d'Amérique.

1. La nécessité de dépasser la logique binaire

Le débat dans les collectivités de l'article 73 est limité par la logique statutaire binaire qui prédétermine le régime législatif qui s'applique aux compétences.

a) Passer à une logique de subsidiarité

La subsidiarité « est en réalité un principe de proximité : il implique d'organiser les politiques publiques à l'échelon le plus proche des citoyens », s'il est compatible avec l'efficacité 34 ( * ) .

Si, aujourd'hui, les élus des territoires - à l'exception de ceux de Mayotte qui n'ont pas été entendus et de La Réunion - sont acquis à l'idée d'une différenciation assortie d'une compétence normative permettant de fixer la « règle première », aussi bien l'article 73 que l'article 74 de la Constitution restent connotés historiquement.

De ce fait, s'agissant des élus, cette division tend à constituer une limite à leurs aspirations par crainte qu'un changement de statut ne se traduise par une insécurité budgétaire. Du côté des populations, cette distinction suscite la crainte d'une perte de la protection sociale à laquelle elle est légitimement attachée.

Or la mise en oeuvre du principe de subsidiarité peut justifier outre-mer que les transferts de compétences soient assortis de la possibilité de fixer les normes dans les domaines transférés car l'inadaptation peut également résulter de l'inexistence d'une règle. L'application effective du principe de subsidiarité ne devrait donc pas se limiter à la faculté de gestion ou d'exécution d'une compétence.

Comme évoqué précédemment, les travaux précités de la Délégation sénatoriale aux outre-mer sur les normes ont mis en évidence l'incidence néfaste non seulement de l'inadaptation tout autant que de l'absence de norme. Elle peut appeler la production d'une norme spécifique et donc nécessiter de disposer de la compétence à cet effet.

La notion de « statuts sur-mesure » devrait être le fondement de la déclinaison pour chaque territoire du principe de subsidiarité.

b) Dépassionner la question statutaire

L'article 74 de la Constitution est traditionnellement associé à la notion d'autonomie. Qualifiée de « tabou » par Mme Véronique Bertile, cette notion est aussi selon M. Ferdinand Mélin-Soucramanien 35 ( * ) « chargé[e] de sens, valorisé[e] dans certains territoires et péjoratif et polémique dans d'autres ».

Dans les départements français d'Amérique et à La Réunion, la notion d'évolution, ne serait-ce qu'institutionnelle, renvoie immanquablement au risque « autonomiste », voire « indépendantiste » et partant à celui de l'affaiblissement du lien républicain et de la garantie de la protection sociale.

Rendues possibles par la révision constitutionnelle de 2003, quatre consultations locales avaient été organisées en décembre de la même année.

En Guadeloupe et en Martinique 36 ( * ) , les électeurs étaient interrogés sur une évolution des institutions alors qu'à Saint-Barthélemy et Saint-Martin 37 ( * ) , ils étaient consultés sur une évolution statutaire. Les projets de constitution d'une collectivité territoriale unique furent rejetés, respectivement en Guadeloupe à 72,98 % et en Martinique à 50,48 %, tandis qu'à Saint-Barthélemy et Saint-Martin, la création de deux collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 de la Constitution fut approuvée à 95,51 % pour l'une et 76,17 % pour l'autre.

Si l'on comprend la logique de la partition historique entre les articles 73 et 74 de la Constitution, elles doivent être regardées à l'aune de l'évolution des aspirations à une décentralisation plus adéquate .

Il apparaît alors à bien y regarder que les freins à la mise en oeuvre d'une telle orientation se situent dans le cadre constitutionnel lui-même et le processus d'évolution qu'il prévoit. Il conduit à une consultation sur le principe du basculement d'une organisation ou d'un régime à l'autre. Ce cadre imprécis tend à laisser la place à interprétations et mystifications à l'adresse des populations.

Cela s'est traduit lors des campagnes d'information préalables aux consultations locales de décembre 2003, à côté d'autres arguments. Les partisans du « non » à l'évolution institutionnelle en Guadeloupe comme en Martinique ont eu recours au proverbe créole « Nou pa ka acheté chat en sac » - repris par Mme Anne-Marie Le Pourhiet 38 ( * ) en titre d'un article - pour signifier notamment qu'une fois le consentement accordé par la population, rien ne lui garantissait ce que serait l'organisation de la nouvelle collectivité, des nouvelles institutions ou le nouveau statut.

Ainsi, pour notre collègue Dominique Théophile, l'échec de la consultation de 2003 s'explique également en partie par la perspective erronée de la perte de la nationalité française avancée au cours de la campagne, à laquelle la population a répondu défavorablement. Notre collègue Nassimah Dindar a, quant à elle, rappelé que les Réunionnais vivaient encore avec certaines peurs attachées à la différence de statuts fondés sur les articles 73 et 74 de la Constitution.

Dans son rapport de 2009 précité, M. Éric Doligé avait déjà souligné, la nécessaire pédagogie auprès des électeurs devant accompagner les consultations statutaires et institutionnelles afin de faire rempart aux arguments fallacieux.

La consultation sur le principe de changement statutaire sur le fondement d'une question générale favorise le réveil des peurs de délitement du lien républicain de la part des populations.

Une consultation sur un projet de loi organique ou ordinaire soulevant des objections relatives notamment à la technicité, il serait préférable, dans l'hypothèse d'une évolution statutaire, de remplacer la consultation sur le principe général par une consultation portant sur les compétences transférées à la collectivité lorsque celles-ci sont assorties d'un changement de régime législatif .

Cette procédure contribuerait à un débat dépassionné comme l'appelle de ses voeux notre collègue Antoine Karam dans une tribune de novembre 2019 39 ( * ) , posant véritablement les enjeux du changement et constituerait en outre un dispositif de renforcement de la participation citoyenne souhaité par le groupe de travail du Sénat sur la décentralisation de nature à faciliter l'appropriation d'un projet défini par les représentants politiques, et ainsi favoriser l'adhésion de la population.

Celle-ci serait ainsi mieux éclairée sur l'objet de son consentement. L'enjeu de l'appropriation de la règle en outre-mer est sans doute plus crucial en ce qui concerne le projet institutionnel ou statutaire.

c) Vers des statuts sur-mesure ?

Compte tenu de ces considérations, la véritable différenciation outre-mer passerait donc par une révision constitutionnelle qui supprimerait cette logique binaire distinguant d'un côté « le paradis de l'article 73 » et de l'autre « l'enfer de l'article 74 » en réunissant les deux régimes législatifs au sein d'un même article.

Chaque territoire, y compris ceux relevant de l'article 73 de la Constitution, disposerait ainsi d'un statut défini par une loi organique qui déterminerait le régime législatif applicable à tout ou partie des matières.

Surtout, la réunion des deux articles ne doit pas constituer une absorption de l'un des régimes par l'autre mais plutôt une addition garantissant à chaque collectivité de pouvoir déterminer librement la part de spécialité législative et celle d'identité législative. On doit aboutir à un « article 73 + 74 » et non « 74 - 73 » . Ainsi, les collectivités d'outre-mer pourraient disposer d'un cadre au sein duquel prendraient forme leurs aspirations d'organisation locales.

Cela suppose une affirmation politique forte garantissant qu'une telle évolution ne s'accompagnera pas de l'obligation de renoncer au régime de l'identité législative en tout ou partie à moins que la volonté de la population n'ait été exprimée.

C'est pourquoi, la population serait consultée pour les transferts de compétences impliquant un changement de régime législatif. Cette consultation serait facultative pour des évolutions de compétences relevant déjà en partie de la spécialité législative, autrement dit dans le cas où une partie de la matière aurait fait l'objet d'un transfert.

Les transferts de compétences sans changement de régime législatif ne devraient pas être soumis à consultation.

Proposition n° 6 : Réunir les articles 73 et 74 de la Constitution et permettre la définition de statuts sur mesure pour ceux des territoires ultramarins qui le souhaiteraient.

2. La question de la dénomination

La marque du pluriel, « les » outre-mer, a constitué une indéniable avancée terminologique qui a sous-tendu la reconnaissance de la pluralité des territoires ultramarins et on ne saurait occulter la dimension culturelle et identitaire attachée aux questions se rapportant aux statuts outre-mer. Une révision constitutionnelle doit aussi prendre en compte ces aspects.

La Constitution reconnaît au titre des collectivités génériques, les communes, les départements, les régions, les collectivités à statut particulier et les collectivités d'outre-mer qui remplacent les territoires d'outre-mer (TOM). Chacun des outre-mer appartient donc à une de ces catégories.

Bien qu'il puisse paraître paradoxal d'envisager de regrouper l'ensemble des outre-mer sous une appellation unique pour mieux affirmer leur diversité, il s'agit de contribuer à décloisonner l'ensemble des collectivités.

La terminologie est en effet un aspect hautement symbolique et sensible tout en constituant un vecteur de valeurs et de messages, et c'est sous cet angle que la problématique terminologique doit être abordée. Elle a en effet toute sa place dans une réflexion recherchant à créer les conditions favorisant l'expression des aspirations locales en vue de la définition d'un modèle de démocratie locale propre à permettre l'épanouissement de chaque territoire sans perdre de vue la problématique de l'appartenance à l'ensemble républicain et à la Nation.

Une nouvelle dénomination moins connotée historiquement peut être le catalyseur d'une démocratie locale renforcée et d'une relation avec l'État redéfinie dans un sens plus satisfaisant.

Conscient que les mentalités ne sont pas prêtes à envisager une reconfiguration du droit constitutionnel allant jusqu'à la création du statut-cadre des pays d'outre-mer 40 ( * ) annexés à la Constitution, cette appellation proposée au cours de la table ronde du 23 juillet 2020 présente néanmoins un réel intérêt.

Initialement, il avait été proposé au groupe de travail du Sénat sur la décentralisation, une uniformisation terminologique au sein de la catégorie « collectivité d'outre-mer ». Mais la charge symbolique de celle-ci pouvant laisser penser aux populations des collectivités relevant de l'article 73 de la Constitution qu'elles étaient amenées vers un changement statutaire malgré elles vers l'article 74, conduit à préférer le terme de « pays », plus neutre au regard de l'observation précédente.

Il présente par ailleurs l'avantage d'être largement utilisé en droit comparé.

C'est de surcroît un terme qui appartient aussi bien à la langue française qu'aux créoles ultramarins lui conférant ainsi un caractère fédérateur .

Juridiquement, cette appellation ne ferait du reste pas obstacle à ce qu'une collectivité choisisse librement une autre dénomination. La Polynésie française est à cet égard un « pays d'outre-mer » aux termes de l'article 2 de la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française, alors qu'il ne s'agit pas d'une catégorie juridique.

À l'occasion de cette réflexion terminologique, le terme « français » pourrait être associé plus systématiquement à celui d'outre-mer .

Si en droit national, cette dimension est implicite, il reste que « outre-mer » signifie littéralement « ce qui se situe au-delà de la mer ». Les États-Unis, l'Île Maurice ou encore le Brésil sont ainsi « outre-mer ».

L'usage du terme « métropole » a largement été remplacé dans le langage courant, compte tenu de sa charge évidente au regard de l'histoire par celui « d'Hexagone ». Sans le terme « français » les outre-mer ne se définissent que par rapport à la métropole française.

Compte tenu de la valeur et de la charge symbolique des mots, le terme « les outre-mer français » devrait être préféré, à tout le moins dans le langage, pour concilier l'affirmation du pluralisme ultramarin et l'unité nationale. Si l'on se dirigeait vers la création de « pays d'outre-mer », l'usage pourrait faciliter la diffusion de la terminologie « pays français d'outre-mer ».

À un moment où l'histoire coloniale a pu être récemment source de tension, cette réaffirmation du lien national dans le vocabulaire pourrait contribuer à consolider le sentiment d'appartenance.

Proposition n° 6 : Créer la catégorie de « pays d'outre-mer » dans la Constitution afin d'y regrouper sous la même appellation l'ensemble des collectivités.


* 33 Texte du discours de Madiana en annexe.

* 34 Les 50 propositions du Sénat « pour une nouvelle génération de la décentralisation ».

* 35 M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, « Les collectivités territoriales régies par l'article 73 », Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n° 35.

* 36 Décrets du 29 octobre 2003 décidant de consulter les électeurs de la Guadeloupe en application de l'article 73 de la Constitution.

* 37 Décrets du 29 octobre 2003 décidant de consulter les électeurs de Saint-Barthélemy (Guadeloupe) et de Saint-Martin (Guadeloupe) en application de l'article 72-4 de la Constitution.

* 38 Mme Anne-Marie Le Pourhiet, « Référendum aux Antilles : nou pa ka acheté chat en sak » (On n'achète pas un chat dans un sac), Revue du Droit Public et de la Science Politique, 2004, n° 3, p. 659 à 679.

* 39 http://outremers360.com/politique/tribune-dantoine-karam-20-apres-la-declaration-de-basse-terre-formalisons-notre-droit-a-la-difference/

* 40 https://blogdedroitpublicetdoutremer.blogspot.com/2018/06/normal-0-21-false-false-false-fr-ja-x.html

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