AVANT-PROPOS

En novembre 2018, la délégation à la prospective du Sénat publiait un rapport intitulé « Mettre les nouvelles mobilités au service de tous les territoires ». Ce rapport pointait le risque d'un progrès à deux vitesses en matière de solutions de mobilité avec d'un côté des zones denses bien maillées, bien desservies et bien connectées, profitant à plein du progrès technique et délaissant peu à peu le véhicule individuel pour des modes de transport partagés, plus vertueux du point de vue environnemental et plus économiques pour l'ensemble des usagers, et d'un autre côté les zones rurales ou les petites villes, condamnées à faire reposer les mobilités de leurs habitants presque uniquement sur la voiture.

Votée fin 2019, la loi d'orientation des mobilités (LOM) vise, en étendant à tout le territoire le périmètre des autorités organisatrices de mobilités (AOM), à éviter que le paysage institutionnel des mobilités comporte des « zones blanches » où aucune solution intégrée de mobilité ne serait proposée aux habitants. Mais la mise en oeuvre des nouveaux outils offerts par la LOM est variable, selon les spécificités de chaque agglomération, région ou territoire, et aussi selon l'existence ou non de moyens financiers, notamment la possibilité de lever le versement mobilité. La question de savoir si l'outil sera utilisé par les acteurs locaux reste encore sans réponse évidente.

Le cadre de réflexion sur ces questions est également en pleine mutation, car l'on bascule peu à peu d'une approche par les transports , centrée sur chaque mode et s'intéressant surtout aux véhicules et aux infrastructures, à une approche par la mobilité au sens large , nécessitant de partir non pas des modes existants mais des besoins de déplacement et des pratiques dans toute leur diversité. Le basculement culturel est important : après 150 ans de politiques de transport, reposant sur une expertise pointue et très technique et sur quelques grands opérateurs, il convient de passer à une politique publique des mobilités, plus complexe et multiforme, qui doit se réinventer en permanence et nécessite de nouveaux savoir-faire dans les collectivités.

La logique de « mobilité » peut ainsi aller de pair avec celle de l'« accessibilité » au sens où elle prend en compte les raisons pour lesquelles les personnes sont amenées à se déplacer , qu'elles soient quotidiennes ou occasionnelles : accès aux services et aux commerces, au travail et aux lieux de vie... Il convient de trouver un juste équilibre entre un droit à la mobilité pour tous et une égalité spatiale ou du moins une équité dans l'organisation des différents services et lieux de vie.

Ces aspects sont d'autant plus saillants que, dans de nombreux territoires, la dépendance à l'automobile est importante et contraint les budgets . Dans son étude mobilité de janvier 2021, l'INSEE relatait qu'« en 2017, 74 % des actifs en emploi qui déclarent se déplacer pour rejoindre leur lieu de travail utilisent leur voiture, 16 % prennent les transports en commun et 8 % ont recours aux modes de transport doux (6 % la marche et 2 % le vélo). Pour des distances inférieures à 5 kilomètres, la voiture représente encore 60 % des déplacements domicile-travail » 1 ( * ) . Cette prééminence de la voiture s'explique notamment par l'allongement des distances parcourues quotidiennement par les actifs. Jérôme Fourquet rappelait dans une note pour la Fondation Jean Jaurès en mai 2019 que si en 1975, 44 % des actifs travaillaient en dehors de leur commune de résidence, et que la distance moyenne entre le domicile et le travail était de 7 kilomètres, cette réalité concernait 64 % des actifs avec une distance moyenne de 15 kilomètres en 2013. L'augmentation de la distance a accru la dépendance à la voiture. La « facture carburant » est devenue « insoutenable pour toute une partie de la France périphérique ». Il était donc peu surprenant que « différentes enquêtes de l'IFOP [...] montrent que l'identification aux « gilets jaunes » était très clairement indexée sur le degré de dépendance à la voiture » 2 ( * )

À l'issue du rapport de la délégation à la prospective du Sénat de novembre 2018, et après le vote de la LOM, il a paru nécessaire d'approfondir la question de l'avenir des mobilités dans les espaces peu denses 3 ( * ) , qui sont marquées à la fois par de multiples initiatives et innovations, mais aussi par la difficulté à pérenniser les expériences, à monter en puissance et faire changer les habitudes profondément ancrées d'utilisation quasi-exclusive de la voiture pour tous les déplacements individuels. Ce mode de transport s'avère en effet le plus souple et le plus efficace dans ces espaces, à condition bien entendu d'en avoir les moyens. Ayons cependant à l'esprit que le modèle automobile dans tous les types de territoires sera nécessairement appelé à évoluer avec la perspective d'ici 2040 de la fin des moteurs thermiques, en application de l'objectif de décarbonation des déplacements, ainsi qu'une révolution technologique liée à l'automatisation et à la diffusion de véhicules autonomes. À plus court terme, le passage de la vitesse maximale autorisée de 90 à 80 km/h sur les routes secondaires contribue à changer le rapport à la route.

Les nouveaux travaux menés par la délégation à la prospective sur la question des mobilités ont visé à imaginer la transformation des modes de déplacement dans les zones peu denses à l'horizon 2040 . Ces territoires sont de plus en plus prisés en raison des faibles prix du foncier et pour la recherche d'une meilleure qualité de vie que dans les villes denses. L'expérience du confinement du printemps 2020 a probablement renforcé l'attrait pour les campagnes. Pour autant, l'absence de solutions de mobilités adaptées constitue encore un obstacle et un frein dans la vie quotidienne qu'il convient d'examiner avec attention. Cela apparaît comme une nécessité sociale et écologique, mais également de cohésion territoriale dans la République.

I. LA MOBILITÉ ET LES ZONES PEU DENSES : UN PÉRIMÈTRE FLOU

A. COMMENT DÉFINIR LES « ZONES PEU DENSES » ?

1. Espaces peu denses, campagnes, « grands espaces » : un florilège de définitions
a) La classification de l'INSEE

Où commencent les zones peu denses ? À cette question, l'INSEE répond à travers une grille communale de densité qui distingue 4 niveaux. Cette grille, qui a récemment évolué, est fondée sur un découpage du territoire en carrés d'1 km² (mailles) 4 ( * ) . La densité de population est évaluée dans chacun de ces carrés avec des seuils à 1 500 habitants, 300 habitants et 25 habitants.

L'application de la grille de densité permet de classer les communes dans l'une des catégories suivantes 5 ( * ) :

- Les communes densément peuplées sont celles dont plus de 50 % des mailles qui la constituent sont des mailles de plus de 1 500 habitants, avec des mailles contigües regroupant plus de 50 000 habitants.

- Les communes de catégorie intermédiaire sont celles avec plus de 50 % de la population vivant dans des mailles urbaines, de plus de 1 500 habitants de densité ou de plus de 300 habitants de densité au km², avec des mailles contigües comptant plus de 5 000 habitants, et ne relevant pas de la catégorie des communes denses.

- Les communes peu denses sont celles où au moins 50 % de la population vit dans des mailles comptant plus de 25 habitants par km², avec des mailles contigües comptant plus de 300 habitants.

- Enfin, les communes très peu denses sont celles où plus de 50 % de la population vit en dehors de ces mailles. Cette dernière catégorie a été ajoutée par l'INSEE (la typologie européenne ne comptant que 3 niveaux) pour permettre une analyse plus fine des espaces ruraux.

Si les deux tiers de la population française vivent dans des communes denses ou de densité intermédiaire, c'est-à-dire dans un milieu essentiellement urbain, les communes peu denses et très peu denses, qui constituent l'immense majorité des communes françaises (plus de 30 000), couvrent 90 % du territoire national et accueillent un tiers des habitants de notre pays , au-dessus de la moyenne européenne (seulement 24 % des Européens vivent dans des espaces peu denses) 6 ( * ) .

Les espaces très peu denses quant à eux accueillent seulement 4 % de la population française. Mais ils représentent environ un tiers des communes françaises et 35 % de la surface du territoire, comme le montre la carte ci-dessous.

La grille de densité de l'INSEE permet une première approche, objective, mais elle manque de finesse pour l'analyse des espaces vécus . Certains espaces peu denses peuvent constituer en réalité la périphérie éloignée d'une grande ville et se situer dans sa zone d'attraction, certains peuvent être aussi bien dotés en services de proximités tandis que d'autres, de même densité, ne bénéficieraient pas des mêmes dynamiques. Il convient aussi de prendre en compte le relief ou encore le climat.

b) La distinction entre le rural et l'urbain

Une autre approche pourrait consister à distinguer les espaces urbains et les espaces ruraux. Dans le rapport Ruralités, une ambition à partager 7 ( * ) remis en juillet 2019 à Jacqueline Gourault, alors ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, les auteurs, parlementaires et élus locaux, soulignaient qu'il existait plusieurs approches de la ruralité : par le zonage de la France en aires urbaines, qui dessine en creux la France rurale, par la grille de densité, mais aussi à travers une analyse plus fine du territoire qui permettait d'identifier 7 catégories différentes d'espaces ruraux répartis en 3 groupes :

Les campagnes des villes, du littoral et des vallées urbanisées , pouvant elles-mêmes être subdivisées en trois catégories :

- Les campagnes densifiées, en périphérie des villes, à très forte croissance résidentielle et à économie dynamique ;

- Les campagnes diffuses, en périphérie des villes, à croissance résidentielle et dynamique économique diversifiée ;

- Les campagnes densifiées, du littoral et des vallées, à forte croissance résidentielle et à forte économie présentielle.

Les campagnes agricoles et industrielles , sous faible influence urbaine.

3° Les campagnes vieillies à très faible densité , pouvant elles-mêmes être divisées en trois groupes :

- Les campagnes à faibles revenus, économie présentielle et agricole ;

- Les campagnes à faibles revenus, croissance résidentielle, économie présentielle et touristique ;

- Enfin, les campagnes à faibles revenus, croissance résidentielle, économie présentielle et touristique dynamique, avec éloignement des services d'usage courant.

Les auteurs du rapport proposent de retenir cette approche fine de l'espace rural, qui recoupe en partie la carte de densité mais permet de mieux caractériser les espaces, leurs dynamiques et d'identifier leurs problématiques, expliquant que : « cette typologie offre un intérêt majeur en distinguant différents "types" de campagnes et donc en y associant des problématiques et enjeux spécifiques en matière de politiques publiques ».

Source : DATAR - INRA CESAER/ UFC-CNRS ThéMA/ Cemagref DTMA METAFORT, 2011

c) Ne devrait-on pas plutôt parler de campagnes ou encore des « grands espaces » ?

Une autre approche a été proposée lors de la table ronde organisée au Sénat le 23 septembre 2020 par Sylvie Landriève, co-directrice du Forum Vies Mobiles. Parler d'espaces peu denses peut laisser penser que ces territoires ne seraient pas assez denses , alors qu'ils sont précisément de plus en plus attractifs de ce fait pour les rurbains ou néoruraux. Lors de son audition devant le rapporteur, le chercheur en sciences sociales Éric Charmes suggérait aussi de trouver un autre terme que celui d'espace peu dense, négativement connoté, alors que les habitants voient positivement ces territoires et y sont attachés. Ils pourraient simplement être qualifiés de « campagnes ». Car plus prosaïquement, lorsque l'on n'est pas urbain, on se « ressent » comme étant de la campagne, que l'on soit périurbain ou dans le rural isolé.

Avant même le confinement du printemps 2020, une majorité d'urbains affirmait vouloir quitter les villes pour s'installer à la campagne 8 ( * ) . Ce goût pour un environnement moins urbain, plus connecté à la nature n'est certes pas nouveau, mais l'expérience du confinement, que certains urbains ont préféré passer « à la campagne » 9 ( * ) et la pratique du télétravail ont probablement encouragé certains ménages à « sauter le pas » 10 ( * ) , même s'il est trop tôt pour mesurer l'ampleur et la durabilité d'un tel phénomène. Serions-nous à un moment de basculement, les problèmes seraient-ils plus nombreux dans les espaces très denses ? La question se pose.

Encore faut-il bien appréhender les espaces dont il s'agit. La notion d'espace peu dense est peu illustrative de la réalité de ces territoires et ne prend pas assez en compte la grande diversité de leurs dynamiques : certains sont bien dotés en services, certains sont aussi particulièrement prisés ce qui se traduit par de nombreuses constructions nouvelles et un marché immobilier en essor, tandis que d'autres continuent à perdre des habitants, des commerces et des services. Pour prendre en compte leur grande variété, Sylvie Landriève propose de parler tout simplement de « grands espaces », capables d'englober tout autant des espaces périurbains en fort essor démographique, ceux connaissant une déprise industrielle ou encore les campagnes peu peuplées et les territoires de montagne connaissant des fortes variations saisonnières de population .

Cette notion permettrait aussi de mieux prendre en compte l'aspiration de nombre de nos concitoyens à vivre dans des lieux aérés, plus connectés avec la nature, caractérisés par le fait que l'on n'habite pas les uns sur les autres, qu'on puisse facilement se côtoyer sans se gêner, sans se marcher sur les pieds, à rebours de la grande ville, dense et chère, caractérisée par la promiscuité et la concentration des activités et des habitants.

Au final, c'est près de la moitié de la population française qui vit dans ces « grands espaces », en habitat quasi-exclusivement individuel, parfois groupé mais parfois aussi très dispersé . Cette notion de « grands espaces » permet de remettre la mobilité au coeur de la réflexion. Car ces territoires se caractérisent par une grande dépendance à la voiture, moyen de déplacement privilégié et quasi-exclusif pour la presque totalité des besoins de la vie quotidienne.

Lors de son audition, Jean-Marc Offner, directeur de l'Agence d'urbanisme Bordeaux Aquitaine, définissait d'ailleurs l'espace peu dense comme celui « où l'on se déplace en voiture et pas à pied, car l'échelle de ces espaces n'est pas à la mesure du piéton », et pourtant, de manière paradoxale, près de la moitié de nos déplacements quotidiens font moins de 3 kilomètres. Ces territoires ne se résument pas aux seuls espaces peu denses au sens de l'INSEE ou aux seuls territoires ruraux.

La grande dépendance à la voiture induit dans ces territoires une problématique sociale majeure : tous ceux qui ne disposent pas de voiture ou de permis de conduire courent le risque de devenir des « assignés territoriaux » pour reprendre l'expression d'Eric le Breton 11 ( * ) . Cela concernerait 15 à 20 % de la population adulte des espaces peu denses, essentiellement des jeunes, des femmes, des personnes âgées mais aussi des personnes aux revenus trop faibles pour pouvoir posséder une voiture ou payer le carburant. Le même Éric Le Breton notait que le permis de conduire est plus difficile à obtenir que le baccalauréat.

d) Les espaces peu denses caractérisés par un panel faible de mobilités

En définitive, quelle définition retenir pour les espaces peu denses ? Celle de l'INSEE a l'avantage de l'objectivité à travers des catégories statistiques. Mais le peu dense est très divers, selon la configuration du territoire, la proximité d'axes de circulation. Des zones peu denses voire très peu denses peuvent en réalité constituer une maille d'une couronne périurbaine éloignée d'une grande agglomération, mais qui reste dans sa zone d'attraction, à défaut d'être dans son périmètre intercommunal. Le relief peut aussi être un facteur d'éloignement et un obstacle à la mobilité.

Ne devrait-on pas caractériser les espaces peu denses comme étant ceux où les solutions de mobilité sont elles-mêmes peu denses, peu variées, où il existe peu d'autres possibilités que le véhicule individuel pour se déplacer ? Il s'agirait de définir le peu dense du point de vue de la mobilité et non de la géographie humaine . Selon un tel critère, les espaces périurbains proches des métropoles mais mal desservis en transports collectifs, bénéficiant de peu d'innovations, notamment hors des zones de déploiement des nouvelles mobilités partagées des coeurs de ville, pourraient être considérés comme peu denses, alors que les communes concernées ne sont pas classées comme telles au sens de l'INSEE. Une telle approche complexifie la problématique mais elle montre bien que, quel que soit le type d'espace que l'on habite, l'existence d'un panel riche de solutions et adapté à chaque typologie d'espace peu dense est un critère fort du désenclavement du territoire.

Du point de vue des mobilités et de l'accessibilité, les solutions à mettre en oeuvre seront très différentes si l'on habite dans le périurbain, dans le rural polarisé ou dans le rural isolé. La densité de population sera également un facteur déterminant, mais plus encore la prise en compte de la géographie : les solutions seront différentes dans une vallée de montagne, dans une plaine céréalière de la Marne, dans le rural soumis à pression touristique ou encore à la montagne pendant les sports d'hiver. Plus finement encore, le rurbain qui au quotidien aboutit en centre-ville par une gare aura plus de solutions que celui qui se rend dans une zone d'activité en périphérie. C'est donc du sur mesure qu'il convient de produire.

2. Quelles dynamiques économiques, sociales et démographiques dans les « grands espaces » ?
a) L'attractivité des campagnes : vers un nouveau paradigme démographique ?

Si le phénomène urbain est ancien, la dynamique à l'oeuvre au 19 e et au 20 e siècle en France a été celle d'un exode rural continu et massif, qui a accompagné la révolution industrielle et ne s'est pas démenti jusqu'aux années 1990, cette tendance démographique générale au dépeuplement de l'ensemble des campagnes au profit des villes est désormais stoppée , si ce n'est inversée, comme le notait déjà un rapport de la délégation à la prospective du Sénat de 2013 consacré à « l'avenir des campagnes » 12 ( * ) .

Le retournement de tendance est observable dès le début des années 2000, voire un peu avant. L'INSEE constate désormais une croissance démographique plus élevée dans les communes peu denses que dans les communes denses (mais moins élevée dans les communes très peu denses) 13 ( * ) .

Une partie de ce retournement de tendance s'explique par l'extension géographique de la zone d'attraction des métropoles . Pour des raisons diverses, de coût d'accès au logement, ou de recherche d'une meilleure qualité de vie, on s'éloigne de plus en plus des grandes villes et de leur périphérie immédiate pour habiter à la campagne, au prix de trajets domicile-travail allongés. C'est l'illustration de la conjecture de Zahavi 14 ( * ) : le temps gagné dans un déplacement est réinvesti dans la distance. Plus la distance est importante, plus le prix du foncier diminue. Les espaces peu denses seraient devenus la couronne périurbaine éloignée attractive des grandes métropoles. Il serait donc excessif de parler d'exode urbain, car ce type de phénomène ressemble plutôt à une reconfiguration périurbaine. D'une certaine manière, nous serions devenus « tous métropolitains », à l'exception peut-être des 4 % d'habitants des espaces très peu denses.

L'analyse des phénomènes démographiques à l'oeuvre montre aussi qu'une partie de cette croissance vient d'un phénomène de départ ou de « retour à la campagne », dans le cadre d'un parcours de vie, de retraités aspirant au calme, loin des villes ou des banlieues pavillonnaires qu'ils avaient habitées durant leur vie active. 15 ( * ) Mais cette installation « à la campagne » peut aussi consister en une réorganisation des espaces de vie pour une partie de la population qui en réalité réside alternativement en plusieurs endroits . N'oublions pas que sur environ 37 millions de logements existants en France, 3,6 millions sont des résidences secondaires. Lors de la table ronde du 23 septembre 2020 au Sénat, Xavier Desjardins, professeur en Urbanisme et Aménagement à Sorbonne-Université pointait le phénomène des bi-résidents, qui transforme la question du rapport à l'espace : « la question qui risque de se poser ne sera pas de savoir si l'on habite à la ville ou à la campagne, mais combien de jours par an l'on passe dans chacun de ces espaces et quels services nous utilisons ». Ce phénomène devrait d'ailleurs conduire à s'interroger aussi sur la ségrégation socio-spatiale et sur la fracture sociale qui séparera ceux pouvant résider alternativement en plusieurs lieux et ceux assignés territoriaux dans les espaces périurbains défavorisés ou dans des espaces ruraux isolés et déclassés.

Notons aussi que tous les territoires ruraux ou peu denses ne sont pas égaux devant ces nouvelles tendances . Tandis que le Sud et l'Ouest de la France ou encore les territoires de montagne sont globalement attractifs, la diagonale du vide, partant des Ardennes et allant jusqu'au massif central, n'a pas pour autant disparu et son attractivité semble encore faible.

Enfin, le très peu dense, dépourvu de services de proximité, commerces, médecins, reste peu attractif et continue de voir sa démographie stagner ou régresser.

Au-delà des chiffres et de leur variation, une constante s'impose : l'envie de vivre à la campagne ou dans des petites villes est exprimée fortement par les Français. Une étude de Familles rurales menée en 2019 16 ( * ) mettait en évidence que 81 % des Français considéraient la vie à la campagne comme le mode de vie idéal, mais que quatre facteurs constituaient des freins à l'installation à la campagne : la désertification médicale, l'absence de services et de commerces, le déficit d'emplois disponibles et le déficit de transports . C'est bien le couple mobilité et accessibilité qui est interrogé : la maîtrise de la répartition territoriale des services, des emplois et de l'habitat serait déterminante en même temps que les solutions de transports croîtraient.

b) La concentration des richesses et des activités dans les métropoles

Si les espaces peu denses bénéficient d'une attractivité résidentielle certaine, le fait métropolitain est toutefois puissant et a tendance à concentrer les activités économiques, culturelles, éducatives, les centres de recherche ou encore les loisirs, dans les coeurs des grandes villes françaises et leur périphérie immédiate.

Dans une note d'analyse de novembre 2017 17 ( * ) , France Stratégie constatait que la croissance de l'emploi observée dans les zones d'emploi englobant les douze grandes métropoles françaises était de 1,4 % par an en moyenne, contre 0,8 % sur l'ensemble du territoire, sur la période 1999-2014. Cette même étude montrait que si certaines métropoles entraînaient les territoires avoisinants (Lyon, Nantes, Rennes, Bordeaux, Aix-Marseille), d'autres au contraire n'apportaient pas d'effet d'entraînement sur l'emploi des territoires voisins (Montpellier, Toulouse). Globalement, nombre d'espaces peu denses dépendent fortement du développement de l'emploi dans les métropoles proches car ils ne sont pas marqués par un fort développement des activités économiques et de l'emploi.

Dans un avis d'octobre 2019 consacré aux métropoles, le Conseil économique social et environnemental 18 ( * ) invite à nuancer les constats généraux sur les métropoles en prenant en compte la grande diversité de leurs dynamiques respectives , en particulier en matière d'emploi et de développement économique. Toutes n'ont pas la même force d'attraction et le même degré de développement, ni les mêmes interactions avec leur environnement.

Il n'en reste pas moins que les grands pôles urbains concentrent des activités que l'on ne retrouve pas ailleurs : les universités et pôles d'enseignement supérieur, les activités de recherche, mais aussi les activités financières ou de conseil juridique ou encore les activités culturelles. De même, les grandes structures de soin hospitalier sont concentrées dans les espaces denses et l'accès à des soins spécialisés nécessite de s'y déplacer.

Le commerce a lui aussi eu tendance à se concentrer soit au coeur soit en périphérie des métropoles pour bénéficier d'une clientèle large, à la confluence de voies de circulation. On a ainsi vu fleurir depuis quelques décennies des centres commerciaux géants ou des cinémas multiplexes, qui drainent le public vers ces nouveaux temples de la consommation moderne, ignorant les coeurs de ville.

c) Le « déséquipement » des campagnes et des petites villes

Si les territoires peu denses ne bénéficient pas directement des activités économiques et de la palette de services liés à la ville dense, ils peuvent cependant y être reliés plus ou moins étroitement à travers les axes de communication qui permettent un déplacement facile. Par ailleurs, le « besoin de ville » peut être atténué par le maintien d'une palette suffisante de services de proximité limitant les besoins de se déplacer.

Or, le constat est assez facile à faire : qu'il s'agisse de services publics, de services commerciaux privés ou d'offres de mobilité, les espaces peu denses ont fait l'objet depuis plusieurs décennies d'un déséquipement préoccupant , pénalisant leur attractivité.

Concernant les transports ferrés, alors que le réseau avait compté jusqu'à 60 000 km de voies en 1920, dont environ 40 000 km de lignes d'intérêt général et 20 000 km de lignes d'intérêt local, il s'est contracté progressivement pour ne plus compter aujourd'hui que 18 000 km de voies exploitées et 2 800 haltes et gares desservies. La concurrence de la route a conduit à une très forte contraction du réseau ferré des années 1950 à 1970. Les fermetures de lignes sont beaucoup moins nombreuses depuis le transfert de compétence aux régions au milieu des années 1980. Pour autant, la question du maintien des « petites lignes » reste posée comme l'ont montré le rapport Spinetta de 2018 19 ( * ) et la LOM qui offre désormais la possibilité aux régions de les reprendre.

Le maintien d'une offre de transports publics en zone peu dense s'inscrit dans une équation difficile , du fait de la concurrence de la route : peu fréquentés, ils apparaissent coûteux, ce qui tend à diminuer progressivement l'offre de services, notamment la fréquence des rotations, ce qui conduit à réduire encore leur utilisation.

En parallèle, l'accessibilité territoriale se restreint comme l'offre de mobilité. Le déséquipement des zones peu denses ne se limite pas aux transports collectifs. Il s'étend aussi aux services médicaux avec le non-remplacement des médecins de campagne, ou encore aux autres services publics comme La Poste. La réduction de la taille du réseau des finances publiques impacte aussi les zones peu denses, en fermant les implantations de proximité installées dans des bourgs-centres et des petites villes. Même si la Cour des comptes, dans un rapport de mars 2019 relatif à l'accès aux services publics dans les territoires ruraux 20 ( * ) , nuance fortement le constat fait sur le terrain d'une disparition de nombreux services publics, les campagnes et petites villes paraissent toutefois pâtir de leurs réorganisations successives.

À côté de leur déséquipement, les zones peu denses connaissent un équipement plus lent que les zones denses en nouvelles technologies de communication 21 ( * ) . Les zones blanches se réduisent progressivement mais les territoires peu denses ne sont pas encore couverts à 100 %. Il en va de même pour la fibre optique qui n'est pas encore disponible partout.


* 1 INSEE Première n° 1835, janvier 2021

* 2 Jérôme Fourquet pour la fondation Jean Jaurès, La fin de la grande classe moyenne , mai 2019, p. 3

* 3 Dans la suite du rapport, les termes « espaces », « zones » ou « territoires » peu denses sont utilisés indifféremment pour désigne la même réalité de géographie physique et humaine, analysée dans la partie  I.

* 4 https://www.insee.fr/fr/information/2114627

* 5 Pour approfondir : https://www.insee.fr/fr/information/2571258

* 6 Rappelons que le territoire français a une densité moyenne de 105 habitants/km², légèrement inférieure à la moyenne européenne (autour de 115 habitants/km²), mais très inférieure à celle de l'Allemagne (233 habitants/km²) ou encore de l'Italie (200 habitants/km²).

* 7 https://www.cohesion-territoires.gouv.fr/sites/default/files/2019-07/Rapport_Mission-ruralite_juillet-2019.pdf

* 8 https://www.ouest-france.fr/societe/exode-urbain-va-t-on-tous-quitter-les-villes-pour-elever-des-chevres-a-la-campagne-6913497

* 9 L'INSEE a mesuré que 450 000 Parisiens avaient quitté Paris lors du 1 er confinement, soit 20 % de la population de la capitale : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4635407

* 10 https://www.lesechos.fr/thema/changer-de-region/quitter-les-grandes-villes-pour-mieux-vivre-la-tentation-de-lapres-covid-1248896

* 11 Eric Le Breton, Les raisons de l'assignation territoriale, Quelques éléments d'appréhension des comportements de mobilité de personnes disqualifiées , Institut de la ville en mouvements, décembre 2002.

* 12 Rapport d'information n° 271 (2012-2013) de Mme Renée Nicoux et M. Gérard Bailly , fait au nom de la Délégation sénatoriale à la prospective, déposé le 22 janvier 2013 : http://www.senat.fr/notice-rapport/2012/r12-271-notice.html

* 13 https://www.insee.fr/fr/statistiques/4267787

* 14 Selon Yves Crozet : « la conjecture de Zahavi avance l'hypothèse d'une constance des budgets temps de transport (BTT) quotidiens des personnes dans les zones urbaines. L'intérêt d'une telle approche est d'éclairer un phénomène bien connu des spécialistes de la mobilité : la tendance à l'allongement de la portée des déplacements dès que la vitesse moyenne augmente grâce à l'usage des modes motorisés. » (2006)

* 15 Audition de Martin Vanier par la délégation à la prospective du Sénat le 1 er février 2018 dans le cadre des travaux sur le rapport Mettre les nouvelles mobilités au service de tous les territoires (p. 101 à 110).

* 16 https://www.famillesrurales.org/etude-FamillesRurales-IFOP-Territoires-ruraux

* 17 https://www.strategie.gouv.fr/publications/dynamique-de-lemploi-metropoles-territoires-avoisinants

* 18 https://www.lecese.fr/travaux-publies/les-metropoles-apports-et-limites-pour-les-territoires

* 19 https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/2018.02.15_Rapport-Avenir-du-transport-ferroviaire.pdf

* 20 https://www.ccomptes.fr/fr/publications/lacces-aux-services-publics-dans-les-territoires-ruraux

* 21 Par exemple pour les réseaux téléphoniques mobiles : https://www.arcep.fr/la-regulation/grands-dossiers-reseaux-mobiles/la-couverture-mobile-en-metropole/la-couverture-des-zones-peu-denses.html

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