N° 451

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021

Enregistré à la Présidence du Sénat le 17 mars 2021

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires économiques (1) sur les moyens mis en oeuvre par l' État en matière de prévention , d' identification et d' accompagnement des agriculteurs en situation de détresse ,

Par M. Henri CABANEL et Mme Françoise FÉRAT,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : Mme Sophie Primas , présidente ; M. Alain Chatillon, Mme Dominique Estrosi Sassone, M. Patrick Chaize, Mme Viviane Artigalas, M. Franck Montaugé, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Jean-Pierre Moga, Bernard Buis, Fabien Gay, Henri Cabanel, Franck Menonville, Joël Labbé , vice-présidents ; MM. Laurent Duplomb, Daniel Laurent, Mme Sylviane Noël, MM. Rémi Cardon, Pierre Louault , secrétaires ; M. Serge Babary, Mme Martine Berthet, M. Jean-Baptiste Blanc, Mme Florence Blatrix Contat, MM. Michel Bonnus, Denis Bouad, Yves Bouloux, Jean-Marc Boyer, Alain Cadec, Mme Anne Chain-Larché, M. Patrick Chauvet, Mme Marie-Christine Chauvin, M. Pierre Cuypers, Mmes Marie Evrard, Françoise Férat, Catherine Fournier, M. Daniel Gremillet, Mme Micheline Jacques, M. Jean-Marie Janssens, Mmes Valérie Létard, Marie-Noëlle Lienemann, MM. Claude Malhuret, Serge Mérillou, Jean-Jacques Michau, Mme Guylène Pantel, MM. Sebastien Pla, Christian Redon-Sarrazy, Mme Évelyne Renaud-Garabedian, MM. Olivier Rietmann, Daniel Salmon, Mme Patricia Schillinger, MM. Laurent Somon, Jean-Claude Tissot .

INTRODUCTION

Pour la première fois au Parlement, un débat dédié à la question du suicide des agriculteurs, trop longtemps mise de côté, était organisé en décembre 2019 au Sénat, à la suite du dépôt d'une proposition de loi sur ce sujet par le sénateur Henri Cabanel (RDSE - Hérault).

Le rapport de Françoise Férat (Union centriste - Marne), fait au nom de la commission des affaires économiques, préconisait, face à l'ampleur du phénomène, d'aborder le problème dans sa globalité, en adoptant une motion de renvoi de la proposition de loi en commission. À l'unanimité du Sénat, le 12 décembre 2019, il a été décidé de mettre en place un groupe de travail, piloté par M. Cabanel et Mme Férat, afin de mener, pour la première fois, un travail dédié à ce drame silencieux.

Ce vote transpartisan a conduit le Gouvernement à se saisir également de cette question, ce dernier confiant à un député de la majorité, M. Olivier Damaisin (LREM - Lot-et-Garonne), le soin de réaliser une mission sur l'identification et l'accompagnement des agriculteurs en difficultés et la prévention du suicide en agriculture. Ce rapport a été remis en décembre dernier.

Face à un tel sujet, la mobilisation de toutes les énergies, quelle que soit l'appartenance politique des auteurs, est toujours une source d'enrichissement intellectuel. Ces deux rapports permettront au ministre de disposer de plusieurs points de vue avant de décider de la mise en place d'un plan d'action tant attendu par les campagnes.

Le rapport sénatorial, adopté par la commission des affaires économiques le 17 mars 2021, est le fruit de plus d'une année de travail , menée au travers de nombreuses auditions, malgré des conditions sanitaires contraignantes, de la visite de 5 départements, de l'organisation d'une vaste consultation en ligne des proches de victimes et d'une sollicitation des avis de l'intégralité des préfectures et des chambres d'agriculture métropolitaines et d'outre-mer. Le Sénat, conformément à sa vocation de représentation des territoires, a cherché à se rapprocher au plus près du terrain pour comprendre les origines de ce phénomène et les moyens de le prévenir.

L'ensemble des contributions, des témoignages et des rencontres ont contribué à nourrir la réflexion des rapporteurs, qui sortent marqués mais déterminés, de la rédaction de ce rapport. Jamais ils n'oublieront l'attente, souvent le désespoir, parfois la colère, des agriculteurs rencontrés. Que l'ensemble des personnes rencontrées soient sincèrement remerciées du temps passé à échanger avec les membres du groupe de travail, le plus souvent sur leur temps de travail. Surtout, que les proches de victimes sachent que les rapporteurs ont été profondément touchés par leurs témoignages, et surtout, par le courage dont ils ont fait preuve, acceptant, pour faire avancer les choses, de briser un tabou encore bien trop présent.

Car dans le monde agricole, la question du suicide a longtemps fait l'objet d'une omerta. Bien que le phénomène fût ancien et incontestable, comme le rappellent les chiffres évoqués dans la première partie de ce rapport, aborder de front le phénomène pour tenter de l'expliquer, d'en identifier les racines profondes et de mieux repérer les éléments déclencheurs s'exposait à heurter un mur du silence solidement enraciné dans un état d'esprit paysan relevant du secret.

C'est ce qu'a écrit un exploitant agricole aux rapporteurs du groupe de travail : « je n'ai pas fait de tentative, je précise, je me suis réellement suicidé mais je me suis raté. [...] [Aujourd'hui], je vis dans le secret de ce que j'ai fait : honte inavouable, regard différent de ceux qui savent, puis l'oubli pour ne pas recommencer ».

Non pas que le fait d'écarter d'un revers de main le phénomène suicidaire ne soit propre au monde agricole, malheureusement. Mais quiconque souhaite comprendre les spécificités de ce fléau dans les champs ne saurait passer outre la prise en compte d'une véritable philosophie paysanne.

Un témoignage recueilli par les rapporteurs l'explique assez clairement : « le monde paysan est un monde très particulier avec ses propres codes parfois un peu datés. Il existe une véritable fierté paysanne, et un orgueil, qui empêchent les agriculteurs ayant des problèmes de parler, de se confier. En effet, avouer ses problèmes, c'est s'avouer vaincu, reconnaître que l'on a échoué. Les agriculteurs préfèreront souvent s'enliser jusqu'au dernier degré que de reconnaître qu'ils ont des problèmes. Il faut toujours sauver les apparences. Mais cette mentalité jusqu'au-boutiste finit souvent par avoir de graves conséquences car il est souvent trop tard pour réagir ».

À plusieurs reprises, lors de leurs rencontres avec des exploitants ou des salariés agricoles, les sénateurs du groupe de travail ont entendu une même expression pour qualifier ce culte du secret : le monde agricole est un monde de « taiseux ».

Le voisin d'un agriculteur ayant fait plusieurs tentatives de suicide l'explique : « Comment libérer la parole dans ce milieu de taiseux ? Oser dire que ça ne va pas semble hautement plus difficile que d'accrocher une corde ou attraper un fusil ». Son propos fait écho à celui du frère d'un céréalier décédé cet été : « [il] était un taiseux sur ses problèmes, il ne s'est même pas confié à son docteur [...]. Il a eu honte de sa faiblesse, il était très malheureux ».

La question de la fierté du monde paysan a été largement abordée dans les propos entendus par les rapporteurs lors de leurs déplacements ou dans les témoignages anonymes recueillis en ligne. C'est un paramètre essentiel à prendre en compte. Dans la mesure où « un paysan est fier, il courbe le dos mais ne se plaint pas », « en général, la victime s'isole et a plutôt honte de son échec à ne pouvoir faire vivre sa famille malgré les heures de travail. Elle ne se confie pas et rumine son échec ». C'est pourquoi « entre la honte, la fierté, l'inertie due au manque de moyens, beaucoup ne poussent pas la porte ».

Toutefois, parmi les nombreux constats issus de ce travail sur plusieurs mois, il en ressort un, incontestable : l'omerta est en train de se rompre dans le monde agricole . Le suicide des agriculteurs, dont les études tendent toutes à démontrer, désormais, qu'il s'agit d'un phénomène plus prégnant que dans d'autres professions, n'est plus un tabou. Cette surmortalité est incontestable.

Les rapporteurs l'ont d'abord constaté par les nombreuses sollicitations spontanées dont ils ont fait l'objet à l'annonce de la création du groupe de travail. Lors de leurs déplacements, des proches, parents, enfants, familles, amis, voisins, ont, tous, accepté de passer outre la douleur du souvenir pour expliquer aux parlementaires leur histoire personnelle, livrer leur perception du phénomène et essayer, dans la mesure du possible, de tirer des leçons générales pour réduire, enfin, le nombre de suicides dans le monde agricole. Ce qui aurait pu être appréhendé comme une intrusion dans l'intimité la plus enfouie de personnes touchées par un drame a pu être davantage perçu comme un temps d'écoute attendu de longue date pour briser un silence trop pesant. Le nombre important de témoignages recueillis, en moins d'un mois, sur la plateforme mise en ligne par le Sénat le 9 décembre 2020 , sur un sujet aussi délicat et difficile, et sans communication particulière, a démontré le besoin d'expression de nombreuses personnes dans les campagnes sur ce phénomène. Près de 140 récits de première main ont considérablement éclairé les travaux des rapporteurs.

Cette matière première brute, exprimant à la fois la détresse, la colère bien souvent, mais aussi les espérances du monde agricole d'aujourd'hui, leur a servi de guide tout au long de la rédaction de ce rapport. Le fait de pouvoir s'appuyer sur ces nombreux écrits prouve que la parole se libère sur le suicide en agriculture. Que l'ensemble des parties prenantes rencontrées par les rapporteurs tout au long de leur travail soient remerciées pour le temps qu'elles leur ont consacré, mais également pour le courage de la vérité dont elles ont fait preuve.

En outre, des témoignages le confirment, comme celui d'une directrice d'un lycée agricole qui relate que « quand les anciens élèves reviennent témoigner devant les jeunes lycéens, ils ne parlent pas de stratégie économique, de choix techniques... Ils parlent du danger de se "faire avoir" : "ma femme m'a quitté", "prenez du temps pour vous les gars", "on croit qu'il faut travailler dur mais méfiez-vous, le secret ce n'est pas cela" ». La question traverse les générations et les jeunes s'en saisissent. La fille d'un exploitant engagé dans les grandes cultures, âgée d'une vingtaine d'année, l'a clairement exprimé : « depuis quelques années, le suicide de connaissances, voisins et autres collègues est devenu un sujet de conversation trop récurrent. Chaque rencontre avec un autre agriculteur est l'occasion de parler du mal-être existant dans la profession et de la dernière personne avoir fini par mettre fin à ses jours. Ce métier est souvent choisi par passion mais finalement il finit par devenir une contrainte ».

Pour l'ensemble du groupe de travail, il est désormais urgent que les pouvoirs publics osent se saisir de cette question et, qu'au gré d'un dialogue à reconstruire avec le monde agricole, analysent les racines profondes des difficultés paysannes aujourd'hui.

Ce travail de longue haleine doit être réalisé à tous les échelons, les organisations professionnelles comme les spécialistes des sciences humaines, les services de l'État, les associations spécialisées, les anciens agriculteurs comme les jeunes générations, les services médicaux...

Les rapporteurs entendent apporter leur pierre à cet édifice.

Il ne leur appartient pas d'identifier, infailliblement, les causes expliquant le phénomène, comme si le suicide dans le monde agricole répondait à une démarche mécanique quasi-scientifique dont il suffirait d'analyser les rouages pour régler définitivement le problème. Il est en revanche de leur devoir d'entendre les difficultés auxquelles sont confrontés les agriculteurs.

Car si rien n'est fait pour résoudre les difficultés actuelles du monde agricole, qu'elles soient conjoncturelles ou structurelles, le phénomène suicidaire dans le monde agricole risque de s'aggraver.

Alors que la sonnette d'alarme a déjà été tirée, depuis longtemps, par la société civile, ce rapport d'urgence essaie donc d'apporter des réponses en matière de politique publique.

Nombre d'actions ont déjà été prises partout sur le territoire, par des organisations professionnelles, des services déconcentrés, des associations issues de la société civile. Cette formidable mobilisation doit se poursuivre .

Il revient désormais à l'État de jouer son rôle .

Le mouvement est à consolider et à structurer . Des aides économiques et sociales doivent répondre à l'ampleur des besoins, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Surtout, face au sentiment de dénigrement de la société à l'égard des agriculteurs, face à l'agribashing, l'État doit rappeler combien l'avenir de la France est lié à l'avenir de son agriculture . Il doit faire de la cause agricole une priorité ces années à venir. Il en va de notre équilibre collectif, comme de l'épanouissement individuel de nombreux exploitants, mais aussi de notre indépendance alimentaire.

Face à l'ampleur des défis, ce rapport n'a pas vocation à prétendre résoudre le problème une fois pour toute, bien au contraire. Puisse-t-il à tout le moins apporter sa pierre à l'édifice. D'autres rapports ont été, sont et seront produits sur le sujet.

Mais, sans doute pour la première fois dans un travail d'ensemble, ce rapport entend contribuer, à sa mesure, à la définition d'une vraie politique publique à destination des agriculteurs en détresse, avec des recommandations opérationnelles . Des idées opérationnelles ont été émises en ce sens.

Il est désormais de la responsabilité du Gouvernement d'agir en mettant en oeuvre un vaste plan d'action, annoncé pour le mois d'avril 2021, afin de répondre à la détresse de notre monde agricole.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page