B. CRÉER DE NOUVELLES OBLIGATIONS « THÉMATIQUES » SE HEURTE À DES CONTRAINTES QUI RISQUERAIENT DE NEUTRALISER LES AVANTAGES ATTENDUS DU LANCEMENT DE CES PRODUITS INNOVANTS

L'idée d'émettre de nouvelles obligations thématiques sectorielles, relancée par la crise sanitaire et économique, relève davantage pour le rapporteur spécial d'un autre « remède miracle ». Sans s'opposer fondamentalement à la création de tels produits financiers, il rappelle d'une part que leur lancement doit être soigneusement étudié afin de ne pas nuire à la qualité de la dette française, et d'autre part que ces produits ne peuvent en aucun cas constituer une solution immédiate au traitement de la dette publique et, en particulier, au remboursement de la « dette covid ».

1. Un raisonnement inspiré du succès des OAT vertes

La France a lancé par syndication sa seconde OAT verte 0,50 %
le 16 mars 2021 , sur une maturité de 23 ans. Le taux de rendement à l'émission s'est établi à 0,526 %, quasiment identique au taux de 0,525 % obtenu au mois de mai 2020 lors du lancement par syndication
de l'OAT 0,50 % 25 mai 2040.

Les OAT vertes en chiffres

La France a poursuivi ses émissions d'obligations vertes en 2020, en continuant à abonder, par adjudication, la première OAT verte créée en 2017. L'encours total de cette OAT est désormais de 27,4 milliards d'euros, ce qui fait de la France le premier émetteur de « titres verts », devant la Banque européenne d'investissement (24,9 milliards d'euros).

Le 4 février 2021, 1,5 milliard d'euros ont été adjugé sur la première OAT verte (OAT 1,75 % 25 juin 2039). Avec le lancement par syndication de la seconde OAT verte au mois de mars 2021, pour un montant de sept milliards d'euros, l'encours total des OAT vertes s'élève à désormais 35,9 milliards d'euros. Selon les chefs de file du syndicat bancaire, près de quatre milliards d'euros sur les sept émis ont été placés auprès d'investisseurs verts.

Source : Cour des comptes, rapport sur le budget de l'État en 2020 ; communiqués de presse de l'Agence France Trésor du 4 février 2021 et du 16 mars 2021

Lors de son audition, le directeur de l'AFT a expliqué que le niveau de demande élevé sur l'OAT verte, que ce soit lors des réémissions par adjudications ou lors de ce lancement par syndication, s'expliquaient en partie par la volonté des investisseurs de répondre aux objectifs qui leur sont fixés ou qu'ils se fixent de plus en plus en matière de finance éthique, et en particulier dans le secteur environnemental. Cette forte demande se traduit par une « prime verte » ( greenium ), que l'AFT a chiffré à 1-1,5 point de base lors du lancement par syndication de la seconde OAT verte. Dans une note récente, la banque HSBC évalue une prime verte de l'ordre de trois points de base pour les émissions réalisées par l'AFT par adjudications, soit une économie sur la charge d'intérêts de l'ordre de trois à six millions d'euros pour l'année 2020 75 ( * ) .

Cette demande pour des « actifs durables » se constate aussi au niveau des agences ou des banques publiques. La SFIL a ainsi connu, lors de ses deux émissions vertes en 2019 et en 2020, des taux de souscription record, de respectivement quatre fois et cinq fois le montant alloué.

2. L'émission de nouvelles obligations thématiques, un bilan coûts/avantages difficile à évaluer

Répliquer les OAT vertes en procédant à l'émission de nouvelles obligations thématiques , telles que des obligations « sociales » 76 ( * ) ou même « covid », est un sujet qui revient régulièrement dans les discussions portant sur la stratégie française de gestion de la dette publique.

Comme le relevait le département des marchés monétaires et de capitaux du FMI dans sa série spéciale consacrée à la gestion de la dette en période de pandémie, la crise sanitaire actuelle pourrait en effet accroître l'intérêt des investisseurs pour l'émission de titres destinés à financer des dépenses de santé ou des dépenses humanitaires .

Toutefois, l'institution fait preuve de précaution, et le rapporteur spécial fera sien ce positionnement : « une prudence particulière est de mise concernant la création et l'émission de tels instruments de financement réservé, car elle pourrait entraîner une fragmentation du marché, une baisse des liquidités et une augmentation des coûts de financement. » 77 ( * ) Ainsi, plutôt que de créer des instruments réservés, le département du FMI conseille dans un premier temps de communiquer sur la manière dont les sommes empruntées serviront à financer les mesures en matière de santé publique ou de secours aux pays plus défavorisés et touchés par la pandémie.

Il est vrai que les obligations thématiques sont soumises, du fait de leur nature même, à plusieurs contraintes . La première consiste à devoir piloter l'émission en fonction d'une quantité fixe de dépenses éligibles et donc une quantité limitée de titres, avec un risque in fine pour la liquidité du produit , si les dépenses éligibles l'année suivante ne sont pas suffisantes pour réémettre sur une souche. L'une des qualités reconnues de la dette française est bien sa liquidité, une caractéristique qui ne doit pas se voir fragilisée en particulier dans le contexte de hausse massive de l'endettement à moyen et long terme.

Dans ce cadre, il semblerait trop risqué, même au regard des gains attendus, de fragiliser la qualité de la dette en multipliant les obligations thématiques sectorielles, qui pourraient entrainer avec elles un risque de fragmentation de la courbe et donc une hausse des taux . Sur l'OAT verte, il a justement fallu que l'AFT parvienne à trouver un point de maturité à même d'assurer cette rencontre entre une base ( pool ) d'investisseurs fiables et récurrents et ce point de la courbe, sur lequel l'AFT peut réémettre si les investisseurs le demandent.

Créer des obligations thématiques irait par ailleurs à l'encontre des grands principes budgétaires et comptables classiques, tels que l'unicité du Trésor et du compte et mieux vaudrait dans ce cas laisser les obligations « sociales » aux émetteurs publics que sont la Cades ou l'Unedic, qui émettent d'ailleurs à des taux légèrement supérieurs à ceux constatés pour l'État. Enfin, ces obligations nécessitent un processus de certification indépendant et contraignant , afin de garantir aux investisseurs que les titres émis servent bien à financer les dépenses éligibles. Si le coût de ce processus est faible par rapport aux montants émis, il n'en demeure pas moins réel.

Sans être fondamentalement opposé au développement de ces obligations, le rapporteur spécial estime que les inconvénients semblent aujourd'hui excéder les avantages qui en sont attendus . Il faudra toutefois être prêt à adapter cette stratégie suivant la demande des investisseurs, comme l'AFT avait pu le faire de manière pionnière avec les OAT vertes. Philippe Mills, directeur général de la SFIL et ancien directeur de l'AFT, considère que l'émission d'obligations thématiques est une bonne stratégie pour tous les types d'émetteurs à condition, en particulier pour les souverains, de s'assurer que les conditions sont réunies pour réussir ces émissions : une liquidité nécessaire sur le marché secondaire, une demande suffisante, un encadrement et une certification indépendants et fiables .

Observation n° 5 : si les syndications permettent de lancer des produits innovants dans de très bonnes conditions, le rapporteur spécial considère que l'émission de nouvelles obligations thématiques n'est aujourd'hui pas une priorité. Le choix de créer de nouvelles obligations sectorielles ne pourra se faire qu'après une analyse approfondie de la demande des investisseurs et des éventuels risques que ferait courir cette stratégie pour la liquidité et l'intégrité de la dette française.

3. Une impasse pour traiter la « dette covid »

Le rapporteur spécial souhaite surtout insister sur le fait que ces obligations thématiques ne peuvent en aucun cas constituer une solution au traitement de la « dette covid » . Cette dernière s'élève à 140 milliards d'euros sur le périmètre État, auxquels s'ajoutent 75 milliards d'euros de dette sociale, d'ores et déjà cantonnés au sein de la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades) 78 ( * ) . Il ne serait pas concevable de lancer de nouvelles OAT spécifiquement dédiées à l'amortissement de cette dette, y compris par syndication. Cette stratégie aurait par ailleurs un coût puisque qu'elle conduirait l'État à verser des commissions supplémentaires alors même que la « dette covid », comme toute la dette émise par l'État ces dernières années, est parfaitement amortissable et peut être « roulée ».

Sans revenir sur ce scénario extrême, le raisonnement du Gouvernement, qui propose un « isolement » de la « dette covid » présente ses propres difficultés. Dans le programme de stabilité 2021-2027, le Gouvernement propose en effet de créer un programme budgétaire au sein de la mission « Engagements financiers de l'État » et doté de 140 milliards d'euros en autorisation d'engagement, en vue d'un abondement de la Caisse de la dette publique (CDP) dans les années à venir. Les crédits de paiement associés seraient ensuite inscrits chaque année, selon une « règle d'indexation », en fonction de la dynamique de croissance et des recettes fiscales supplémentaires ainsi collectées par rapport à l'année passée. La « dette covid » serait alors amortie en 20 ans, soit d'ici 2042 79 ( * ) .

Aucun détail supplémentaire n'est donné sur ces règles ou sur le fonctionnement de ce programme, au détriment de la lisibilité et de la visibilité qui seraient pourtant attendus sur un tel sujet. Concrètement, la CDP se verrait attribuer, dans le cadre de ce programme, des crédits budgétaires correspondant à une partie des recettes fiscales supplémentaires. Les montants en provenance de la CDP seraient ensuite utilisés pour amortir des titres de dette lorsqu'ils arriveraient à échéance, jusqu'à avoir remboursé la totalité de la « dette covid ». L'objectif, selon le Gouvernement, est bien d'allouer cette partie des recettes fiscales supplémentaires au remboursement de cette dette, et pas à des dépenses publiques supplémentaires. Le rapporteur rappelle que, au contraire de la Cades, la CDP ne procède pas à des émissions. Dans la solution retenue par le Gouvernement, la « dette covid » (hors dette sociale) n'est donc pas fragmentée puisque sa gestion demeure centralisée auprès de l'AFT.

Le schéma de gestion proposé par le Gouvernement n'est donc pas à proprement parler un cantonnement , si le rapporteur spécial s'en réfère à la définition la plus simple du cantonnement, soit le transfert d'un montant de dette vers une caisse d'amortissement ou un véhicule spécial, qui émet une dette amortissable et reçoit une ressource propre pour rembourser les échéances 80 ( * ) . La dette en question pourrait alors potentiellement sortir du circuit de gestion ordinaire par l'AFT, par lequel de nouvelles émissions d'obligations viennent renouveler les obligations. Tout comme pour son isolement, l'objectif du cantonnement de la dette est bien néanmoins de « la rendre plus visible et d'afficher publiquement une volonté de la rembourser conformément à une stratégie définie » 81 ( * ) .

Une (brève) histoire du cantonnement

Le cantonnement de la dette n'est pas une innovation, il a été expérimenté à plusieurs reprises dans l'histoire française, via le dispositif plus général des caisses d'amortissement de la dette publique :

- Raymond Poincaré, président du Conseil en 1922, crée la caisse autonome d'amortissement, dotée de l'autonomie constitutionnelle et de ressources fiscales propres, le Gouvernement considérant alors que la République de Weimar n'honorait pas ses dettes vis-à-vis de la France, lui laissant une « note » qu'il fallait payer pour « sauver le franc » ;

- Charles de Gaulle se référera au système mis en place par Raymond Poincaré et insista sur la nécessité de limiter les dépenses et de voter les budgets à l'équilibre. Aucun système de cantonnement ne fut toutefois à proprement parler mis en place, même s'il souhaitait que l'exigence d'équilibre budgétaire permettre en contrepartie d'amortir les dettes contractées ;

- Jacques Chirac, Premier ministre en 1986, instaura par le biais de la loi de finances rectificative du 11 juillet 1986 la Caisse d'amortissement de la dette publique, établissement public national visant à affecter les produits de la privatisation à l'amortissement de la dette d'État, dans l'objectif de sa diminution ;

- Alain Juppé, Premier ministre en 1995, instaura la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades), un cantonnement cette fois-ci au sens strict de la « dette sociale », dont le remboursement repose sur une nouvelle ressource, la contribution de remboursement de la dette sociale (CRDS).

Source : Anne-Laure Delatte et Benjamin Lemoine, « Expertise économique et politique publique : examen critique de la proposition de cantonner la dette liée à la pandémie », LIEPP Working Papier, n° 118,
mars 2020

Pour citer Anne-Laure Delatte, chargée de recherche au CNRS, lors de son audition, « cantonner la dette, c'est [donc] s'engager à rembourser une partie de la dette dans un temps prédéfini », ce qui revient donc à changer la dynamique de cette dette, ce qui n'est pas sans conséquence sur les finances publiques.

Il convient ici de rappeler qu'à cet égard que, dans son rapport, la commission sur l'avenir des finances publiques - installée par le Gouvernement pour réfléchir aux scénarios possibles de redressement des finances publiques à moyen terme et aux nouvelles règles de gouvernance et outils de pilotage des finances publiques - s'est prononcée contre un cantonnement de la dette covid, au titre qu'elle imposerait un calendrier de remboursement contraint, sans aucune conséquence sur le niveau de la dette ou sa soutenabilité 82 ( * ) . Elle préférait ainsi que « l'intégralité de la dette liée au Covid-19 soit plutôt refinancée par l'État, dans le cadre de ses programmes d'émission classiques, qui assurent les meilleures garanties de refinancement (moindre coût) et avec un horizon de très long terme de remboursement » 83 ( * ) . La commission se montrait en revanche favorable à l'évaluation et à l'identification de cette dette.

À cet égard, le rapporteur spécial a du mal à percevoir les avantages attendus de l'isolement proposé par le Gouvernement . La gestion optimale consiste à financer le stock de dette dans son entier, de manière à minimiser le coût : soit la solution retenue par le Gouvernement est un simple isolement de « façade » et ne relève dans ce cas que de la communication, avec le remboursement symbolique d'un volume de dette correspondant à celui de la « dette covid », soit cet isolement implique des conséquences sur le traitement de cette dette, auquel cas la stratégie proposée serait au mieux neutre, au pire porteuse de risque pour l'émetteur et pour le contribuable. Il fera donc siens les propos de l'un des auditionnés : il n'y a pas d'argument économique à cet isolement de la « dette covid » . Les recettes fiscales supplémentaires pourraient par exemple tout aussi bien servir à réduire le déficit budgétaire courant.

Observation n° 6 : plutôt qu'un isolement de la « dette covid », tel que proposé par le Gouvernement, le rapporteur spécial défend, à l'instar de la commission sur l'avenir des finances publiques, que cette dette soit traitée comme toutes les autres, soit dans le cadre des programmes d'émissions classiques de l'État, afin d'assurer les meilleurs garanties de refinancement. Les recettes fiscales supplémentaires attendues avec la reprise de la croissance pourraient être allouées à la réduction du déficit.

Pour finir, le rapporteur spécial souhaite rappeler, s'il en était besoin, qu'il n'y pas de dette magique et, surtout, pas de remède « miracle ». Sans croissance, il n'y aura ni résorption de la dette, ni dégagement de nouvelles marges de manoeuvre pour répondre à la prochaine crise ou aux défis économiques qui se posent de manière de plus en plus pressante, en particulier en matière de transition écologique. Seule la croissance peut nous préserver d'une hausse non contrôlée de l'endettement - la pire situation serait que les taux augmentent mais que la croissance stagne - et permettre de dégager des recettes supplémentaires pour alléger la contrainte posée par la dette publique.


* 75 Données citées par la Cour des comptes dans son rapport sur le budget de l'État en 2020 .

* 76 Pour rappel, l'article 2 de la loi n° 2020-992 du 7 août 2020 relative à la dette sociale et à l'autonomie dispose que le Gouvernement doit remettre au Parlement d'ici la fin de l'année 2020 un rapport sur les opportunités pour la Cades de contracter des emprunts à impact social.

* 77 Fonds monétaire international, Département des marchés monétaires et de capitaux, « Gestion de la dette en période de pandémie », 2020.

* 78 Selon les chiffres communiqués par le Gouvernement.

* 79 Selon les informations transmises par le ministre de l'économie, des finances et de la relance, M. Bruno Le Maire, lors de son audition par la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire de l'Assemblée nationale, le 14 avril 2021 .

* 80 Définition reprise des travaux d'Anne-Laure Delatte et Benjamin Lemoine, « Expertise économique et politique publique : examen critique de la proposition de cantonner la dette liée à la pandémie », LIEPP Working Papier, n° 118, mars 2020.

* 81 Ibid.

* 82 Commission pour l'avenir des finances publiques, « Nos finances publiques post-Covid-19 : pour de nouvelles règles du jeu », mars 2021.

* 83 Ibid.

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