TROISIÈME PARTIE : FAIRE DE L'HABITAT ULTRAMARIN UN MODÈLE D'ADAPTATION ET D'INNOVATION POUR RÉPONDRE AUX NOUVEAUX DÉFIS DE LA POLITIQUE DU LOGEMENT

I. LES OUTRE-MER, VÉRITABLES LABORATOIRES DES ÉVOLUTIONS DES BESOINS DE LOGEMENTS ET DES MODES D'HABITAT

A. UNE CONCENTRATION DE DÉFIS SUR DES ESPACES CONTRAINTS

1. Des évolutions démographiques nécessitant des réponses appropriées et urgentes
a) Un processus de vieillissement, particulièrement accéléré aux Antilles
(1) La « gérontocroissance » insuffisamment prise en compte...

Comme le souligne le rapport précité de la Cour des comptes, au repli démographique observé aux Antilles répond la forte natalité de la Guyane et de Mayotte, La Réunion se situant quant à elle dans une situation intermédiaire de transition démographique.

Les perspectives pour les outre-mer à l'horizon 2030 sont donc fortement contrastées, allant ainsi d'une baisse de la population de près de 10 % à la Martinique à des hausses supérieures à 20 % en Guyane et à 30 % à Mayotte.

Le vieillissement rapide de la population de l'arc antillais, et ses répercussions sur l'habitat, est évoqué dans un rapport récent de Luc Broussy 264 ( * ) , spécialiste des enjeux de la Silver économie, élaboré dans la perspective du projet de loi « Grand âge et autonomie » du Gouvernement.

Remis le 26 mai 2021, ce rapport portant sur l'adaptation de l'habitat au vieillissement contient un volet très alarmiste sur la situation aux Antilles. Sous le titre « la Martinique : le scénario-catastrophe », il rappelle qu'en 1990 la part des plus de 65 ans dans la population totale était très faible : 3,8 % en Guyane, 5,5 % à La Réunion, 8,4 % en Guadeloupe et 9,5 % en Martinique contre 14 % dans l'Hexagone. Puis, dans les 20 ans qui ont suivi, le vieillissement s'est fortement accentué, particulièrement en Guadeloupe et en Martinique où le taux des plus de 65 ans est passé en 2013 au niveau de l'Hexagone. Le rapport Broussy utilise le terme de « gérontocroissance », relevant qu'en 2050, la Martinique sera la collectivité la plus vieille de France.

Si le phénomène du vieillissement est moins accentué dans les autres DROM, ceux-ci y sont également confrontés . À La Réunion où la population a augmenté de 0,5 % par an depuis dix ans - contre 0,3 % dans l'Hexagone - on observe qu'en 2020, 18,8 % des Réunionnais ont plus de 60 ans, contre 9,5 % 20 ans plus tôt. La Guyane et La Réunion qui ont un très faible taux de seniors aujourd'hui, respectivement 4,5 % et 9,5 % (contre une moyenne française à 17,5 %), vont connaître une explosion d'ici 2050 avec des taux de 15,7 % et 20,8 %.

Face à cette évolution, le rapport Broussy préconise que les ministères concernés (solidarités, cohésion des territoires et outre-mer) puissent rapidement réunir les parties prenantes pour élaborer un véritable plan stratégique : « Antilles 2050 : le défi de la transition démographique ».

(2) ...qui appelle des réponses différentes selon les territoires

En outre-mer, la problématique du vieillissement appelle des réponses adaptées en matière de logements, d'urbanisme et de mobilités. Le rapport Broussy n'hésite pas à affirmer que « ces territoires courent à la catastrophe » si des solutions ne sont pas apportées.

S'il paraît en effet indispensable que la situation des Antilles fasse rapidement l'objet d'un plan stratégique comme le suggère le rapport, il ne doit pas écarter pour autant d'autres DROM, tels que La Réunion ainsi que les collectivités de Saint-Pierre-et-Miquelon, de la Polynésie française ou de Saint-Martin, qui connaissent aussi un vieillissement démographique.

Proposition n° 54 : Élargir la réflexion sur le plan stratégique « Antilles 2050 : le défi de la transition démographique » préconisé par le rapport Broussy, aux implications sur l'habitat du vieillissement à La Réunion et dans les collectivités d'outre-mer.

Les tables rondes géographiques (Guadeloupe, La Réunion) ont témoigné des efforts déjà déployés pour proposer une offre de logements adaptés au vieillissement des populations.

La présidente de l'USH 265 ( * ) , Emmanuelle Cosse, a confirmé que la question du vieillissement concernait l'ensemble des bailleurs sociaux, plus de 25 % des locataires ayant plus de 70 ans.

En Guadeloupe 266 ( * ) , les bailleurs se sont engagés auprès des services de l'État à prendre en compte la dimension du vieillissement des locataires « tant par le biais du développement de résidences répondant aux besoins et attentes de ce public (construction d'EHPAD, de résidences séniors...), que par des travaux d'adaptation de son parc existant, ou encore par une gestion sociale particulière (mise en place de services dédiés). Pour ce faire, l'ARMOS a lancé une consultation pour une étude qui accompagnera ses adhérents dans cette démarche de définition et déclinaison stratégique. » . Par ailleurs, l'ARMOS participe aux travaux de la DEETS (Direction de l'économie, de l'emploi et des solidarités) sur la filière de la Silver Economie.

L'USH suggère de développer des résidences autonomie pour personnes âgées avec des loyers minorés, financés avec les crédits du PIV outre-mer d'Action Logement. L'adaptation des loyers et du parc immobilier au vieillissement des populations est en effet une orientation forte des bailleurs sociaux.

Toutefois, une difficulté juridique a été pointée lors de la table ronde sur La Réunion concernant l'impossibilité de financer les résidences autonomie pour loger des personnes âgées non dépendantes . Cette exclusion résulte du régime de subventions des aides à la pierre et à l'investissement pour les DROM, et du domaine de compétence en matière d'urbanisme pour les collectivités d'outre-mer.

Il est proposé de lever cet obstacle pour adapter ce dispositif à l'urgence des besoins en outre-mer.

Proposition n° 55 : Développer des résidences autonomie en assouplissant le régime du forfait autonomie pour les personnes âgées en outre-mer et en mobilisant des financements spécifiques (Action Logement).

Par ailleurs, concernant les locataires qui ne séjournent pas dans ces établissements, l'enjeu est de développer des services internalisés ou des services d'aide à domicile pour mettre en oeuvre un accompagnement particulier des locataires âgés.

Or, la convention 2019-2022, signée entre l'USH et la CNAV (Caisse nationale d'assurance vieillesse) pour accompagner les bailleurs dans l'adaptation au vieillissement, n'a malheureusement pas encore été déclinée outre-mer.

Proposition n° 56 : Étendre aux outre-mer les conventions relatives à l'accompagnement du vieillissement signées entre les bailleurs sociaux et la CNAV.

L'équilibre à trouver entre maintien à domicile et développement des établissements spécialisés devrait relever du choix de chaque territoire.

Pour certains, il est préférable de miser sur l'adaptation du logement à toutes les séquences de la vie, y compris le vieillissement. Construire des logements spécifiques pour les personnes âgées serait moins pertinent que de construire des logements adaptés à tous les âges de la vie, ce qui permet de maîtriser davantage les dépenses.

Pour Nicolas Bonnet, directeur d'Action Logement , il importe de renforcer l'axe réhabilitation dans le PIV outre-mer . Action Logement a ainsi une offre « salle de bain » pour aider au maintien à domicile des personnes âgées. Un avenant devrait intégrer l'adaptation des logements au vieillissement, mais également porter des engagements d'aide à la maîtrise de l'évolution des loyers . Sur la problématique du vieillissement, Action Logement a constitué une foncière immobilière, Énéal 267 ( * ) , pour faciliter la réhabilitation et la rénovation d'EHPAD. Ces derniers peuvent être portés par des communes ou par des structures privées à but non lucratif. L'objectif est d'injecter des fonds pour réhabiliter ou construire du neuf, mais surtout d'apporter suffisamment de fonds propres pour que l'évolution du forfait à la charge de la personne âgée hébergée, soit le plus minime possible.

Dans ce domaine, de nombreuses auditions (USHOM, Cour des comptes) ont insisté sur l'importance de prendre en compte les aspects socioculturels .

Lors de l'audition de la Cour des comptes 268 ( * ) , Francis Saudubray, rapporteur général chargé de la synthèse du rapport, a précisé que la part des seniors en perte d'autonomie à leur domicile est de 6,3 % pour la moyenne nationale, de 8,20 % en Guyane, de 10,9 % à La Réunion et de 11,3 % en Martinique. Le taux d'équipement en places d'hébergement pour 1 000 personnes de 75 ans et plus est de 122 places en France métropolitaine et de 45,4 places pour 1 000 personnes dans les DROM (35,6 pour la Guadeloupe, moins de 10 à Mayotte).

Mais les attitudes socioculturelles vis-à-vis du grand âge ne sont pas les mêmes dans les outre-mer, avec une plus grande proximité vis-à-vis des anciens, qu'en France hexagonale . Accueillir les anciens chez soi reste une réalité, une pratique, voire un devoir.

Cela conduit à privilégier plutôt les aides au maintien à domicile des personnes âgées et les dispositifs de soutien aux aidants.

La Cour recommande que les opérations de construction prennent en compte ces éléments de dépendance mais le thème dépasse, par sa spécificité, la seule question de la construction de logements : « Nous butons ici, encore une fois, sur la question des capacités financières et d'ingénierie des collectivités locales dans la mesure où l'hébergement des populations vulnérables dans les EHPAD repose en partie sur la contribution financière à leur fonctionnement des municipalités et des départements ».

Si la possibilité d'utiliser le parc locatif social pour proposer une réponse adaptée aux besoins de cette population est mise en avant, d'autres pistes sont aussi à examiner, comme le développement de l'habitat inclusif et la cohabitation intergénérationnelle solidaire .

Dans cet esprit, l'initiative d'Action Logement en faveur de résidences mixtes « jeunes et personnes âgées » dans lesquelles le niveau de loyers des jeunes est réduit contre un engagement de visites et de services auprès des résidents âgés, mérite d'être encouragée.

b) Des prévisions complexes mais indispensables
(1) Des évolutions démographiques mal cernées

Le travail de prospective sur les évolutions démographiques dans les outre-mer ne peut être la transposition des projections réalisées pour l'Hexagone. Celui-ci y est particulièrement complexe en raison de spécificités comme l'ampleur de la transition démographique et du poids de l'immigration , qu'elle soit régulière ou clandestine. Comme le souligne la Cour : « l'extrapolation n'est pas adaptée pour disposer de données démographiques fiables au regard des besoins en logements, en quantité et en taille ». Cette difficulté fondamentale ne facilite pas une appréhension correcte des besoins à satisfaire.

Ainsi, la population de Mayotte, estimée à près de 288 000 habitants, est marquée par l'un des plus hauts taux de natalité de France (4 enfants par femme) et une forte immigration. On estime que la part des étrangers dans la population avoisine 50 % et que la moitié de la population étrangère est en situation irrégulière.

La Guyane est, après Mayotte, le territoire français connaissant la plus forte croissance démographique. Au rythme actuel la population double tous les 20 ans (100 000 habitants en 1990, 300 000 aujourd'hui et probablement plus de 500 000 en 2040). De plus, son augmentation est concentrée sur l'Ouest guyanais, Saint Laurent-du-Maroni et l'agglomération de Cayenne. Au niveau de certaines communes, l'impact est parfois décuplé. Sophie Charles a indiqué lors de son audition 269 ( * ) qu'« à Saint-Laurent-du-Maroni, 3 000 naissances sont enregistrées tous les ans ; tous les dix mois, je dois construire un nouveau groupe scolaire ». En plus des logements, cette vague démographique génère en effet une forte demande d'aménagements urbains.

Dans son rapport précité, la Cour relève qu'en Guyane et à Mayotte, l'expansion du logement informel apparaît ainsi comme une réponse aux besoins massifs non couverts , entraînant des effets multiples bien connus (occupation du foncier, installations sur des zones dangereuses, fragiles ou protégées...). L e retard pris dans le traitement de ces besoins génère des coûts encore plus élevés : « Plus la réponse publique tarde, plus le logement informel se développe et plus il coûte en termes d'utilité collective ou lors de la résorption de l'habitat insalubre. La régularisation de telles situations, selon la DEAL de La Réunion coûterait 50 % plus cher qu'un aménagement a priori » 270 ( * ) .

La nécessité d'outils de projection fiables pour aider à la décision se fait donc ressentir de manière aiguë . Comme l'a mis en évidence la table ronde sur la Guyane 271 ( * ) , les pressions démographiques font que les besoins évoluent très rapidement : « Depuis l'étude de 2017 sur les besoins en logement social, de l'eau a coulé sous les ponts. Tout va très vite en Guyane et nous devons la mettre à jour en 2021 » , a relevé Pierre Papadopoulos, de la direction générale des territoires et de la mer (DGTM) de Guyane.

Cette problématique n'est pas récente. Le Livre bleu des outre-mer indiquait que le Gouvernement déploierait au second semestre 2018 un outil de calcul permettant à chaque territoire de paramétrer les différentes sources de besoins en logements et que cet outil s'appuierait sur des tableaux de bord recensant à un niveau agrégé (région, EPCI, commune) l'intégralité des données publiques disponibles sur le logement.

L'outil utilisé dans l'Hexagone (Otelo) est notoirement inadapté à la prise en compte des spécificités des outre-mer telles que les dynamiques migratoires, l'évolution des comportements en matière de cohabitation, ou encore le poids de l'habitat informel.

L'axe 1 du PLOM 2 « mieux connaître et mieux planifier pour mieux construire » fait d'ailleurs écho à cette préoccupation. Six mesures sont prévues dans ce sens, dont l'utilisation d'une enveloppe de crédits d'ingénierie au sein de la LBU pour la réalisation d'études par les DEAL, afin d'anticiper les évolutions des besoins 272 ( * ) ainsi que la mise en place d'observatoires locaux du logement, de l'habitat (et du foncier) et l'adaptation de l'outil Otelo susmentionné. Le ministère des outre-mer devra en outre travailler avec l'INSEE pour mener des extensions de l'enquête nationale sur le logement (ENL) aux DROM, selon une méthodologie spécifique et évaluer le besoin en logements en paramétrant plus finement les hypothèses des modèles existants.

(2) La nécessité d'outils de projection des besoins plus précis

Il est dommage que le comité de pilotage du PLOM 2 réuni en mars 2021 n'ait pas permis de connaître l'état d'avancement de ces mesures. En tout état de cause, la Délégation sénatoriale aux outre-mer fait siennes les recommandations de la Cour des comptes sur ce sujet qui apparaissent toujours pertinentes et doivent être mises en oeuvre dans les meilleurs délais .

Il convient aussi de prendre en compte l'importance du secteur privé qui loge 85 % des populations ultramarines.

Proposition n° 57 : Fiabiliser l'évaluation des besoins du logement dans chaque DROM en paramétrant mieux les hypothèses d'évolution démographique et de flux migratoires, en intégrant les données relatives au parc privé immobilier, et aider les COM à se doter d'outils statistiques adaptés à leurs compétences en matière d'habitat.

Enfin, comme l'ont montré les tables rondes qui leur ont été consacrées et les réponses aux questionnaires, les collectivités d'outre-mer (COM) sont ignorées alors qu'elles sont également confrontées à l'insuffisance des systèmes d'informations et de données.

Ayant obtenu le transfert des compétences urbanisme et logement, elles se trouvent freinées dans leurs stratégies en matière de logement et d'habitat par la faiblesse des outils de connaissances statistiques et le manque de projections fiables.

Vaimu'a Muliava, ministre en charge du logement dans le 16 e gouvernement de la Nouvelle-Calédonie l'a souligné avec force : « Notre pays souffre d'un manque de données dans tous les secteurs . Nous avons vécu ces transferts de compétence sans avoir l'expérience de l'exercice d'un pouvoir jacobin. Nous avons trois provinces girondines et un gouvernement qui n'a jamais eu l'expérience d'un pouvoir central. Par conséquent, de nombreuses compétences sont exercées par les provinces et le gouvernement aurait dû agir comme un service de contrôle et produire de la donnée intelligible et intelligente pour ajuster les politiques publiques ou les créer » 273 ( * ) .

Autre exemple, à Saint-Martin, où en l'absence d'antenne de l'INSEE, la collectivité se trouve dans un « angle mort » des politiques publiques, particulièrement au niveau social. Il en résulte une substantielle et dirimante absence de « visibilité » de Saint-Martin vis-à-vis de l'Hexagone, particulièrement problématique dans le contexte de la reconstruction post-Irma et pénalisante pour le bénéfice des programmes européens 274 ( * ) . Des statistiques essentielles sur les logements sociaux ne sont ainsi pas disponibles : répartition du parc social par type de logements ; part des logements en QPV ; taux de logements sociaux parmi les résidences principales ; répartition des logements sociaux en fonction du nombre de pièces ; taux de mises en service; taux de vacance ; taux de mobilité ; loyer moyen en euros/m² de surface habitable dans le parc social.

Le ministère des outre-mer pourrait travailler avec l'INSEE et l'IEDOM afin d'apporter des solutions, en élargissant le champ de la mesure 1.1.6 du PLOM en faveur des COM.

2. Des modes de vie et d'habiter entre tradition et modernité
a) Des spécificités ultramarines encore fortes
(1) Une disparité encore importante des structures familiales

On oublie souvent que ces territoires sont encore marqués par des structures familiales et des modes de vie aux caractéristiques propres. Dans un système de valeur replaçant l'usager au centre des décisions, la démarche consiste à s'interroger concrètement sur les besoins à satisfaire.

Pour Sophie Charles, maire de Saint-Laurent du Maroni 275 ( * ) en Guyane les logements actuels « ne sont pas forcément adaptés à la structure familiale guyanaise. Nous avons besoin de plus de T6 ou de T7 ». 55 % des foyers y sont composés de 6 personnes et plus 276 ( * ) , alors que la moyenne est de 35 % pour la Guyane dans son ensemble, 45 % pour Mayotte et 5 % pour la France hexagonale.

Vaimu'a Muliava, ministre en charge du logement du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, a rappelé les spécificités des familles océaniennes : « Avant de construire un immeuble, il est pertinent de recueillir les besoins de ses futurs usagers, de s'interroger sur leur pouvoir d'achat et sur leur région d'origine. Viennent-ils du nord de l'île, des îles Loyauté, de Wallis et Futuna, du Vanuatu ou de l'Hexagone ? C'est le manque d'anticipation sur ces éléments qui explique le nombre élevé de logements vacants ... Nous devons également nous intéresser à la culture de ces usagers. Quel est le nombre d'enfants des couples ? Quels sont leurs âges ? Un jeune couple occupera plus facilement un F2 ou un F3 au sixième étage qu'un couple avec huit enfants. En Océanie, les familles ont en moyenne plus de cinq enfants, souvent entre huit et dix » 277 ( * ) .

Mais comme le souligne la Cour des comptes, les nouveaux modes de vie poussent aussi de plus en plus les jeunes à rechercher l'indépendance ( phénomène de décohabitation ), et de jeunes couples à souhaiter quitter l'habitat de leurs parents pour disposer de leur propre foyer, ce qui se traduit par des besoins en logements plus importants, mais de plus petites surfaces, à population égale.

(2) Habitat individuel et habitat collectif

L'habitat individuel serait une tendance lourde de la demande de logement outre-mer. Soulignée par la Cour des comptes, elle est aussi évoquée par les architectes auditionnés par la délégation.

La Cour des comptes note que l'accès au logement locatif social ne représente pas la solution unique, les ultramarins aspirant comme les métropolitains à un logement individuel plutôt que collectif. La moitié des logements sont de fait individuels, y compris dans les constructions récentes.

Sur certains territoires, l'habitat individuel est même ultra majoritaire, comme à Saint-Pierre-et-Miquelon où il représente 80 % de l'habitat, et est détenu principalement par des particuliers. Cet habitat est en outre très concentré : 90 % des résidences principales sont situées à Saint-Pierre (2 259 à Saint-Pierre, et 258 à Miquelon), les maisons représentant 84 % des résidences principales. En Polynésie, l'habitat collectif est relativement peu développé, « car le Polynésien reste particulièrement attaché à sa terre » 278 ( * ) .

Toutefois, là encore, un équilibre entre ces deux types d'habitat est sans doute à rechercher dans chaque territoire.

Pour la Guadeloupe, Jack Sainsily, directeur du Conseil d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE) a nuancé ce constat : l'habitat collectif est beaucoup moins décrié qu'on ne le pense. Cette enquête démontre donc l'intérêt de la concertation. Par conséquent, je recommande au Sénat d'élargir la concertation à l'Association régionale des maîtres d'ouvrages sociaux (Armos), qui regroupe la plupart des bailleurs sociaux, confrontés à la nécessité d'innover en permanence pour rentrer dans le carcan des normes qui leur sont imposées. De même, il serait utile de bien expertiser le territoire et de questionner les acteurs pertinents, dont les ingénieurs et les praticiens » . 279 ( * )

De plus, cette aspiration ne pourra pas être partout satisfaite. L a rareté du foncier impose souvent le recours à des formes d'habitat collectif. Par ailleurs, la plus forte vulnérabilité aux différents aléas et risques naturels constitue un point de vigilance, notamment dans le logement indigne. Comme l'a souligné Yves-Michel Daunar 280 ( * ) , directeur général de l'établissement public foncier de Mayotte (EPFAM), les cases en tôle ne peuvent s'imposer « systématiquement comme une solution à la problématique du logement en raison de leur forte vulnérabilité aux différents aléas et risques naturels. Il est par conséquent nécessaire de reconquérir du foncier afin de développer des formes d'habitat urbaines qui ne peuvent toutes s'apparenter à des formes d'habitat individuel. La densification impose en réalité le recours à des formes d'habitat collectif. Il faudra inévitablement reconquérir du foncier sur les habitats individuels pour produire du logement collectif ».

À Mayotte et en Guyane, les opérateurs cherchent à mixer les interventions pour tenir compte des profils des bénéficiaires . Nicolas Grivel, directeur général de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU)  a précisé par exemple : « On le voit à Mayotte ou en Guyane, où l'habitat collectif n'est pas forcément recherché par les habitants et dans lesquels il faudrait réintervenir dans 20 ou 30 ans. S'agissant de l'habitat individuel, nous aidons au développement de l'autoréhabilitation et de l'autoconstruction ».

b) Vers une démarche plus diversifiée et qualitative
(1) Des approches plus globales

Comme cela a été souligné, l'évolution des politiques du logement outre-mer est aussi de nature qualitative. Sans surprise, les COM sont aux avant-postes de cette approche globale. La politique polynésienne de l'habitat par exemple s'intéresse, outre au logement qui n'en est qu'une composante, à l'habitant et à ses usages. Les axes stratégiques de cette politique sont ainsi :

- la diversification de l'offre de logement afin de répondre à la diversité des besoins exprimés par les différents ménages polynésiens, l'idée étant de s'inscrire dans une logique de parcours résidentiel ;

- la régulation du marché du logement en réponse au constat que seuls 20 % des ménages polynésiens disposent des ressources financières suffisantes pour se loger dans le parc privé dans l'agglomération de Papeete et que 30 % des polynésiens appartenant à la classe moyenne ne peuvent pas prétendre à un logement social et sont exclus du marché libre ;

- l'amélioration du confort de vie des polynésiens dans leur logement, voire dans leur quartier ;

- la prise en compte des modes de vie des polynésiens dans la mise en oeuvre des actions identifiées compte tenu des spécificités des modes de vie des habitants de chaque archipel 281 ( * ) .

Les axes stratégiques identifiés sont autant de réponses aux difficultés relevées tant dans le parc public que privé du logement.

(2) L'identification des besoins spécifiques à certains publics

On a évoqué supra la situation des personnes âgées mais les auditions ont aussi pointé l'émergence de demandes visant des publics plus spécifiques, comme les personnes handicapées.

Pour la Cour des comptes, la règlementation n'est pas un obstacle à la prise en compte, encore très timide, de ces besoins. Elle ne diffère pas des dispositions connues dans l'Hexagone. Les articles L.111-7 à L.111-8-4 du Code de la construction et de l'habitation s'appliquent pour tout le territoire national, les DROM n'y font pas exception. De même les règlements R111-18 à R.111-19-51 prévoient les mesures dérogatoires permises, sous le contrôle du préfet, pour tout le territoire national.

Toutefois, l'application de certains textes réglementaires ou normatifs, conçus dans le contexte métropolitain, peut s'avérer inadaptée aux conditions réelles de mise en oeuvre ou de la vie des ouvrages. Les caractéristiques climatiques (température, humidité, vents cycloniques, etc.), topographiques (nombreuses zones montagneuses) et sismiques soumettent les bâtiments en outre-mer à des contraintes spécifiques.

De même, la réglementation relative à l'accessibilité des bâtiments aux personnes handicapées peut entraîner des conséquences imprévues avec des hauteurs maximales pour les seuils des portes palières. Cette norme n'est pas opérante lorsque ces portes palières donnent sur l'extérieur ni lorsque les pluies tropicales entraînent des entrées d'eau, et donc des sinistres dans les logements.

Proposition n° 58 : Développer la modularité des logements, en associant davantage les acteurs du BTP et en procédant, le cas échéant, à l'adaptation de la réglementation.

Même dans les territoires où la population baisse, la demande peut donc augmenter, à cause de l'augmentation de certains besoins , comme par exemple à Saint-Pierre-et-Miquelon avec la hausse du nombre de familles monoparentales et la concentration des demandes sur Saint-Pierre 282 ( * ) .

Au fil des auditions , la question du déficit de logements adaptés aux besoins des jeunes a été mentionnée à de nombreuses reprises : pas ou peu de foyers de jeunes travailleurs (Guadeloupe, Mayotte), trop rares résidences étudiantes, besoins pour les femmes et enfants victimes de violences ou en difficultés d'insertion...

CDC Habitat comme la Fédération des EPL 283 ( * ) ont témoigné cependant d'initiatives encourageantes , inspirées de leurs expériences métropolitaines qu'il convient de consolider.

Proposition n° 59 : Faire bénéficier les outre-mer de l'expérience acquise par des organismes nationaux, comme CDC Habitat, en matière de logements adaptés à certains publics (personnes handicapées, jeunes travailleurs, étudiants...).

(3) Vers plus d'adaptabilité pour les logements

Une idée qui progresse est d'offrir un parcours résidentiel complet et sur mesure, allant du logement très social à l'accession à la propriété, pour tous les types de demandeurs.

La modularité et l'adaptabilité des logements sont également envisagées comme réponse aux évolutions des structures familiales comme des publics spécifiques. Sophie Charles, maire de Saint Laurent du Maroni et présidente de la communauté de communes de l'Ouest guyanais, l'a mis en avant 284 ( * ) : « Il est important que la maison soit évolutive - les familles sont très nombreuses et beaucoup d'enfants arrivent au fur et à mesure - et qu'elle assure à chacun une qualité de vie. »

Selon Georges Julien Ursule, président du conseil régional de l'Ordre des architectes de la Guadeloupe 285 ( * ) : « Face à l'évolution des structures familiales, nous devons penser à la modularité du logement . Nos familles grandissent ou se réduisent, des parents se retrouvent seuls dans de grands appartements. L'adaptabilité serait une piste à développer ».

L'exploration de la thématique du logement évolutif - concept introduit dans la loi ELAN 286 ( * ) - offre une nouvelle perspective plus en adéquation avec les modes de vie actuels et futurs. Le CEREMA, notamment, étudie l'appropriation de la notion de logement évolutif par les acteurs de la construction, afin de permettre la capitalisation et la diffusion des innovations et des bonnes pratiques sur le logement.

Un financement plus important devrait donc être orienté vers des projets de résidences en vue d'accueillir davantage de publics spécifiques : maisons relais, résidences pour les jeunes de moins de 30 ans, les étudiants, les personnes handicapées, les personnes victimes de violence et les maisons familiales d'accueil pour tenir compte de la création d'espaces mutualisés...

Proposition n° 60 : Mobiliser davantage les possibilités de la loi ELAN pour développer l'offre de logements évolutifs et modulables dans les territoires ultramarins en associant étroitement les architectes locaux.

Il est sans doute trop tôt pour cerner l'impact de la pandémie de Covid-19 sur les attentes et les besoins des ultramarins en matière d'habitat. Toutefois, à l'instar de la France hexagonale, il est certain que cette crise sanitaire va conforter l'évolution vers un habitat plus modulable et durable.

L'habitat modulable avec l'essor du télétravail est porté par la progression très sensible des outils numériques, y compris dans les territoires les plus isolés 287 ( * ) .

Cette évolution est aussi renforcée par le vieillissement . Pour beaucoup de ménages l'adaptation du logement commence lors du passage à la retraite. Les jeunes retraités entreprennent des travaux : douche à l'italienne, volets roulants électriques, barre d'appui et banc dans la douche... dont l'objectif est d'améliorer le confort d'usage sans se rendre compte qu'ils réalisent également des travaux d'adaptation à leur avancée en âge.

Par ailleurs, le confinement n'a fait qu'accentuer la demande de qualité environnementale avec des espaces verts partagés, davantage de matériaux biosourcés, et de sobriété énergétique. Le succès généralisé du bois, lié notamment à ses qualités isolantes, acoustiques, sa conformité à la réglementation bas carbone s'inscrit dans cette mouvance.

Le logement évolutif pourrait être une réponse d'avenir en offrant un espace dont la fonction évoluerait au fil de la journée et des activités mais aussi tout au long de la vie, avec l'évolution des structures familiales .

À cet égard, lors de la table ronde sur l'habitat innovant, les architectes ont demandé une meilleure visibilité de l'organisation intérieure des logements : il faudrait rendre obligatoire dans le dépôt de permis de construire le plan des cellules d'habitation des logements collectifs (qui sont souvent transmis de façon informelle et suite à une demande express) et le plan de l'intérieur des appartements.

Les acteurs du logement outre-mer sont donc appelés à mener une réflexion approfondie sur « l'immobilier de demain », afin de prendre en compte les nouveaux modes d'habitation et d'organisation du travail : partage d'espaces de travail, modularité des espaces de vie et de travail, coworking. .. Si ces évolutions ne sont pas nouvelles, la crise sanitaire va conduire à une accélération de la réflexion sur ces thèmes et notamment sur le télétravail.

À l'instar de l'étude menée en mai 2020 suite à la crise sanitaire, sur les perspectives de l'immobilier public par la Direction de l'immobilier d'État du ministère des finances, il pourrait être judicieux que des architectes des outre-mer soient associés à une réflexion sur l'immobilier public de demain dans les territoires ultramarins à la lumière de la crise du Covid-19.

De même, le plan France Relance qui comporte un important volet énergétique pour les bâtiments publics, incluant les DROM et les COM et portant à la fois sur la construction et la réhabilitation, doit être un levier supplémentaire, en faisant appel aux compétences locales.


* 264 Rapport de Luc Broussy sur l'adaptation des logements, des villes, des mobilités et des territoires à la transition démographique, mai 2021.

* 265 Audition USH/AL/USHOM, 28 janvier 2021.

* 266 Table ronde Guadeloupe, 15 avril 2021.

* 267 Face aux enjeux du vieillissement de la population, le Groupe Action Logement a créé la foncière médico-sociale Énéal avec pour objectif d'apporter une solution d'hébergement globale à la problématique d'accueil des seniors en perte d'autonomie.

* 268 Audition Cour des comptes, 4 février 2021.

* 269 Table ronde Guyane, 6 mai 2021.

* 270 Table ronde Guyane, 6 mai 2021.

* 271 Ibid.

* 272 Ainsi, l'accent devra être mis sur le lancement d`enquêtes/études pour mieux connaître le parc locatif privé, le niveau de loyers pratiqués, les parcours résidentiels, l'habitat indigne/insalubre, le logement des publics particuliers (personnes âgées, jeunes, personnes handicapées) et les copropriétés dégradées.

* 273 Audition de Vaimu'a Muliava, ministre calédonien, 1 er juin 2021.

* 274 L'UE demande des statistiques annuelles dans le cadre de la mise en oeuvre des Programmes Opérationnels (PO). Cette carence en matière de statistiques, en l'état, ne permet pas à Saint-Martin d'obtenir la qualification de région NUTS 2, et l'a empêché, dès lors, de devenir autorité de gestion des fonds UE sur la période 2014-2020. La question se pose pour les PO 2021-2027.

* 275 Table ronde Guyane, 6 mai 2021.

* 276 INSEE 2017 - traités dans les chiffres clefs de l'habitat de l'AUDeG.

* 277 Audition de Vaimu'a Muliava, ministre calédonien, 1 er juin 2021.

* 278 Audition de Jean-Christophe Bouissou, ministre polynésien, le 25 mars 2021.

* 279 Table ronde Habitat innovant, 1 er avril 2021.

* 280 Table ronde Mayotte, 18 février 2021.

* 281 Audition de Jean-Christophe Bouissou, ministre polynésien, le 25 mars 2021.

* 282 Table ronde Saint-Pierre-et-Miquelon, 15 avril 2021.

* 283 Auditions CDC Habitat, 11 mars 2021, et EPL, 27 mai 2021.

* 284 Table ronde Guyane, 6 mai 2021.

* 285 Table ronde Habitat innovant, 1 er avril 2021.

* 286 La loi n° 2018-1021 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, dite loi ELAN, a introduit la notion de logement évolutif dans l'article L. 111-7-1 du Code de la Construction et de l'Habitation (CCH).

* 287 Rapport d'information n° 620 (2019-2020) sur l'urgence économique outre-mer à la suite de la crise du Covid-19 de M. Stéphane Artano, Mmes Viviane Artigalas et Nassimah Dindar, fait au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer.

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